Vision du vendredi 15 février 1946
536> La petite maison de Salomon,
celle que sans en connaître le propriétaire j'ai vue en mars 1944, dans la
vision de la résurrection de Lazare, est une des dernières de l'unique route
qui débouche au fleuve, de ce petit village pauvre et perdu. C'est un petit
village de pêcheurs, avec les maisonnettes les plus... riches situées le long
de la petite route poussiéreuse et les autres éparpillées au hasard parmi les
arbres de la rive. Et elles ne sont pas nombreuses. Je crois qu'elles
n'arrivent pas à cinquante, et elles sont si petites que toutes entreraient
dans un de ces immeubles populaires des villes actuelles. Maintenant le
printemps les fait paraître moins misérables car il les décore de sa
fraîcheur, et des guirlandes de liserons, et des festons de vignes, ou le
rire franc des fleurs jaunes des courges, garnissent les palissades
rudimentaires qui limitent les propriétés, au bord des toits, autour des
portes des maisons, sans compter quelques rosés dont la beauté paraît
dépaysée au milieu des paniers et des filets, de la teinte jaunâtre de la
moutarde en fleur et de l'humble balancement des premières cosses de légumes.
La route elle-même paraît moins laide parce que la cannaie là-bas au fond n'a
pas seulement les baies dures des broussins poussiéreux mais s'enrubanne de
panaches et, parmi les rubans des feuilles des roseaux, dresse les couteaux
des glaïeuls sauvages qui étalent les épis multicolores de leurs fleurs alors
que les liserons légers aux tiges filiformes entourent de leurs spirales les
broussins et les roseaux et mettent à chaque tour le calice très délicat de
leur petite fleur d'un rosé lilas très tendre.
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537> Des oiseaux,
par myriades, se font la cour dans les roseaux, et coquettent sur les
roseaux, se balançant perchés sur les tiges des liserons, animant par leurs
trilles et leurs couleurs la verdure des rives marécageuses.
Jésus pousse la petite grille rustique qui permet d'entrer dans un petit
jardin ou une courette. Certainement si c'était un jardin, c'est maintenant
un fouillis sauvage d'herbes qui l'ont envahi; si c'était une cour c'est
également un désordre de plantes semées par les vents. Seules des courges ont
fait preuve de sagesse en s'attachant à l'unique pied de vigne et au figuier
et grimpant pour mettre les bouches riantes de leurs fleurs à côté des
grappes miniatures de la vigne ou des feuilles tendres du figuier qui à la
base, dans le berceau du pétiole, ont la gemme dure des figues, fleurs à
peine formées. Les orties font souffrir les pieds nus. Aussi Pierre et
Thomas, ayant trouvé deux rames vermoulues, se mettent à battre les plantes
irritantes pour atténuer leur venin.
Pendant ce temps Jacques et Jean essaient de faire fonctionner la grosse
serrure rouillée et, après avoir réussi, ouvrent la porte grossière et
pénètrent dans une cuisine qui exhale une forte odeur de moisi et de
renfermé. Les murs sont couverts de poussière et de toiles d'araignées. Une
table grossière, des bancs et des sièges, une console la meublent, et deux
portes s'ouvrent dans un mur.
Pierre explore... "Ici il y a une petite pièce avec un seul lit :
bien pour Jésus... Et ici ? Ah ! J'ai compris ! C'est la
réserve, l'arsenal, le grenier, et le nid de rats... Regarde quelles courses
de rats ! Ils ont tout rongé pendant ces mois. Mais moi, je pense à vous
maintenant, n'en doutez pas. Maître... peut-on agir en maîtres
ici ?"
"C'est ce qu'à dit Salomon."
"Très bien ! Dis, frère, et toi, Jacques. Venez ici boucher tous
les trous. Et toi, Mathieu, avec Judas, mets-toi à la porte et fais attention
qu'il ne sorte pas un seul rat. Pense que tu es encore l'aimable gabeleur de
Capharnaüm. Alors il ne t'échappait pas un client même s'il se rendait agile
comme un lézard qui s'éveille... Et vous, allez prendre dans le jardin le
plus d'herbes possible et apportez-les ici. Et Toi, Maître, va... où bon te
semble, pendant que... je m'occupe de ces satans malpropres qui ont gâté ces
filets commodes et mangé une quille de barque toute entière..." Et tout
en parlant, il entasse des bois rongés, des morceaux de filets réduits à
l'état d'étoupe, des fagots... le tout au milieu de la pièce et, quand il a
les herbes vertes, il les met par dessus le reste,
y met le feu et s'échappe alors que les premières volutes de fumée s'élèvent
du tas. Et il dit en riant : "Et que meurent tous les
philistins !"
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538> "Mais ne vas-tu
pas tout incendier ?" demande Simon le Zélote.
"Non, mon cher. Car l'humidité des branches retient les flammes et les
flammes dégagent de la fumée des herbes. Ainsi, par une bonne alliance, le
sec et le vert s'aident pour exercer la vengeance. Tu sens cette
puanteur ? Bientôt tu n'entendras que des cris ! Qui est-ce qui me
parlait des cygnes qui chantent avant de mourir ? Ah !
Sintica ! Les rats vont bientôt chanter."
Judas Iscariote interrompt l'éclat de rire et il observe : "On n'a
rien pu savoir d'elle, ni de Jean d'Endor. Qui sait où ils sont ?"
"Au bon endroit certainement" répond Pierre.
"Tu le sais ?"
"Je sais qu'ils ne sont plus à servir de cible à la malveillance."
"Tu n'as demandé à personne ? Moi, si."
"Et moi, non. Ce n'est pas une chose qui m'intéresse de savoir où ils
sont. Il me suffit de penser à eux et de prier pour qu'ils se gardent
saints."
Thomas dit : "À moi l'ont demandé de riches pharisiens, clients de
mon père. Mais je leur ai répondu que je n'en sais rien."
"Et tu n'es pas curieux de le savoir ?" insiste Judas.
"Moi, non et je dis vrai..."
"Ecoutez ! Ecoutez ! La fumée fait son effet. Mais allons
dehors pour qu'elle ne nous étouffe pas nous aussi" dit Pierre, et la
diversion met fin à la discussion.
Jésus est dans le jardin. Il redresse des tiges de légumes qui sont couchées,
nés de graines qui sont tombées.
"Tu fais le jardinier, Maître ?" demande Philippe en souriant.
"Oui. Il me fait peine aussi de voir une plante qui rampe, inutile,
alors qu'elle est destinée à s'élever vers le soleil et à fructifier."
"Beau sujet pour un discours, Maître" observe Barthélemy.
"Oui. Beau. Mais tout sert de sujet pour qui sait méditer."
"Nous allons t'aider nous aussi. Allons ! Qui va aux roseaux du
fleuve en prendre pour les légumes ?"
Les jeunes y vont en riant, et les plus âgés se mettent à nettoyer en
arrachant attentivement les plantes parasites.
"Oh ! ainsi on voit que c'est un jardin. Il n'y a pas de salade.
Mais des poireaux, des ails, des herbes fines, des légumes, il y en a. Et les
courges ! Que de courges ! Il faut tailler la vigne, dégager le
figuier et..."
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539> "Mais Simon, nous ne restons pas
ici !..." dit Mathieu.
"Mais nous y viendrons plusieurs fois. Lui l'a dit et cela ne nous
gênera pas d'avoir un peu d'ordre autour. Regarde, regarde ! Jusqu'à un
jasmin, pauvre, sous cette cascade de courges. Si Porphyrée voyait cette
plante ainsi maltraitée elle pleurerait sur elle et lui parlerait comme à un
enfant. Oui, car avant d'avoir Margziam, elle parlait à ses fleurs comme à
des enfants... Voilà. Ici aussi j'ai fait de la place. J'ai enlevé les
courges parce que... Oh ! voici les garçons avec les roseaux et avec
un... Maître, c'est ton affaire. Il est aveugle !"
Entrent en effet Jacques et Jean, André et Thomas, chargés de roseaux, et
Thomas porte comme un fardeau un pauvre petit vieux tout dépenaillé, et aux
yeux blanchis par la cataracte.
"Maître, il cherchait de la chicorée sur les berges et pour un peu il
tombait à l'eau. Il est resté seul depuis quelques mois, car son fils qui
l'entretenait est mort, sa belle-fille est retournée chez elle et lui... il
vit comme il peut. N'est-ce pas, père ?"
"Oui ! Oui ! Où est le Seigneur ?" demande-t-il en
tournant ses yeux voilés.
"Il est ici. Tu vois cette haute blancheur ? C'est Lui."
Mais Jésus avance déjà vers lui et le prend par la main. "Tu es seul,
pauvre père, et tu n'y vois pas ?"
"Non. Tant que j'ai vu j'ai tressé des paniers et des nasses et je
faisais des filets, mais maintenant... Je vois avec les doigts plutôt qu'avec
les yeux. En cherchant des herbes, je me trompe et j'attrape mal au ventre à
cause des herbes nuisibles."
"Mais dans le village..."
"Oh ! ils sont tous pauvres et chargés d'enfants, et moi, je suis
âgé... S'il meurt un âne... cela désole. Mais s'il meurt un vieux !...
Qu'est-ce qu'un vieux ? Que suis-je ? La bru m'a tout enlevé. Si au
moins elle m'avait emmené avec elle, comme une vieille brebis, pour avoir
avec moi mes petits-enfants... les enfants de mon fils..." il pleure en
s'abandonnant sur la poitrine de Jésus qui le tient dans ses bras et le
caresse.
"Tu n'as pas de maison ?"
"Elle l'a vendue."
"Et comment vis-tu ?"
"Comme les bêtes. Les premiers jours le village m'aidait. Mais ensuite
il s'est lassé..."
"Salomon alors n'est pas de la même race car lui est généreux"
observe Mathieu.
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540> "Avec nous
pourtant. Pourquoi n'a-t-il pas donné la maison au vieil homme ?"
demande Philippe.
"Parce que quand il est passé ici la dernière fois, j'avais encore une
maison. Salomon est bon, mais le village l'appelle "le fou" depuis
quelque temps et ne fait plus ce que Salomon avait enseigné" dit le
vieil homme.
"Resterais-tu volontiers ici, avec Moi ?"
"Oh ! je ne regretterais plus mes petits-enfants !"
"Même si tu restais pauvre et aveugle te suffirait-il de me servir pour
être heureux ?"
"Oui !" Un oui tremblant mais si assuré...
"C'est bien, père, écoute. Tu ne peux faire le chemin que je fais. Moi,
je ne puis rester ici. Mais nous pouvons nous aimer et nous faire du bien
l'un à l'autre."
"Toi, oui, à moi. Mais moi... Que peut faire le vieil
Ananias ?"
"Garde-moi la maison et le jardin pour que je
la trouve rangée à chaque retour. Cela te plaît-il ?"
"Oh ! oui ! Mais je suis aveugle... La maison... je
m'habituerais aux murs. Mais le jardin... Comment faire pour m'en occuper si
je ne distingue pas les plantes? Oh ! ce serait si beau de te servir,
Seigneur ! Finir ainsi ma vie..." Le petit vieux met la main sur
son cœur en rêvant l'impossible chose.
Jésus se baisse en souriant et baise ses yeux aveugles...
"Mais moi... je commence à voir... Je vois... Oh ! Oh !
Oh !..." La joie le fait vaciller, et il tomberait si Jésus ne le
soutenait pas.
"Hé ! la joie !..." dit Pierre d'une voix très émue.
"Et la faim aussi... Il a dit que depuis plusieurs jours il ne vit que
de chicorée sans huile ni sel..." termine Thomas.
"Oui, nous l'avons amené pour cela, pour lui donner à manger..."
"Pauvre vieux !" disent-ils tous avec tristesse.
Le pauvre vieux revient à lui, et il pleure, il pleure. Les pauvres pleurs
des vieux... si tristes même quand ce sont des pleurs de joie, et il
murmure : "Maintenant oui, maintenant je puis te servir,
béni ! Béni ! Béni !" et il voudrait se pencher pour
baiser les pieds de Jésus.
"Non, père. Entrons maintenant et nous allons manger. Ensuite nous te
donnerons un vêtement et tu seras parmi des fils et nous aurons un père qui
nous souhaitera la bienvenue à chaque retour et nous donnera sa bénédiction à
chaque départ. Nous irons chercher deux colombes pour que tu aies des
créatures vivantes près de toi. Nous allons chercher des graines pour le
jardin, et tu sèmeras des graines dans les parterres et la foi en Moi dans
les cœurs de ce village."
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541> "J'enseignerai la
charité. Ils ne l'ont pas !"
"La charité aussi, mais sois doux..."
"Oh ! je le serai. Je n'ai pas dit une seule parole dure à ma bru
qui m'abandonnait. J'ai compris et pardonné."
"J'ai vu cela dans ton cœur. C'est pour cela que je t'ai aimé. Viens,
viens avec Moi..." Et Jésus entre dans la maison en tenant le petit
vieux par la main.
Pierre les regarde aller et s'essuie une larme du revers de la main avant de
reprendre le travail interrompu.
"Tu pleures, frère ?"
Pierre ne répond pas.
André insiste : "Pourquoi pleures-tu, frère ?"
"Toi, occupe-toi du chiendent. Si je pleure c'est parce que... parce je
le sais, moi..."
"Dis-nous-le. Sois gentil" disent plusieurs.
"C'est parce que... C'est parce que cela me touche davantage le cœur ces
instructions-là... oui... en somme faites ainsi, plus que quand imposant il
tonne..."
"Mais alors on voit en Lui le Roi !" s'exclame Judas.
"Et ici on voit le Saint. Pierre a raison"
dit Barthélemy.
"Mais pour régner, il doit être fort."
"Mais pour racheter, il doit être saint."
"Pour les âmes, oui. Mais pour Israël..."
"Israël ne sera jamais Israël, si les âmes ne se sanctifient pas."
Les "oui" et les "non" s'entrecroisent et chacun apporte
son avis particulier.
Le petit vieux retourne dehors avec un petit broc
dans la main. Il va prendre de l'eau à la source. Il ne paraît plus ce qu'il
était avant, tellement il est heureux.
"Vieux père, écoute. D'après toi, de quoi a besoin Israël pour être
grand, d'un roi ou d'un saint ?" demande André.
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