473> Une plaine inondée par
le soleil qui brûle les grains mûrs et en fait sortir une odeur qui déjà
rappelle le pain. L'odeur du soleil, des lessives, des moissons, l'odeur de
l'été.
Car toute saison, je pourrais dire tout mois, et même toute heure de la
journée, a son odeur comme toute localité a la
sienne pour un sens très affiné et un esprit d'observation très aiguisé. Elle
est bien différente l'odeur d'un jour d'hiver avec un vent cinglant de celle
pâteuse d'un jour d'hiver nébuleux, ou de l'odeur que répand la neige. Et
combien différente de celles-ci l'odeur du printemps qui arrive et qui
s'annonce ainsi, en un parfum qui n'est pas un parfum, mais bien différente
de l'odeur de l'hiver. Un matin on se lève, et voilà que l'air a une odeur
différente: le premier souffle du printemps. Et puis, et puis, avec l'odeur
des vergers en fleurs, puis des jardins, des moissons, jusqu'à la chaleur des-vendanges
et à l'intérieur, comme un intermède, l'odeur de la terre après un orage...
Et les heures? il serait stupide de dire que l'odeur de l'aurore est comme
celle du midi et celle-ci comme celle du soir ou de la nuit. La première
fraîcheur est virginale, la seconde riante et joyeuse, l'autre encore
lassitude et aussi saturation de tout ce qui, dans la journée, a exhalé des
odeurs; la dernière, celle de la nuit, est paisible, recueillie, comme si la
terre était un immense berceau qui accueille le repos de ses petits.
Et les lieux ? Oh ! l'odeur des rivages, si différente de l'aube au
soir, du midi à la nuit, des tempêtes au temps calme, des régions rocheuses à
celles aux plages plates ! Et l'odeur des algues que laisse la marée et
il semble que la mer ait ouvert ses entrailles pour nous faire aspirer
l'odeur âcre du fond. Différentes aussi l'odeur des plaines à l'intérieur des
terres, celle des collines et celle des montagnes élevées.
Elle est si grande l'infinité du Créateur qu'il a pu donner un cachet
spécial, de lumière, de couleur, de parfum, de son, de forme, de hauteur à
chacune des choses infinies qu'il a créées. Beauté infinie de l'Univers que
je ne vois plus qu'ainsi, à travers les visions et le souvenir de ce que j'ai
vu en aimant Dieu et en Le priant au travers de ses œuvres et pour la joie
que leur vision me donnait, comme tu es vaste, puissante, inépuisable et
exempte d'ennui. Pas d'ennui chez toi et tu n'en apportes pas. Mais, au
contraire, l'homme se renouvelle en te regardant, Univers de mon Seigneur. il
devient meilleur, plus pur, il s'élève, il oublie... Oh! pouvoir te regarder
toujours et oublier les hommes en ce qu'ils ont en eux d'inférieur et les
aimer dans leur âme et pour elle, pour les conduire à Dieu !
Et voilà qu'en suivant Jésus, qui va avec les apôtres à travers cette plaine
couverte de moissons, je m'écarte de nouveau de mon sujet en me laissant
prendre par la joie de parler de mon Dieu dans ses œuvres splendides. C'est
encore de l'amour cela, parce que la créature loue dans la créature ce qu'il
aime en elle ou bien loue simplement la créature qu'il aime. Et c'est ainsi
entre la créature et le Créateur. Qui L'aime Le loue et plus il L'aime plus
il Le loue pour Lui-même et pour ses œuvres. Et maintenant j'impose silence à
mon cœur, et je suis Jésus non comme adoratrice, mais comme fidèle
chroniqueur.
Jésus
s'en va donc à travers les moissons. La journée est chaude. La région
déserte. On ne voit pas âme qui vive dans les champs.
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474> Rien que les épis mûrs
et ça et là des arbres. Soleil, grains, oiseaux, lézards, touffes vertes et
immobiles dans l'air tranquille: voilà ce qui entoure Jésus. Aux deux
extrémités de la grand-route que suit Jésus, ruban poussiéreux et éblouissant
à travers la mer des grains, il y a d'un côté un petit pays, de l'autre une
ferme. Rien d'autre.
Tous avancent en silence, en sueur. Ils ont enlevé leurs manteaux mais
certainement ils souffrent aussi sous leurs vêtements de laine, même s:ils
sont légers. Seuls Jésus, les deux cousins et Judas Iscariote sont vêtus de
lin ou de chanvre. Sûrement les vêtements de Jésus et de l'Iscariote sont de
lin blanc, les autres, ceux des fils d'Alphée à cause de leur épaisseur me
paraissent plus lourds que le lin, et ils sont teints d'une couleur ivoire
sombre justement comme celle du chanvre non blanchi. Les autres ont leurs
vêtements habituels et marchent en essuyant la sueur avec le voile de lin qui
leur couvre la tête.
Ils arrivent à un bouquet d'arbres à un carrefour. Ils s'arrêtent à leur
ombre agréable et boivent avidement à leurs gourdes.
"Elle est chaude comme si elle avait été sur le feu" bougonne
Pierre.
"Si seulement il y avait un ruisseau !" soupire Barthélemy.
"Mais rien, rien ! Sous peu je n'en ai plus."
"Je dirais presque que c'est mieux la montagne" gémit Jacques de
Zébédée congestionné par la chaleur.
"Le mieux c'est la barque. Fraîche, reposante, propre, ah !"
dit Pierre. Son cœur s'en va vers le lac et sa barque.
"Vous avez tous raison !" dit Jésus pour les encourager.
"Mais les pécheurs, il y en a en montagne comme en plaine. S'ils ne nous
avaient pas chassés de "La Belle Eau" et s'ils n'avaient pas été
toujours sur nos talons, je serais venu ici entre Tébeth
et Scebat. Mais
nous allons être bientôt au bord de la mer. Là l'air est tempéré par le vent
du large."
"Hé ! On en a besoin ! Ici on semble des brochets mourants.
Mais comment font les blés pour être si beaux, s'il n'y a pas
d'eau ?" demande Pierre.
"Il y a des eaux souterraines, elles gardent le terrain humide"
explique Jésus.
"Il vaudrait mieux qu'elles soient en surface au lieu d'être en dessous.
À quoi me servent-elles, si elles sont en dessous ? Moi je ne suis pas
une racine !" dit impétueusement Pierre qui fait rire tout le
monde.
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475> Mais ensuite Jude
Thaddée devient sérieux et il dit : "Le sol est égoïste, comme le sont les âmes, et aride de la même manière. S'ils
nous avaient laissé séjourner dans ce pays et y passer le sabbat, on aurait
eu de l'ombre, le repos, de l'eau. Mais ils nous ont chassés..."
"On aurait eu aussi de la nourriture, mais pas même cela. Moi, j'ai
faim. S'il y avait des fruits ! Mais les arbres fruitiers sont tout près
des maisons et qui y va ? S'ils sont tous de l'humeur de
ceux-là !..." dit Thomas en montrant le pays qu'ils ont laissé
derrière eux, à l'est.
"Prends ma nourriture. Moi, je n'ai jamais très faim" dit le
Zélote.
"Prenez aussi la mienne" dit Jésus. "Que celui qui ressent
davantage la faim mange."
Mais mises ensemble les vivres de Jésus, du Zélote et de Nathanaël semblent
bien peu de chose et le regard effrayé de Thomas et des jeunes le dit bien.
Mais ils se taisent, en grignotant les portions microscopiques.
Le Zélote, patient, s'en va vers un endroit où une trace verte sur le terrain
brûlé fait supposer l'existence de l'humidité. En effet il y a un filet d'eau
sur un fond sableux, un véritable filet destiné à disparaître rapidement. Il
pousse un cri pour ceux qui sont loin afin qu'ils viennent se rafraîchir, et
tous y viennent en courant, en suivant l'ombre irrégulière d'une rangée
d'arbres qui suivent le bord de ce petit torrent presque à sec, et là ils
peuvent laver leurs pieds couverts de poussière, laver leurs visages en
sueur, et auparavant encore remplir leurs gourdes désormais vides et les
laisser dans l'eau là où il y a de l'ombre pour qu'elles soient plus
fraîches. Ils s'assoient au pied d'un arbre et sommeillent, fatigués.
Jésus les regarde avec amour et compassion et secoue la tête. Le Zélote
l'aperçoit, étant retourné boire, et il Lui demande : "Qu'as- tu,
Maître ?"
Jésus se lève, va vers lui et lui passant un bras autour du cou, il l'amène
vers un autre arbre en disant : "Ce que j'ai ? Je m'afflige de
votre lassitude. Si je ne savais pas ce que je suis en train de faire de
vous, je ne serais pas tranquille de vous causer tant de privations."
"Des privations ? Non, Maître ! C'est notre joie. Tout cela
disparaît en ta compagnie. Nous sommes tous heureux, crois-le. Il n'y a pas
de regret, il n'y a pas..."
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476> "Tais-toi, Simon.
L'humanité crie, même chez les bons et, humainement parlant, vous n'avez pas
tort de crier. Je vous ai enlevés à vos maisons, à vos familles, à vos
intérêts, et vous êtes venus, pensant que de me suivre ce
serait bien autre chose... Mais votre cri de maintenant, ce qui crie à
l'intérieur de vous, s'apaisera un jour, et alors vous comprendrez qu'il aura
été beau de venir à travers les brouillards et dans la boue, la poussière et
la canicule, persécutés, assoiffés, fatigués, sans nourriture, à la suite
d'un Maître persécuté, qu'on n'aime pas, calomnié... et plus, plus encore.
Tout vous paraîtra beau alors, car alors vous aurez une autre pensée et vous
verrez tout sous une autre lumière. Et vous me bénirez de vous avoir conduits
par mon chemin difficile..."
"Tu es triste, Maître, et le monde justifie ta tristesse. Mais nous,
non. Nous sommes tous contents..."
"Tous ? En es-tu sûr ?"
"Penses-tu autrement ?"
"Oui, Simon, autrement. Toi, tu es toujours content. Tu as
compris. Beaucoup d'autres, non. Vois-tu ceux qui dorment ? Sais-tu
combien de pensées ils ruminent même dans leur sommeil ? Et tous ceux
qui sont parmi les disciples ? Crois-tu qu'ils seront fidèles jusqu'à ce
que tout soit accompli ?
Regarde : jouons à ce vieux jeu auquel tu as
joué, toi aussi quand tu étais enfant (et Jésus cueille un beau pissenlit qui
se dresse parmi les pierres et qui est arrivé à une parfaite maturation. Il
l'amène délicatement à sa bouche, il souffle et le pissenlit se sépare en
minuscules ombrelles qui s'en vont en l'air çà et là avec leur minuscule
bouffette toute droite sur la tige minuscule). Tu vois ? Regarde...
Combien y en a-t-il qui sont retombées sur ma poitrine comme si elles étaient
énamourées de Moi ? Compte-les... Il y en a vingt-trois. Il y en avait
au moins trois fois plus. Et les autres ? Regarde. Il y en a qui se
promènent encore, d'autres qui sont déjà retombées comme entraînées par leur
poids, d'autres qui, orgueilleuses, montent, fières de leur panache argenté,
d'autres tombent dans la vase que nous avons remuée avec nos gourdes.
Seulement... Regarde, regarde... Même des vingt-trois qui étaient tombées sur
mes genoux, sept s'en sont allées. Il a suffi du vol de ce bourdon pour les
faire envoler !... Que craignaient-elles ? Ou qu'est-ce qui les a
attirées ? Peut-être l'aiguillon ou bien les belles couleurs noire et
jaune, l'aspect agréable ou les ailes irisées... Elles s'en sont allées... à
la suite d'une mensongère beauté...
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477> Simon, il en sera ainsi de mes disciples.
Les uns par agitation, d'autres par inconstance, d'autres par pesanteur,
d'autres par orgueil, d'autres par légèreté, d'autres par l'attrait de la
boue, d'autres par peur, d'autres par naïveté, ils s'en iront. Crois-tu que tous ceux qui maintenant me disent : "Je viens avec
Toi" je les retrouverai à mes côtés, à l'heure décisive de ma
mission ? Elles étaient certainement plus de soixante les houppettes de
la plante que mon Père a créée, et maintenant sur mon sein, il n'y en a plus
que sept car les autres s'en sont allées sous ce souffle de vent qui a fait
dire oui aux plus légères. Ainsi en sera-t-il et je pense à tout ce qui lutte
en vous pour me rester fidèles... Viens, Simon. Allons regarder ces
libellules qui dansent sur l'eau. À moins que tu ne préfères te reposer."
"Non, Maître. Tes paroles m'ont contristé. Mais j'espère que le lépreux
que tu as guéri, l'homme persécuté que tu as réhabilité, le solitaire à qui
tu as donné des compagnons, le nostalgique des affections auquel tu as ouvert
le Ciel et le monde pour qu'il trouve et donne de l'amour, ne t'abandonnera
pas... Maître... que penses-tu de Judas ? L'an passé, tu as pleuré avec
moi pour lui.
Puis... je ne sais pas... Maître, laisse ces deux libellules, regarde-moi,
écoute- moi. Je ne dirais cela à personne, pas aux compagnons, pas aux amis,
mais à Toi, oui. Je ne réussis pas à aimer Judas. Je l'avoue.
C'est lui qui repousse le désir que j'ai de l'aimer. Non qu'il me méprise,
non, au contraire il serait plutôt flatteur avec le vieux Zélote, que lui
devine plus expérimenté que les autres dans la connaissance des hommes. Mais,
c'est sa manière d'agir. Te paraît-il sincère ? Dis-le-moi."
Jésus garde le silence pendant un moment comme s'il était fasciné par les
deux libellules qui, posées à fleur d'eau, font un petit arc-en-ciel avec
leurs élytres irisées, un précieux arc-en-ciel qui sert à attirer un
moucheron curieux qui est détruit par l'une des voraces bestioles. Celle-ci,
à son tour, est captée au vol par un crapaud caché ou une grenouille, qui la
mange au vol en même temps que le moucheron qu'elle a abattu. Jésus, en se
relevant, car il s'était presque allongé pour voir les petits drames de la
nature, dit : "C'est ainsi. La libellule a ses robustes mâchoires
pour se nourrir des herbes et ses robustes ailes pour abattre les moucherons,
et la grenouille a une large gueule pour engloutir
les libellules. Chaque être a ses moyens et s'en sert. Allons, Simon. Les
autres s'éveillent."
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