260> Les deux barques
prises pour retourner à Capharnaüm glissent sur un lac invraisemblablement
paisible. C'est une vraie plaque de cristal bleu clair qui se recompose
immédiatement en sa lisse unité après le passage des deux barques. Ce ne sont
pas pourtant les barques de Pierre et de Jacques, mais deux barques louées à
Tibériade, peut-être. Et j'entends Judas qui se lamente un peu, parce qu'il est resté sans argent après cette dépense.
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261> "On a pensé aux autres. Mais à
nous ? Comment allons-nous faire maintenant ? J'espérais que
Chouza... mais rien. Nous sommes dans la situation d'un mendiant, un de ceux
si nombreux qui se mettent sur les routes pour quêter les pèlerins"
bougonne-t-il à voix basse à Thomas.
Mais ce dernier, débonnaire, répond : "Qu'y a-t-il de mal, s'il en
est ainsi ? Moi, je ne me préoccupe absolument pas."
"Oui, mais pourtant, à l'heure du repas, tu as plus d'appétit que tout
le monde."
"Bien sûr ! J'ai faim. En cela aussi je suis vigoureux. Eh bien,
aujourd'hui, au lieu de demander aux hommes le pain et la pitance, je les
demanderai directement à Dieu."
"Aujourd'hui ! Aujourd'hui ! Mais demain, nous serons dans la
même situation; et de même après-demain, et nous allons vers la Décapole où
nous sommes inconnus, et là les habitants sont à demi païens. Et ce n'est pas
seulement le pain, mais les sandales qui s'en vont en morceaux, et les pauvres
qui nous ennuient, et on pourrait se trouver mal et..."
"Et si tu continues, d'ici peu tu m'auras fait mourir et tu devras
encore penser à mon enterrement. Oh ! que de soucis ! Moi... je
n'en ai vraiment aucun. Je suis joyeux, tranquille comme un enfant qui vient
de naître."
Jésus, qui paraissait absorbé dans ses pensées, assis à la proue, sur le
bord, se tourne et à haute voix il dit à Judas qui est à la poupe, mais il le
dit comme s'il parlait à tout le monde : "Que l'on soit sans
la moindre piécette, c'est très bien. La paternité de Dieu brillera encore
davantage, même dans les choses les plus humbles."
"Depuis quelques jours, pour Toi, tout est bien. C'est bien qu'il n'y
ait pas de miracle, bien que l'on ne nous offre rien, bien d'avoir donné tout
ce que nous avions, tout est bien, en somme... Mais moi, je me trouve bien
mal à l'aise... Tu es un cher Maître, un saint Maître, mais pour la vie
matérielle... tu ne vaux rien" dit Judas sans aigreur, comme s'il
faisait des observations à un bon frère qui se glorifie même de sa bonté
imprévoyante.
Et Jésus, en souriant, lui répond : "C'est ma plus grande qualité
d'être un homme qui ne vaut rien pour la vie matérielle... Et je répète qu'il
est bien d'être sans la moindre piécette" et il a un sourire lumineux.
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262> La barque racle le fond et
s'arrête. Ils en descendent pendant que l'autre barque accoste. Jésus, avec Judas, Thomas, Jude et Jacques,
Philippe et Barthélemy, se dirige vers la maison...
Pierre débarque de l'autre avec Mathieu, les fils de Zébédée, Simon le Zélote
et André. Mais alors que tous se mettent en marche, Pierre reste sur la rive
à parler avec les passeurs qui les ont conduits, et que peut-être il connaît,
et puis il les aide à repartir. Ensuite il remet son vêtement long et remonte
la plage pour aller à la maison.
Pendant qu'il traverse la place du marché, deux hommes viennent à sa
rencontre et l'arrêtent en disant : "Écoute, Simon de Jonas."
"J'écoute. Que voulez-vous ?"
"Ton Maître, seulement parce qu'il est
tel, paie-t-il ou ne paie-t-il pas les deux drachmes dues au
Temple ?"
"Bien sûr qu'il les paie ! Pourquoi ne les paierait-il
pas ?"
"Mais... parce qu'il se dit le Fils de Dieu et..."
"Et il l'est" réplique avec décision Pierre déjà rouge
d'indignation. Et il dit pour finir : "Pourtant, comme il est un
fils de la Loi, et le meilleur fils de la Loi, il paie ses drachmes comme
tout israélite..."
"Il n'y paraît pas. On nous a dit qu'il ne le fait pas et nous Lui
conseillons de le faire."
"Hum !" grommelle Pierre dont la patience est presque à bout.
"Hum !... Mon Maître n'a pas besoin de vos conseils. Allez en paix,
et dites à ceux qui vous envoient que les drachmes seront payées à la
première occasion."
"Payées à la première occasion !... Pourquoi pas tout de
suite ? Qui nous assure qu'il le fera, s'il est toujours çà et là, sans
but ?"
"Pas tout de suite parce que, pour le moment, il ne possède pas la
moindre piécette. Vous pourriez le presser et il n'en sortirait pas la
moindre monnaie. Nous sommes tous sans argent, parce que nous, qui ne
sommes pas des pharisiens, qui ne sommes pas des scribes, qui ne sommes pas
des sadducéens, qui se sommes pas riches, qui ne sommes pas des espions, qui
ne sommes pas des aspics, nous avons coutume de donner aux pauvres ce que
nous avons, au nom de sa doctrine. Avez-vous compris ? Et pour
l'instant, nous avons tout donné, et tant que le Très-Haut n'y pense pas,
nous pouvons mourir de faim ou nous mettre à quêter au coin de la rue. Dites
aussi cela à ceux qui disent de Lui qu'il est un bambocheur.
Adieu !" et il les laisse en plan et s'en va en bougonnant tout
rouge de colère.
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263> Il entre dans la maison et monte
dans la pièce du haut où se trouve Jésus qui écoute quelqu'un qui le prie d'aller dans une maison sur la montagne derrière
Magdala, où il y a quelqu'un qui meurt.
Jésus congédie l'homme en promettant d'y aller sans tarder et, après son
départ, il s'adresse à Pierre qui est assis pensif dans un coin et il lui
dit : "Qu'en dis-tu, Simon ? Régulièrement les rois de la
terre, de qui reçoivent-ils les tributs et l'impôt ? De leurs propres
enfants ou des étrangers ?"
Pierre sursaute et il dit : "Comment sais-tu, Seigneur, ce que je
dois te dire ?"
Jésus sourit en ayant l'air de dire : "Laisse tomber" puis il
dit : "Réponds à ce que je te demande."
"Des étrangers, Seigneur."
"Donc les enfants en sont exempts, comme de fait il est juste. Car un
enfant est du sang et de la maison de son père et il ne doit payer à son père
que le tribut de l'amour et de l'obéissance. Donc Moi, Fils du Père, je ne
devrais pas payer le tribut au Temple qui est la maison du Père. Tu leur as bien
répondu. Mais comme il y a une différence entre toi et eux, celle-ci :
toi, tu crois que je suis le Fils de Dieu, et eux, comme ceux qui les ont
envoyés, ne le croient pas, aussi, pour ne pas les scandaliser, je vais payer
le tribut, et tout de suite pendant qu'ils sont encore sur la place pour le
recevoir."
"Et, avec quoi, si nous n'avons pas la moindre piécette ?"
demande Judas qui s'est approché avec les autres. "Tu vois s'il est
nécessaire d'avoir quelque chose ?"
"Nous allons nous le faire prêter par le maître de maison"
dit Philippe.
Jésus fait signe de la main de se taire et il dit : "Simon de Jonas, va au rivage et jette,
le plus loin que tu pourras, un filin muni d'un solide hameçon. Et dès que le
poisson va mordre, tire à toi le filin. Ce sera un gros poisson. Sur la rive,
ouvre-lui la bouche, tu y trouveras un statère .
Prends-le. Rejoins ces deux et paie pour toi et pour Moi. Puis apporte le poisson.
Nous le ferons rôtir et Thomas nous fera la charité d'un peu de pain. Nous
mangerons et nous irons tout de suite trouver celui qui se meurt. Jacques et
André, préparez les barques. Nous irons avec elles à Magdala et, le soir,
nous reviendrons à pied pour ne pas empêcher de pêcher Zébédée et le
beau-frère de Simon."
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264> Pierre s'en va et on le voit peu
après sur la rive, qui monte sur un petit bateau qui est à l'eau. Il jette un
filin fin et solide, garni d'un petit caillou ou de
plomb vers le bout et qui se termine par le fil fin de la ligne proprement
dite. Les eaux du lac s'ouvrent avec des éclats argentés quand le poids y
plonge, et puis tout redevient tranquille pendant que l'eau revient au calme
en faisant des cercles concentriques...
Mais après un moment, le filin qui était lâche dans les mains de Pierre se
tend et vibre... Pierre tire, tire, tire, alors que la corde subit des
secousses de plus en plus énergiques. A la fin, il donne une saccade et le
filin vole avec sa proie qui voltige en l'air en faisant un arc au-dessus de
la tête du pêcheur et puis s'abat sur le sable jaunâtre où il se contorsionne
par la souffrance de l'hameçon qui lui fend le palais et de l'asphyxie qui
commence.
C'est un magnifique poisson, gros comme un turbot et qui pèse au moins trois
kilos. Pierre enlève l'hameçon de ses lèvres charnues, lui enfonce son gros
doigt dans la gueule, et il en sort une grosse pièce d'argent. Il la lève entre
le pouce et l'index pour la montrer au Maître qui se trouve sur le parapet de
la terrasse, puis il ramasse le filin, l'enroule, prend le poisson et court
vers la place.
Les apôtres sont stupéfaits... Jésus sourit et il dit : "Et ainsi
nous aurons supprimé un scandale..."
Pierre rentre : "Ils allaient venir ici, et avec Eli, le pharisien.
J'ai essayé d'être gentil comme une jeune fille et je les ai appelés en
disant : "Hé ! envoyés du Fisc ! Prenez ! Cela vaut
quatre drachmes, n'est-ce pas ? Deux pour le Maître et deux pour moi. Et
nous sommes quittes, n’est-ce pas ? Au revoir et spécialement à toi,
cher ami, dans la vallée de Josaphat".
Ils se sont fâchés parce que j'ai dit "Fisc". "Nous
appartenons au Temple et non au Fisc". "Vous percevez les taxes
comme les gabelous. Pour moi tout percepteur appartient au fisc" ai-je
répondu. Mais Eli m'a dit : "Insolent ! Tu me souhaites la
mort ?" "Non, ami ! Pas du tout. Je te souhaite un
heureux voyage vers la vallée de Josaphat : Tu ne vas pas pour la Pâque
à Jérusalem ? Nous pourrons donc nous rencontrer là, ami". "Je
ne le désire pas, et je ne veux pas que tu te permettes de me dire ton
ami". "En effet, c'est trop d'honneur" lui ai-je répondu. Et
je suis parti. Le plus beau, c'est qu'il y avait la moitié de Capharnaüm pour
voir que j'ai payé pour Toi et pour moi. Et ce vieux serpent ne pourra plus
rien dire."
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