Vision
du jeudi 29 novembre 1945
218> Le repas est terminé dans la maison
hospitalière. Jésus sort avec les douze, les disciples et le vieux maître de
maison. Ils reviennent à la "Grande Source", mais
ne s'y arrêtent pas. Ils continuent leur route en allant toujours en
direction du nord.
La route qu'ils ont prise, bien que
montante, est pratique car c'est une vraie route que peuvent suivre les chars
et les chevaux. Tout en haut, au sommet d'une montagne, il y a un château massif
ou une forteresse, qui étonne à cause de sa forme singulière. On dirait deux
constructions établies avec une différence de niveau de quelques mètres l'une
par rapport à l'autre, de sorte que celle qui est le plus en arrière et la
mieux fortifiée, est surélevée par rapport à l'autre et la domine et la
défend. Un
mur élevé et large, dominé par des tours massives de forme carrée,
relie les deux constructions qui pourtant forment un ensemble unique car
elles sont entourées d'une enceinte unique avec des pierres en saillie,
verticales ou un peu obliques à la base pour donner un meilleur appui au
poids du bastion. Je ne vois pas le côté ouest, mais les deux côtés nord et
sud tombent à pic ne formant qu'un avec la montagne qui est isolée et qui
descend à pic de ces deux côtés et je crois qu'il en est de même du côté
ouest.
Le vieux Benjamin, à cause de la fierté de tout
habitant envers sa cité, fait valoir le château du Tétrarque, qui est en même temps qu'un
château une défense de la ville, et il en énumère la beauté et la puissance,
la solidité, la commodité des citernes et des bassins, des espaces libres, le
large champ de vision, sa situation, etc. etc. "Les romains eux-mêmes
disent qu'il est beau. Et eux s'y connaissent !..." termine le
vieillard. Et il ajoute : "Je connais l'intendant,
aussi je puis vous faire entrer. Je vais vous faire voir le plus vaste et le
plus beau panorama de la Palestine."
Jésus écoute avec bienveillance. Les autres sourient un peu, eux qui ont vu
tant de panoramas... mais le vieillard est si bon qu'ils n'ont pas le cœur de
le mortifier et ils l'approuvent dans son désir de montrer de belles choses à
Jésus.
Ils arrivent au sommet. La vue est vraiment belle, même de la petite place
qui est devant le portail de fer qui donne accès. Mais le vieillard
dit : "Venez, venez !... Dedans, c'est plus beau. Nous allons
monter sur la partie la plus haute de la citadelle. Vous allez voir..."
Ils pénètrent dans l'entrée sombre creusée dans la muraille large de
plusieurs mètres, jusqu'à une cour où les attendent l'intendant et sa
famille. Les deux amis se saluent et le vieillard explique le but de sa
visite.
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219> "Le. Rabbi d'Israël ?! Dommage que Philippe
soit absent. Il désirait le voir, car sa renommée était parvenue jusqu'à lui.
Il aime les vrais rabbis car ce sont les seuls qui ont défendu son droit, et
aussi pour faire la nique à Antipas qui ne
les aime pas. Venez, venez !..." L'homme a d'abord lorgné Jésus, puis
il a pensé bien faire de l'honorer en Lui faisant une inclination digne d'un
roi.
Ils traversent une nouvelle entrée, voilà une seconde cour et une nouvelle
porte de fer qui donne accès à une troisième cour au-delà de laquelle se trouve un fossé profond et la muraille garnie de tours de
la citadelle. Des visages curieux d'hommes d'armes et d'ordonnances se font
voir de tous côtés, Ils pénètrent dans la citadelle et puis, par un escalier,
ils montent sur le bastion et de là à une tour. Dans la tour entrent
seulement Jésus avec l'intendant, Benjamin et les douze. Davantage serait
impossible, car ils sont déjà serrés comme des anchois. Les autres restent
sur le bastion.
Mais quelle vue quand Jésus et ceux qui l'accompagnent sortent sur la petite
terrasse qui couronne la tour et ils penchent tous leurs visages du haut du
parapet de pierre ! En se penchant sur le mur qui se trouve sur ce côté
ouest, le plus élevé du fort, on voit Césarée toute entière qui s'étend au
pied de ce mont et on la voit bien car elle aussi n'est pas en plaine, mais
sur des pentes douces. Au-delà de Césarée, s'étend toute la plaine fertile
qui précède le lac de Méron. On
dirait une petite mer d'un vert tendre avec des facettes d'eaux claires
couleur de turquoise qui brillent sur l'étendue verte comme des lambeaux du
ciel serein. Et puis des collines plaisantes, mises comme des colliers vert
émeraude foncé strié par l'argent des oliviers répandus çà et là aux abords
de la plaine, et puis ce sont les panaches aériens des arbres en fleurs ou
bien des massifs d'arbres fleuris... Mais en regardant vers le nord et l'est
voici le Liban puissant, l'Hermon qui brille au soleil avec ses neiges
perlées et les monts de l'Iturée, puis la vallée du Jourdain, enserrée dans
le berceau qui se forme entre les collines de la mer de Tibériade et les
monts de la Gaulanitide, apparaît dans un raccourci
hardi, qui se perd, dans un lointain de rêve.
"Beau ! Beau ! Très beau !" s'exclame Jésus en
admirant, et il semble bénir ou embrasser ces lieux merveilleux avec ses bras
qui s'ouvrent et son visage souriant. Et il répond aux apôtres qui Lui
demandent telle ou telle explication, en indiquant les endroits où ils ont
été, ou bien les régions et les directions où elles se trouvent.
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220> "Mais je ne vois pas le Jourdain" dit Barthélemy.
"Tu ne le vois pas, mais il est dans cette vaste étendue entre deux
chaînes de montagnes. Tout de suite après celle de l'ouest se trouve le
fleuve. Nous descendrons par là car la Pérée et la Décapole attendent encore
l'Évangélisateur."
Mais à ce moment il se retourne, semblant interroger l'air à cause d'une
lamentation longue, étouffée, qui frappe ses oreilles et ce n'est pas là première fois. Et il regarde l'intendant comme pour
lui demander ce qui arrive.
"C'est une des femmes du château, une épouse. Elle est sur le point
d'avoir un enfant. Le premier et le dernier car son époux est mort aux
calendes de Casleu, Je
ne sais même pas s'il va vivre, car la femme, depuis qu'elle est veuve, ne
fait que fondre en larmes. Ce n'est plus qu'une ombre. Tu entends ? Elle
n'a même plus la force de crier... Certainement... Veuve à dix-sept ans... et
ils s'aimaient beaucoup. Ma femme et sa belle-mère lui disent :
"Dans ton fils, tu retrouveras Tobie". Mais ce sont des
mots..."
Ils descendent de la tour et font le tour des bastions, en admirant toujours
l'endroit et le panorama. Puis l'intendant veut absolument offrir des
boissons et des fruits aux visiteurs et ils entrent dans une vaste pièce sur
le devant du fort, où les serviteurs apportent ce qui est commandé.
La lamentation est plus déchirante et plus proche, et l'intendant s'excuse
aussi parce que cela retient sa femme loin du Maître. Mais un cri encore plus
pénible que la lamentation d'avant lui succède et font rester en l'air les
mains qui portaient les fruits ou les coupes à la bouche.
"Je vais voir ce qui est arrivé" dit l'intendant. Et il sort
pendant que la cacophonie des cris et des pleurs entre encore plus forte par
la porte entrouverte.
L'intendant revient : "Son enfant est mort à peine né... Quel
tourment ! Elle essaie de le ranimer avec les forces qui lui restent;,. Mais il ne respire plus. Il est
noir !..." et il secoue la tête en ajoutant : "Pauvre Dorca !"
"Apporte-moi le bébé."
"Mais il est mort, Seigneur !"
"Apporte-moi l'enfant, te dis-je, comme il est. Et dis à la mère qu'elle
ait foi."
L'intendant s'éloigne. Il revient : "Elle ne veut pas. Elle dit
qu'elle ne le donnera à personne. Elle semble folle. Elle dit que nous
faisons cela pour le lui prendre."
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221> "Conduis-moi au seuil de sa pièce pour qu'elle me
voie."
"Mais..."
"Laisse courir ! Je me purifierai après, si jamais..." Ils
vont rapidement par un couloir sombre jusqu'à une porte fermée. Jésus l'ouvre
Lui-même en restant sur le seuil, en face du lit sur lequel une créature
diaphane serre sur son cœur un petit être qui ne donne pas signe de vie.
"La paix à toi, Dorca.
Regarde-moi. Ne pleure pas. Je suis le Sauveur. Donne-moi ton petit..."
Ce qu'il y a dans la voix de Jésus, je ne sais pas. Je sais que la femme
désespérée, qui au premier regard avait férocement serré le nouveau-né sur
son cœur, le regarde et son œil qui était tourmenté et fou s'ouvre à une
lumière douloureuse, mais pleine d'espoir. Elle remet le petit être,
enveloppé dans des linges fins, à la femme de l'intendant... et elle reste
là, les mains tendues, la vie, la foi dans ses yeux dilatés, sourde aux
prières de sa belle-mère qui voudrait la faire étendre.
Jésus prend le paquet de chair à demi refroidie et de linge, et il tient le
petit tout droit par les aisselles, et il appuie sa bouche sur les lèvres
entrouvertes en se tenant penché car la petite tête pend en arrière. Il
souffle fortement dans la gorge inerte... Il reste un instant les lèvres
appuyées sur la petite bouche, puis il s'écarte... et un pépiement tremble
dans l'air immobile... un second plus fort... un troisième... et enfin un
vrai vagissement tout en essayant de remuer sa petite tête, en agitant ses
mains, ses pieds, alors que dans un long pleur triomphal de nouveau-né se
colore sa petite tête sans cheveux, sa figure minuscule... et le cri de la
mère lui répond : "Mon enfant ! Mon amour ! La
descendance de mon Tobie ! Sur mon cœur ! Sur le cœur de maman...
que je meure heureuse..." dit-elle dans un murmure qui s'éteint dans un
baiser et une réaction d'abandon bien compréhensible.
"Elle meurt !" crient les femmes.
"Non. Elle entre dans un repos bien mérité. Quand elle va s'éveiller,
dites-lui d'appeler l'enfant : Jésaï-Tobie. Je
la reverrai au Temple le jour de sa purification. Adieu. La paix soit avec
vous." Il referme lentement la porte et se détourne pour revenir où il
était, vers ses disciples. Mais ils sont tous là, groupe ému qui a vu et qui
le regarde avec admiration.
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