429> La nouvelle qu'Élise
s'est décidée à sortir de sa mélancolie tragique s'est répandue dans le pays.
C'est au point que, quand Jésus suivi des apôtres et des disciples va vers la
maison en traversant le pays, beaucoup de gens l'observent attentivement et
même interrogent tel et tel berger à son sujet, sur sa venue, sur ceux qui
sont avec Lui, et qui est l'enfant, et quelles sont les femmes, et quel
remède il a donné à Élise pour la tirer de la nuit de la folie, si vite, dès
qu'apparu, et ce qu'il fera, et ce qu'il dira... Et qui plus désire poser des
questions en pose..."
En dernier lieu on pose la question : "Ne pourrions-nous pas venir,
nous aussi ?" à laquelle les bergers répondent : "Cela
nous ne le savons pas. Il faut le demander au Maître. Allez-y."
"Et, s'il nous reçoit mal ?"
"Il ne reçoit jamais mal, pas même les pécheurs. Allez, allez. Il en
sera content." Un groupe de personnes : femmes et hommes, la
plupart assez âgés comme Élise, s'interrogent et puis s'avancent,
s'approchent de Jésus qui parle avec Pierre et Barthélemy et l'appellent, pas
très sûrs d'eux : "Maître..."
"Que voulez-vous ?" demande Barthélemy.
"Parler avec le Maître, pour demander..."
"La paix vienne à vous. Quelles questions voulez-vous me
poser ?"
Les gens s'enhardissent en le voyant sourire et disent : "Nous
sommes tous des amis d'Élise, de sa maison. Nous avons entendu dire qu'elle
est guérie. Nous voudrions la voir. Et t'entendre. Pouvons-nous
venir ?"
"Pour m'entendre, certainement. Pour la voir, non, amis. Mortifiez votre
amitié et aussi votre curiosité, car il y a de cela aussi. Respectez une
grande douleur qu'il ne faut pas troubler."
"Mais, n'est-elle pas guérie ?"
"Elle revient à la Lumière. Mais lorsque cesse la nuit, est-ce que le
plein midi arrive tout d'un coup ? Et quand on rallume un feu éteint, la
flamme est-elle puissante, tout de suite ? C'est la même chose pour
Élise. Et si un vent intempestif souffle sur la petite flamme qui surgit, ne
l'éteint-il pas peut-être ? Soyez donc prudents. La femme n'est qu'une plaie.
Même l'amitié pourrait l'exaspérer, car elle a besoin de repos, de
silence, de solitude non plus tragique comme était celle d'hier, mais d'une
solitude résignée pour se retrouver elle-même..."
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430> "Alors quand donc
la verrons-nous ?"
"Plus tôt que vous ne pensez. Parce que désormais elle se trouve dans le
sillage du salut. Mais si vous saviez ce que c'est que de sortir de ces ténèbres !
Elles sont pires que la mort. Et qui en sort, au fond, a honte d'y avoir été
et que le monde le sache."
"Tu es médecin ?"
"Je suis le Maître."
Ils sont arrivés devant la maison. Jésus se tourne vers les bergers :
"Allez dans la cour. Que vienne avec vous qui veut. Mais que personne ne
fasse de bruit et n'aille plus loin que la cour. Veillez-y, vous aussi"
dit-il aux apôtres, "pour que tout se passe bien. Et vous (il parle à
Salomé et à Marie d'Alphée) faites attention que l'enfant ne fasse pas de
vacarme. Adieu !" Il frappe à la porte, pendant que les autres
prennent un sentier et s'en vont à l'endroit convenu.
La servante ouvre. Jésus entre au milieu des courbettes répétées de la
servante.
"Où est ta maîtresse ?"
"Avec ta Mère... et, pense ! elle est descendue au jardin !
Quelle affaire ! Quelle affaire ! Et hier soir, elle est venue dans
la salle à manger... Elle pleurait, mais elle est venue. J'aurais voulu
qu'elle prenne aussi de la nourriture, au lieu de la goutte de lait
habituelle, mais je n'y suis pas arrivée !"
"Elle la prendra. N'insiste pas. Sois patiente aussi dans ton amour pour
ta maîtresse."
"Oui, Sauveur, je ferai tout ce que tu dis."
Je crois qu'en effet si Jésus avait commandé à la femme de faire les choses
les plus étranges, elle les aurait faites sans discuter, tant elle est
persuadée que Jésus est Jésus et que tout ce qu'il fait est bien. Pendant ce
temps, elle l'accompagne dans un vaste jardin plein d'arbres fruitiers et de
fleurs. Mais si les arbres fruitiers ont pensé par eux-mêmes à se revêtir de
feuilles et à fleurir, à nouer les fruits et les faire grossir, les pauvres
fleurs, dont on ne s'occupe plus depuis un an, sont devenues un bosquet nain
et enchevêtré où les plantes les plus faibles et les moins hautes étouffent
sous le poids des plus vigoureuses. Parterres, sentiers, tout disparaît dans
un enchevêtrement chaotique. Dans le fond du jardin seulement, où la servante
a fait pousser pour ses besoins des salades et des légumes, il y a un peu
d'ordre.
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431> Marie est avec Élise sous une
tonnelle toute ébouriffée de sarments et de vrilles qui descendent jusqu'à
terre. Jésus s'arrête et regarde sa jeune Mère qui avec beaucoup de finesse
éveille la pensée d'Élise et la dirige vers des objets bien différents de ceux
qui jusqu'à hier accaparaient les pensées de la femme désolée.
La servante va trouver sa maîtresse et lui dit : "Le Sauveur est
venu."
Les femmes se retournent en allant vers Lui, l'une avec son doux sourire,
l'autre avec son visage fatigué et égaré.
"La paix soit à vous. C'est un beau jardin..."
"Il était beau..." dit Élise.
"Et la terre est fertile, regarde quels beaux fruits se préparent à
mûrir ! Et que de fleurs sur ces rosiers ! Et là ? Ce sont des
lis ?"
"Oui, autour du bassin où mes enfants se sont tant amusés. Mais alors il
était en ordre... Maintenant, ici, tout est en ruines. Il ne me semble plus
que ce soit le jardin de mes fils."
"En peu de jours, il redeviendra comme auparavant. Moi je t'aiderai.
N'est-ce pas, Jésus ? Tu vas me laisser ici quelques jours avec Élise.
Nous avons tant à faire..."
"Tout ce que tu veux, je le veux."
Élise le regarde et murmure : "Merci."
Jésus caresse sa tête blanchie et puis prend congé pour aller vers les
bergers. Les femmes restent au jardin mais, peu après, quand elle entend la
voix de Jésus, saluant les personnes présentes, qui se répand dans l'air
tranquille, Élise, comme attirée par une force irrésistible, s'approche
lentement d'une haie très haute qui sépare le jardin de la cour. Jésus parle
d'abord aux trois bergers. Il se trouve tout près de la haie, avec, en face
de Lui, les apôtres et les habitants de Béthsur qui
l'ont suivi. Les Marie, avec l'enfant, sont assises dans un coin.
Jésus dit aux bergers : "Mais,
êtes-vous liés par contrat ou bien pouvez-vous quitter votre emploi n'importe
quand ?"
"Voilà, en réalité nous sommes des serviteurs libres, mais quitter tout d'un
coup, maintenant que les troupeaux réclament tant de soins et qu'il est
difficile de trouver des bergers, cela ne nous paraît pas beau."
"Non, ce ne serait pas beau, mais il n'est pas nécessaire que ce soit
tout de suite. Je vous le dis à l'avance pour que vous prépariez un juste
arrangement. Je vous veux libres pour vous unir aux disciples et m'apporter
votre aide..."
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432> "Oh !
Maître !..." Les trois sont dans une extase de joie. "Mais, serons-nous capables ?" disent-ils ensuite.
"Je n'en doute pas. Alors, c'est entendu. Dès que possible, vous vous
unissez à Isaac."
"Oui, Maître."
"Allez, vous aussi, avec les autres. Je parlerai aux gens." Et, les
bergers congédiés, il se tourne vers la foule.
"La paix soit avec vous. Hier, j'ai entendu parler deux grands
infortunés. L'un à l'aurore de la vie, l'autre à son crépuscule :
deux âmes que faisait pleurer leur désolation. Et j'ai pleuré en mon cœur
avec eux en voyant combien de souffrances il y a sur la terre et comment Dieu
seul peut les soulager. Dieu ! La connaissance exacte de Dieu, de sa
grande, de son infinie bonté, de sa présence continuelle, de ses promesses.
J'ai vu comment l'homme peut être torturé par l'homme et comment il peut être
entraîné par la mort en des désolations sur lesquelles travaille Satan pour
augmenter la douleur et pour créer des ruines. Je me suis dit alors :
"Les fils de Dieu ne doivent pas souffrir de cette torture dans leurs
tortures. Donnons la connaissance de Dieu à celui qui l'ignore, rendons-la à
celui qui l'a oubliée sous les bourrasques de la douleur". Mais j'ai vu
aussi que Moi seul je ne suffis plus aux besoins infinis des frères. Et j'ai
décidé d'en appeler beaucoup, un nombre toujours plus grand pour que tous
ceux qui ont besoin du réconfort de la connaissance de Dieu puissent l'avoir.
Ces douze sont les premiers. En m'aidant, ils sont capables d'amener à Moi,
et par conséquent au réconfort, tous ceux qu'accable le poids trop grand de
la douleur. En vérité, je vous le dis : venez à
Moi, vous tous qui êtes affligés, dégoûtés, qui avez le cœur blessé, qui êtes
fatigués, et je partagerai votre douleur et vous donnerai la paix.
Venez, par l'intermédiaire de mes apôtres, de mes disciples, hommes et
femmes, dont le nombre s'accroît chaque jour de nouveaux volontaires. Vous
trouverez le réconfort dans vos douleurs, une compagnie dans vos solitudes,
l'amour des frères, pour vous faire oublier la haine du monde. Vous
trouverez, élevé au-dessus de tous, suprême consolateur, compagnon parfait,
l'amour de Dieu. Vous ne douterez plus de rien. Vous ne direz jamais
plus : "Tout est fini pour moi!", Mais vous direz :
"Tout pour moi commence dans un monde spirituel qui abolit les distances
et supprime les séparations", un monde où les orphelins seront unis à
leurs parents montés jusqu'au sein d'Abraham, où les pères et mères
retrouveront les enfants qu'ils ont perdus, où les épouses et les veufs
retrouveront leur conjoint.
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433> C'est en cette terre de
Judée, proche encore de la Bethléem de Noémi, que
je vous rappelle comment l'amour soulage la douleur et rend la joie.
Regardez, vous qui pleurez, la désolation de Noémi après
que sa maison resta sans hommes. Écoutez ses paroles d'adieu découragé à Orpha et Ruth : "Retournez à la maison de votre
mère, que le Seigneur use de miséricorde envers vous comme vous avez usé de
miséricorde avec ceux qui sont morts et avec moi..." Écoutez ses paroles
lasses et insistantes. Elle n'espérait plus rien de la vie, elle qui
autrefois était la belle Noémi et qui maintenant
était la Noémi tragique, brisée par la douleur.
Elle pensait seulement à retourner, pour y mourir, aux lieux où elle avait
été heureuse au temps de sa jeunesse entre l'amour de son mari et les baisers
de ses fils. Elle disait : "Allez, allez. Inutile de venir avec
moi... Je suis comme une morte... Ma vie n'est plus ici, mais là-bas dans la
vie de l'au-delà où eux se trouvent. Ne sacrifiez plus votre jeunesse
à côté d'une chose qui meurt, car réellement je ne suis plus qu'une 'chose'.
Tout m'est indifférent. Dieu m'a tout pris... Je suis une angoisse. Et je
ferais votre angoisse... et elle me pèserait sur le cœur. Et le Seigneur m'en
demanderait réparation, Lui qui m'a déjà tant frappée, car vous retenir vous
qui êtes vivantes près de moi qui suis morte serait de l'égoïsme. Retournez
chez vos mères..."
Mais Ruth resta pour soulager cette douloureuse vieillesse. Ruth avait
compris qu'il y a des douleurs plus grandes que celles qu'on a à supporter et
que sa douleur de jeune veuve était moins lourde que la douleur de celle qui,
en plus de son mari, avait perdu ses deux fils. Comme la douleur de
l'orphelin, réduit à vivre de mendicité sans jamais plus de caresses, sans
jamais plus de bons conseils, est bien plus grande que celle de la mère qui a
perdu ses enfants. Comme la douleur de celui qui, par un ensemble de motifs,
arrive à haïr le genre humain et voit en tout homme un ennemi dont il a à se
défendre et qu'il doit craindre, est encore plus grande que les autres
douleurs parce qu'elle affecte non seulement la chair, le sang, la mentalité,
mais l'esprit avec ses devoirs et ses droits surnaturels et l'amène à sa
perdition. Combien, dans le monde, il y a de mères sans enfants et d'enfants
sans mères ! Combien il y a de veuves sans enfants qui pourraient
assister les vieillesses solitaires ! Combien il y en a qui, privés
d'amour parce que ce sont tous des malheureux, pourraient employer leur
besoin d'aimer et combattre la haine en donnant, donnant, donnant de l'amour
à l'Humanité malheureuse qui souffre toujours plus parce qu'elle hait toujours plus !
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434> La douleur est une croix,
mais elle est aussi une aile. Le deuil nous dépouille, mais pour nous
revêtir. Debout, vous qui pleurez ! Ouvrez vos yeux, sortez des
cauchemars, des ténèbres, des égoïsmes ! Regardez... Le monde est une
lande où l'on pleure et où l'on meurt. Et le monde crie: "Au
secours !" par la bouche des orphelins, des malades, des
solitaires, de ceux qui doutent, par la bouche de ceux qu'une trahison, une
cruauté font prisonniers de la rancune. Allez vers ceux qui crient !
Oubliez-vous au milieu de ceux qui sont oubliés ! Guérissez-vous au
milieu des malades! Espérez au milieu des désespérés! Le monde est ouvert à
toutes les bonnes volontés qui veulent servir Dieu dans le prochain et
conquérir le Ciel: s'unir à Dieu et s'associer à ceux qui pleurent. Ici c'est
l'entraînement fécond, là c'est le triomphe. Venez. Imitez Ruth auprès de
toutes les douleurs. Dites-vous aussi: " Je serai avec vous jusqu'à la
mort". Même s'ils vous répondent ces infortunés qui se croient
incurables: "Ne m'appelez plus Noémi, mais
appelez-moi Mara car Dieu m'a remplie d'amertume",
persistez. Et Moi, je vous dis qu'en vérité un jour, grâce à votre
insistance, ces malheureux s'exclameront: "Béni soit le Seigneur qui m'a
sorti de l'amertume, de la désolation, de la solitude par les soins d'une
créature qui a su faire fructifier sa douleur en bonté. Que Dieu la bénisse
éternelle- ment car elle a été pour moi le salut".
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