562> Je ne
sais si c'est le même jour, mais je le suppose à cause de la présence de
Pierre à la table de famille de Nazareth. Le repas est presque fini et Sintica se lève pour mettre sur la table des pommes, des
noix, du raisin et des amandes qui finissent le souper, car c'est le soir et
les lampes sont déjà allumées.
C'est sur les lampes justement que roule la conversation pendant que Sintica apporte les fruits. Pierre dit : "Cette
année, nous allons en allumer une de plus, et ensuite toujours une de plus,
pour toi, mon fils. Car nous voulons l'allumer nous pour toi, même si tu es
ici. La première fois que nous l'allumons pour un enfant..." et Simon
s'émeut un peu en terminant : "Sûrement... si tu y étais toi, ce
serait plus beau..."
563> "L'an dernier,
c'était moi, Simon, qui soupirais ainsi pour le Fils si loin, et avec moi
Marie d'Alphée et Salomé, et aussi Marie de Simon, dans la maison de Kériot,
et la mère de Thomas..."
"Oh ! La mère de Judas ! Cette année, elle aura son fils...
mais je ne crois pas qu'elle soit plus heureuse... N'y pensons pas... Nous
étions chez Lazare. Que de lumières !... Cela ressemblait à un ciel d’or
et de feu. Cette année, Lazare a sa sœur... Mais je peux bien dire qu'ils
soupireront en pensant que tu n'y es pas. Et l'année prochaine ? Où
serons-nous ?"
"Moi, je serai très loin..." murmure Jean.
Pierre se tourne pour le regarder car il l'a à son côté, et il va lui
demander quelque chose mais, heureusement, il sait s'arrêter par suite d'un
coup d’œil de Jésus.
Margziam demande : "Où
seras-tu ?"
"Par la miséricorde du Seigneur, j'espère dans le sein
d'Abraham..."
"Oh ! tu veux mourir ? Tu ne veux pas évangéliser ? Tu ne
regrettes pas de mourir sans l'avoir fait ?"
"La parole du Seigneur doit sortir de lèvres saintes. C'est beaucoup
qu'Il m'ait permis de l'entendre et de me racheter grâce à elle. Cela
m'aurait plu, mais c'est tard..."
"Et pourtant, tu évangéliseras. Tu l'as déjà fait, tant que tu as attiré
l'attention sur toi. Pour cela tu seras également appelé disciple
évangélisateur, même si tu ne voyages pas en répandant la bonne Nouvelle et
tu auras dans l'autre vie la récompense réservée à mes évangélisateurs."
"Ta promesse me fait désirer la mort...
Chaque minute de vie peut cacher un piège, et moi, faible comme je suis, je
ne pourrais peut-être pas l'éviter. Si Dieu m'accueille, satisfait de ce que
j'ai accompli, n'est-ce pas une grande bonté qu'il faut bénir ?"
"En vérité, je te dis que la mort sera bonté suprême pour beaucoup qui
de cette façon connaîtront jusqu'à quel point l'homme devient démoniaque pour
arriver à un point où la paix les consolera de cette connaissance et la
changera en hosanna parce qu'elle sera unie à l'inexprimable joie de la
libération des Limbes."
"Et les années suivantes où serons-nous, Seigneur ?" demande
le Zélote attentif.
564> "Où il plaira à
l'Éternel. Veux-tu connaître d'avance les temps éloignés quand nous ne sommes
pas sûrs du moment que nous vivons et s'il nous sera accordé de le finir ?
Du reste, quel que soit l'endroit où se feront les futures Encénies, il sera toujours saint si vous y êtes pour
accomplir la volonté de Dieu."
"Vous y serez ? Et Toi ?" demande Pierre.
"Moi, je serai toujours où se trouveront ceux que j'aime."
Marie n'a jamais parlé, mais ses yeux n'ont pas cessé un moment de scruter le
visage du Fils... Elle en est détournée par l'observation de Margziam qui dit : "Pourquoi, Mère, n'as-tu pas
mis sur la table les fouaces au miel ? Elles plaisent à Jésus et elles
feraient du bien à Jean pour sa gorge. Et puis elles
plaisent aussi à mon père..."
"Et aussi à toi" termine Pierre.
"Pour moi... c'est comme si elles n'existaient pas. J'ai promis..."
"Et c'est pour cela, mon chéri, que je ne les ai pas mises..." dit
Marie en le caressant, car Margziam est entre elle
et Sintica d'un côté de la table, alors que les
quatre hommes sont du côté opposé.
"Non, non. Tu peux les apporter à tout le monde. Et même, tu dois les
apporter et moi, je les donnerai à tout le monde."
Sintica prend une lampe, sort et revient avec les
fouaces. Margziam prend le plateau et commence la
distribution. La plus belle, dorée, levée comme celle d'un maître pâtissier,
il la donne à Jésus. Une autre, aussi parfaite, à Marie. Puis c'est le tour
de Pierre, de Simon, de Sintica. Mais pour la
donner à Jean, l'enfant se lève et il va à côté du pédagogue vieux et malade,
et lui dit : "Pour toi la tienne et la mienne, et en plus un baiser
pour tout ce que tu m'enseignes." Puis il revient à sa place, en posant
résolument le plateau au milieu de la table et en croisant les bras.
"Tu me fais avaler de travers ce délice" dit Pierre en voyant que Margziam n'en prend vraiment pas. Et il ajoute :
"Un petit morceau, au moins. Tiens, de la mienne, seulement pour ne pas
mourir d'envie. Tu souffres trop... Jésus te le permet."
"Mais si je ne souffrais pas, je
n'aurais pas de mérite, mon père. C'est bien parce que je savais que cela
m'aurait fait souffrir que j'ai offert ce sacrifice... Et du reste... Je suis
si content de l'avoir fait, qu'il me paraît d'être plein de miel. J'en sens
le goût partout, il me semble le respirer avec l'air..."
"C'est parce que tu en meurs d'envie."
"Non, c'est parce que je sais que Dieu me dit : "Tu fais bien,
mon fils"
"Le Maître t'aurait fait plaisir, même sans ce sacrifice. Il t'aime
tant !"
565> "Oui. Mais il
n'est pas juste, étant aimé, que j'en profite. Lui le dit, du reste, que
grande est la récompense au Ciel même pour une coupe d'eau offerte en son
nom. Je pense que si elle est grande pour un calice d'eau donné à un autre en
son nom, elle le sera aussi pour une fouace ou un peu de miel que l'on se
refuse pour l'amour d'un frère. Est-ce que je parle mal, Maître ?"
"Tu parles avec sagesse. Moi, je
pouvais, en effet, t'accorder ce que tu demandais pour la petite Rachel même
sans ton sacrifice, car c’était une chose qui était bonne à faire et mon cœur
la voulait. Mais c'est avec plus de joie que je l'ai faite, parce que j'étais
aidé par toi. L'amour pour nos frères ne se borne pas à des moyens et des
limites humaines, mais il s'élève bien plus haut. Quand il est parfait, il
touche le trône de Dieu et se fond avec son infinie Charité et Bonté. La
communion des saints est précisément cette continuelle action, de même que
continuellement et de toutes les façons Dieu agit, pour donner de l'aide aux frères
que ce soit dans leurs besoins matériels ou dans leurs besoins spirituels, ou
dans les deux à la fois, comme c'est le cas pour Margziam
qui, en obtenant la guérison de Rachel, la soulage de la maladie et en même
temps soulage l'esprit abattu de la vieille Jeanne, et allume une confiance
toujours plus grande dans le Seigneur dans le cœur de tous ceux de cette
famille. Même une cuillerée de miel que l'on sacrifie, peut servir à ramener
la paix et l'espoir à un affligé, comme la fouace ou une autre nourriture,
dont on s'est privé dans un but d'amour, peut obtenir un pain,
miraculeusement offert, à un affamé éloigné et qui sera toujours pour nous un
inconnu; et une parole de colère, même d'une juste colère, retenue par esprit
de sacrifice, peut empêcher un crime lointain, comme de résister au désir de
cueillir un fruit, par amour, peut servir à donner une pensée de regret à un
voleur et ainsi empêcher un vol. Rien ne se perd dans l'économie sainte de
l'amour universel. Pas plus l'héroïque sacrifice d'un enfant devant un plat
de fouaces que l'holocauste d'un martyr. Je vous dis même que l'holocauste
d'un martyr a souvent pour origine l'éducation héroïque qui lui a été donnée
dès l'enfance pour l'amour de Dieu et du prochain."
"Alors il est vraiment utile que je fasse toujours des sacrifices pour
le temps où nous serons persécutés" dit Margziam
avec conviction.
"Persécutés ?" demande Pierre.
"Oui. Tu ne te rappelles pas que Lui l'a dit ? "Vous serez
persécutés à cause de Moi". Toi, tu me l'as dit quand tu es venu pour la
première fois seul, évangéliser à Bethsaïda,
pendant l'été."
|