519> Jésus ne
revient plus qu'à Endor. Il s'arrête à la première maison du pays qui est
plus un bercail qu'une maison. Mais justement parce qu'elle est telle avec
ses étables basses, fermées, pleines de foin, elle peut mettre à l'abri les
treize voyageurs. Le maître de maison, un homme rude mais bon, se hâte
d'apporter une lampe et un seau de lait écumeux en plus des miches de pain
très noir. Puis il se retire, béni par Jésus qui reste seul avec ses douze.
Jésus offre et distribue le pain et, faute d'écuelles ou de coupes, chacun
trempe son morceau de pain dans le seau et quand il a soif, y boit à même.
Jésus se contente de boire un peu de lait. Il est sérieux, silencieux...
Tellement, qu'une fois le repas terminé et apaisée la faim chez les apôtres
qui ont toujours bon appétit, ils finissent par remarquer son mutisme.
André est le premier à Lui demander : "Qu'as-tu Maître ? Tu
me sembles triste ou fatigué..."
"Je ne nie pas que je le suis."
"Pourquoi ? A cause de ces pharisiens ? Mais maintenant tu
devrais en avoir pris l'habitude... Je m'y suis presque fait moi qui... allons ! Tu sais comment j'étais les premières fois
avec eux. Ils chantent toujours cette chanson !... Les serpents, en
effet, ne peuvent que siffler et jamais aucun d'eux ne réussira à reproduire
le chant du rossignol. On finit par ne plus en faire cas." dit Pierre en
partie par conviction, en partie pour rasséréner Jésus.
"Et c'est de cette façon que l'on perd le contrôle et qu'on tombe dans
leurs nœuds. Je vous prie de ne vous habituer jamais aux voix du Mal, comme
si elles étaient inoffensives."
"Oh ! bien ! Mais si c'est pour cela seulement que tu es
triste, tu as tort. Tu vois comme le monde t'aime" dit Matthieu.
"Mais est-ce pour cela seulement que tu es si triste ? Dis-le-moi,
bon Maître. Ou t'a-t-on rapporté des mensonges, insinué des calomnies, des
soupçons, que sais-je ? sur nous qui t'aimons ?" demande
prévenant et caressant l'Iscariote, en passant un bras autour de Jésus qui est assis sur
le foin à côté de lui.
Jésus tourne son visage dans la direction de Judas. Ses yeux ont un éclat
phosphorescent à la clarté tremblante de la lampe posée sur le sol au milieu
du cercle des apôtres assis sur le foin, disposé en rond comme pour servir de
siège. Jésus regarde très fixement Judas de Kériot et en le regardant lui
demande : "Et tu me prends peut-être pour tellement sot que
j'accueille les insinuations de n'importe qui, jusqu'à m'en troubler ?
Ce sont les réalités, Judas, qui me troublent" et son regard ne cesse de
s'enfoncer droit comme une sonde dans la pupille brune de Judas.
"Quelles réalités te troublent, alors ?" insiste avec aplomb
l'Iscariote.
"Celles que je vois au fond des cœurs et que je lis sur les fronts de
ceux qui sont détrônés." Jésus insiste beaucoup sur ce mot.
Tous sont en émoi : "Détrônés ? Pourquoi ? Que veux-tu
dire ?"
"Un roi tombe de son trône quand il est indigne d’y rester et on
commence par lui enlever la couronne qu'il a sur son front comme sur
l'endroit le plus noble de l’homme, l'unique animal qui porte son front élevé
vers le ciel, parce qu'il est matériellement un animal, mais un être
surnaturel en tant qu'être possédant une âme. Mais il n'est pas besoin d'être
roi sur un trône terrestre pour être détrôné. Tout homme est roi par l'âme et son trône
est dans le Ciel. Mais quand un homme prostitue son âme et devient une brute,
et devient un démon, alors il tombe de son trône. Le monde est rempli de
fronts qui ont perdu leur couronne royale et qui ne regardent plus vers le
Ciel mais penchent vers l'abîme, alourdis par la parole que Satan a gravée
sur eux. Vous voulez la connaître ? C'est celle que je lis sur les
fronts. Il y est écrit : "Vendu !" Et pour que vous
n'ayez pas de doutes sur l'acheteur, je vous dis que c'est Satan, par
lui-même ou par ses serviteurs qui sont dans le monde."
"J'ai compris ! Ces pharisiens, par exemple, sont les serviteurs
d'un serviteur plus grand qu'eux, qui est lui-même serviteur de Satan"
dit Pierre avec conviction. Jésus ne réplique rien.
"Cependant... Sais-tu, Maître, que ces pharisiens, après avoir entendu
les paroles que tu as prononcées, s'en sont allés scandalisés ? A la
sortie, ils le disaient en me bousculant... Tu as été très tranchant"
observe Barthélemy.
Et Jésus réplique : "C'est bien vrai. Ce n'est pas ma faute mais la
leur si je dois dire certaines choses. Et c'est encore charité de ma part, de
les leur dire. Toute plante qui n'est pas plantée par mon Père sera arrachée.
Et c'est une plante qui n'a pas été plantée par Lui que l'inutile bruyère des
plantes parasites, étouffantes, épineuses, qui étouffent la semence de la
Vérité sainte. C'est charité d'extirper les traditions et les préceptes qui
étouffent le Décalogue, le défigurent, le rendent inerte et impossible
à observer. C'est charité pour les âmes honnêtes de le faire. En ce qui
concerne ceux-ci, arrogants, têtus et fermés à toute influence et à tout
conseil de l'Amour, laissez-les faire, et que les suivent ceux qui, par leur
esprit et leurs tendances, leur ressemblent. Ce sont des aveugles qui
conduisent des aveugles. Si un aveugle en guide un autre, ils ne pourront que
tomber tous les deux dans la fosse. Laissez-les se nourrir de leurs
contaminations auxquelles ils donnent le nom de "pureté". Elles ne
peuvent les contaminer davantage parce qu'elles ne font que s'adapter à la
matrice d'où elles proviennent."
"Ce que tu dis maintenant se rattache à ce que tu as dit dans la maison
de Daniel, n'est-ce pas ? Que ce n'est pas ce qui entre dans
l'homme qui le contamine, mais ce qui sort de lui" demande pensif Simon
le Zélote.
"Oui" dit brièvement Jésus.
Pierre, après un moment de silence, parce que le sérieux de Jésus glace les
caractères les plus exubérants, demande : "Maître, moi et je ne
suis pas le seul, je n'ai pas bien compris la parabole. Explique-la-nous un
peu. Comment se fait-il que ce qui entre ne contamine pas et que ce qui sort
contamine ? Moi, si je prends une amphore propre et que j'y verse de
l'eau sale, je la contamine. Par conséquent, ce qui entre dedans la
contamine. Mais si d'une amphore remplie d'eau pure je verse sur le sol de
l'eau, je ne contamine pas l'amphore parce que de l'amphore, il sort de l'eau
pure. Et alors ?"
Et Jésus : "Nous ne sommes pas une amphore, Simon. Nous ne sommes
pas une amphore, amis. Et tout n'est pas pur dans l'homme ! Mais
maintenant encore vous êtes sans intelligence ? Réfléchissez au cas sur
lequel les pharisiens vous accusaient. Vous, disaient-ils, vous vous
contaminez parce que vous portez de la nourriture à votre bouche avec des
mains poussiéreuses, en sueur, impures en somme. Mais cette nourriture où
allait-elle ? De la bouche à l'estomac, de celui-ci au ventre, du ventre
à l'égout. Mais cela peut-il donc apporter l'impureté à tout le corps,
et à ce qui est contenu dans le corps, si cela passe seulement par le canal à
cela destiné pour remplir son office de nourrir la chair, uniquement celle-ci
et en finissant comme il est juste que cela finisse, à l'égout? Ce n'est pas
cela qui contamine l'homme !
Ce qui contamine l'homme, c'est ce qui est
le sien, uniquement le sien, engendré et enfanté par son moi.
C'est-à-dire ce qu'il a dans le cœur, et qui du cœur monte aux lèvres et à la
tête et corrompt la pensée et la parole et contamine l'homme tout entier.
C'est du cœur que viennent les pensées mauvaises, les homicides, les
adultères, les fornications, les vols, les faux témoignages et les
blasphèmes. C'est du cœur que viennent les cupidités, les penchants vicieux,
les orgueils, les envies, les colères, les appétits exagérés, l'oisiveté
coupable. C'est du cœur que vient l'excitation à toutes les actions. Et si le
cœur est mauvais, elles seront mauvaises comme le cœur. Toutes les actions :
des idolâtries aux médisances sans sincérité... Toutes ces choses
mauvaises qui vont de l'intérieur à l'extérieur contaminent l'homme, mais pas
le fait de manger sans se laver les mains. La science de Dieu n'est pas une
chose terre à terre, une boue que tout pied peut fouler. Mais c'est une chose
sublime qui vit dans les régions des étoiles et de là descend avec des rayons
de lumière pour se faire clarté aux justes. Ne veuillez pas, vous au moins,
l'arracher aux cieux pour l'avilir dans la boue...
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