134> Le lendemain du
sabbat.
Jésus est réuni avec les six dans une pièce où il y a des lits très
misérables, entassés les uns près des autres, L'espace qui reste libre suffit
à peine pour aller d'un bout à l'autre de la pièce. Ils mangent leur
nourriture plus que humble, assis sur les lits, car il n'y a pas de tables ni
de sièges. Et Jean, à un certain moment, va s'asseoir sur le bord de la
fenêtre à la recherche du soleil. C'est ainsi qu'il voit le premier ceux que
l'on attend : Pierre, Simon, Philippe et Barthélemy qui se dirigent vers
la maison. Il les appelle et puis sort dehors, suivi de tous. Il ne reste que
Jésus qui pour tout mouvement se lève et se tourne pour regarder du côté de
la porte...
Ceux qui viennent d'arriver entrent, et il est facile d'imaginer l'exubérance
de Pierre, comme il est facile de se représenter la révérence profonde de
Simon le Zélote. Ce qui surprend, c'est l'attitude de Philippe et surtout de
Barthélemy. Ils entrent, je dirais comme craintifs, angoissés, et bien que
Jésus leur ouvre les bras pour échanger avec eux le baiser de paix déjà donné
à Pierre et à Simon, eux tombent à genoux et se penchent, le front jusqu'au
sol, en baisant les pieds de Jésus et ils restent ainsi... et les soupirs
étouffés de Barthélemy montrent qu'il pleure silencieusement sur les pieds de
Jésus.
"Pourquoi cette angoisse, Barthélemy ? Tu ne viens pas dans les
bras du Maître ? Et toi, Philippe, pourquoi es-tu si craintif? Si je ne
savais pas que vous êtes deux hommes honnêtes, dont le cœur ne peut loger la
malice, je devrais soupçonner que vous êtes coupables. Mais il n'en est pas
ainsi. Allons, donc ! Il y a si longtemps que je désire votre baiser et
de voir le regard limpide de vos yeux fidèles..."
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135> "Nous aussi,
Seigneur..." dit Barthélemy en levant son visage sur lequel brillent des
larmes. "Nous n'avons désiré que Toi, nous demandant en quoi nous
pouvions t'avoir déplu pour mériter de rester si longtemps séparés. Et cela
nous paraissait une chose injuste... Mais maintenant, nous savons...
Oh ! pardon, Seigneur ! Nous te demandons pardon. Moi surtout,
parce que Philippe a été séparé de Toi à cause de moi. Et à lui, je l'ai déjà
demandé. C'est moi le seul coupable, moi, le vieil israélite si dur à se
renouveler, qui t'ai donné la douleur..."
Jésus se penche et le lève de force, et de même pour Philippe, et il les
embrasse ensemble en disant : "Mais de quoi t'accuses-tu ? Tu
n'as pas fait de mal. Aucun mal ! Et Philippe non plus. Vous êtes mes
chers apôtres, et aujourd'hui je suis heureux de vous avoir avec Moi, réunis
pour toujours..."
"Non, non... pendant longtemps nous avons ignoré le motif pour lequel
tu t'es justement méfié de nous, au point de nous exclure de ta famille
apostolique. Mais maintenant nous le savons... et nous te demandons pardon,
pardon, pardon, moi surtout, Jésus, mon Maître..." Et Barthélemy le
regarde avec anxiété, avec amour, avec compassion. Agé comme il l'est, il
semble un père qui regarde son fils affligé, qui regarde son visage amaigri
par une peine qu'il n'avait pas remarquée et dont tout d'abord il n'avait pas
vu l'amaigrissement, le vieillissement... Et de nouvelles larmes coulent sur
les joues de Barthélemy. Et il s'écrie : "Mais que t'ont-ils
fait ? Que nous ont-ils fait pour nous faire souffrir tous ainsi ?
Il semble qu'un esprit mauvais soit entré parmi nous, pour nous troubler,
nous rendre tristes, affaiblis, apathiques, stupides. ..stupides au point de
ne pas comprendre que tu souffrais... Au contraire, au point d'accroître tes
souffrances par nos mesquineries, notre stupidité, nos respects humains,
notre vieille humanité... Oui, le vieil homme a triomphé en nous, toujours,
sans que ta Vitalité parfaite ait jamais pu nous
renouveler. C'est cela, cela qui ne me donne pas la paix ! Avec tout mon
amour je n'ai pas su me renouveler, et te comprendre, et te suivre... Ce n'est que matériellement que je t'ai
suivi... Mais Toi, tu voulais que nous te suivions spirituellement... et que
nous te comprenions dans ta perfection... pour devenir capables de te perpétuer…
Oh ! mon Maître ! Mon Maître qui t'en iras un jour, après tant de
luttes, d'embûches, de dégoûts, de douleurs, et avec la douleur de
nous savoir encore non préparés !..." Et Barthélemy penche sa tête sur
l'épaule de Jésus, et il pleure, vraiment désolé, brisé par la conscience
d'avoir été un disciple sans intelligence.
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136> "Ne te laisse pas
abattre, Nathanaël. Tu vois tout avec un grossissement qui te surprend. Mais
ton Jésus savait que vous étiez des hommes... et il n'exige rien de plus que
ce que vous pouvez donner. Oh ! vous me donnerez tout, vraiment tout.
Mais maintenant vous devez croître, vous former... Et c'est un travail lent.
Mais je sais attendre, et je jouis de votre croissance car vous croissez
continuellement dans ma Vie. Même ton chagrin, même la concorde de ceux qui
étaient avec Moi, même la pitié qui succède à des duretés qui étaient votre
nature. à des égoïsmes, des cupidités spirituelles, même votre gravité
actuelle, tout est phase de votre croissance en Moi. Allons, donc !
Reste en paix puisque je sais. Tout. Ton honnêteté, ta bonne foi, ta
générosité, ton sincère amour. Pourrais-je douter de mon sage Barthélemy et
de Philippe, si bien équilibré et fidèle ! Ce serait faire tort à mon
Père qui m'a accordé de vous avoir parmi mes plus chers. Mais maintenant...
Allons, assoyons- nous ici, et que ceux qui se sont déjà reposés s'occupent
des frères fatigués et affamés en leur donnant une nourriture et repos. Et
pendant ce temps, racontez à votre Maître et à vos frères ce qu'ils
ignorent."
Et il s'assoit sur son lit avec à ses côtés Philippe et Nathanaël, alors que
Pierre et Simon s'assoient sur le lit voisin, en face de Jésus, genoux contre
genoux.
"Parle-toi,
Philippe. Moi, j'ai déjà parlé. Et tu as été plus juste que moi pendant ce
temps..."
"Oh! Barthélemy ! Juste ! J'avais seulement compris que ce
n'était pas malveillance ou inconstance du Maître de n'avoir pas voulu de
nous... Et j'essayais de te tranquilliser ainsi... en t'empêchant de penser à
des choses qui ensuite t'auraient donné de la douleur de les avoir pensées,
et du remords... Moi, j'avais un seul remords... De t'avoir retenu de
désobéir au Maître quand tu voulais suivre Simon de Jonas qui allait à
Nazareth pour prendre Margziam... Après... je t'ai vu tant souffrir dans ton
corps et dans ton âme, que je me disais : "Il aurait mieux valu que
je le laisse faire ! Le Maître lui aurait pardonné sa désobéissance et
Barthélemy n'aurait plus eu l'âme empoisonnée par ces idées"… Mais, tu
le vois ! Si tu étais parti, tu n'aurais jamais eu la clef du mystère...
et peut-être le soupçon que tu avais sur l'inconstance du Maître ne serait
plus jamais tombé. Ainsi, au contraire..."
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137> "Oui. Ainsi, au
contraire, j'ai compris. Maître, Simon de Jonas et Simon le Zélote, que j'ai
assailli de questions pour savoir beaucoup de choses, pour avoir la
confirmation de nombreuses choses que je savais déjà, m'ont dit
seulement : ''Le Maître a beaucoup souffert au point qu'il est
amaigri et vieilli. Israël tout entier, et nous les premiers, en avons la
responsabilité. Lui nous aime et nous pardonne. Mais il désire ne pas parler
du passé. C'est pour cela que nous vous conseillons de ne pas le questionner
et de ne pas parler..." Mais je veux parler. Pour ce qui est de te
questionner, je ne te questionnerai pas, mais je dois parler pour que tu
saches. Car rien ne doit t'être caché de ce qu'il y a dans l'âme de ton apôtre.
Un jour- Simon et les autres étaient partis depuis quelques jours - est venu
chez moi, Micaël de Cana. Un peu parent, très ami,
et compagnon d'études dès l'enfance… Lui, j'en suis certain, est venu de
bonne foi, par affection pour moi. Mais celui qui l'a envoyé n'est pas de
bonne foi. Il voulait savoir pourquoi j'étais resté à la maison... alors que
les autres étaient partis. Et il m'a dit : "Alors c'est vrai ?
Tu t'es séparé parce que, en bon israélite, tu ne peux approuver certaines choses.
Et volontiers les autres te laissent de côté, à commencer par Jésus de
Nazareth, parce qu'ils sont certains que tu ne les aiderais pas, même en
devenant un complice silencieux. Tu fais bien ! Je reconnais en toi
l'homme d'autrefois. Je croyais que tu t'étais corrompu, en reniant Israël.
Tu fais bien pour ton esprit et pour ton bien-être et pour celui des tiens.
Car ce qui arrive ne sera pas pardonné par le Sanhédrin et on persécutera
ceux qui y ont pris part". Moi, je lui ai dit : "Mais de quoi
parles-tu ? Je t'ai dit que j'avais eu l'ordre de rester à la maison à
cause de la saison et pour diriger vers Nazareth les éventuels pèlerins, ou
de leur dire d'attendre le Maître pour la fin de scebat
à
Capharnaüm et toi, tu me parles de séparations, de complicité, de
persécutions ? Explique- toi !..." N'est-ce pas, Philippe, que
c'est ainsi que j'ai parlé ?"
Philippe approuve.
"Alors" reprend Barthélemy, "Micaël
m'a dit qu'il était connu que tu t'étais révolté contre le conseil et le
commandement des membres du Sanhédrin, en gardant avec Toi Jean d'Endor et
une grecque... Seigneur, je te donne de la douleur, n'est-ce pas ? Mais
pourtant, je dois parler. Je te demande : est-ce vrai qu'ils étaient à
Nazareth ?"
"Oui. C'est vrai."
"Est-il vrai qu'ils sont partis avec Toi ?"
"Oui. C'est vrai."
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138> "Philippe : Micaël avait raison ! Mais comment pouvait-il le
savoir ?"
"Mais, voilà ! Ce sont ces serpents qui nous ont arrêtés, Simon et
moi, et qui sait combien d'autres. Ce sont les vipères habituelles" dit
Pierre avec véhémence.
Jésus, au contraire, demande paisiblement : "Il ne t'a rien dit
d'autre ? Sois sincère avec ton Maître, à fond."
"Rien d'autre. Il voulait savoir de moi... Et moi, j'ai menti à Micaël. J'ai dit : "Jusqu'à Pâque je reste à la
maison". Par peur qu'il me suive, que... je ne sais pas… Par peur de te
faire du mal... Et alors j'ai compris aussi pourquoi tu m'as quitté... Tu
avais senti que j'étais encore trop Israël..." Barthélemy se remet à
pleurer... "...et tu as douté de moi..."
"Non. Cela, non ! Absolument pas.
Tu n'étais pas nécessaire en cette heure auprès de tes compagnons, alors que
tu l'étais, et tu le vois, à Bethsaïda. À chacun sa mission, et à chaque âge
ses fatigues..."
"Non, non ! Ne me mets plus de côté pour aucune fatigue, Seigneur.
Ne tiens compte de rien... Tu es bon, mais je veux rester avec Toi. C'est une
punition d'être loin de Toi.., Et moi, sot, incapable de tout, j'aurais pu au
moins te consoler, si je ne pouvais faire autre chose. J'ai compris ... Tu
les as envoyés avec ces deux. Ne me le dis pas. Je ne veux pas le savoir.
Mais je me rends compte qu'il en est ainsi, et je le dis. Eh bien, alors
j'aurais pu et dû être avec Toi. Mais tu ne m'as pas pris pour me punir
d'être si rétif à devenir "nouveau". Mais, je te jure, Maître, que
ce que j'ai souffert m'a renouvelé, et que jamais plus tu ne reverras
le vieux Nathanaël."
"Tu vois donc que la souffrance s'est, pour tous, terminée en joie. Et
maintenant nous allons, sans nous presser, à la rencontre de Thomas et de
Judas, sans attendre qu'ils arrivent au lieu qui était prévu. Puis, avec eux,
nous irons encore... Il y a tant à faire !... Demain, nous nous mettrons
en route, de bonne heure."
"Et tu feras bien. Le temps va changer au nord. Malheur pour les
cultures..." dit Philippe.
"Oui ! Les dernières grêles ont dévasté la campagne par bandes. Si
tu voyais, Seigneur ! Il semble que le feu soit passé dans certains
endroits. Et c'est curieux ce sont de vrais malheurs, comme je l'ai
dit : par bandes" dit Pierre.
"Pendant que vous n'étiez pas là, il a beaucoup grêlé. Un jour, au
milieu de la lune de tébeth, cela
semblait un vrai fléau. On me dit que dans la plaine, on doit recommencer les
semailles. Il faisait d'abord plus chaud, mais depuis lors, on recherche le
soleil avec plaisir. On revient en arrière... Quels signes étranges !
Que sont-ils ?" demande Philippe.
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