297> Jésus est seul. Il médite, assis sous un chêne
vert gigantesque qui a poussé sur une pente du mont qui domine Sichem. La
ville, d'un blanc rosé dans le premier soleil, est tout en bas, s'étendant
sur les pentes les plus basses du mont. 298> Vue d'en haut, elle
semble une poignée de grands cubes blancs renversés par un grand enfant sur
un pré vert en pente. Les deux cours d'eau, près desquels elle s'élève, font
un demi-cercle bleu argenté autour de la ville; puis l'un d'eux y pénètre
chantant et scintillant entre les maisons blanches, pour en sortir ensuite et
courir dans la verdure, apparaissant et disparaissant de dessous les oliviers
et les vergers luxuriants dans la direction du Jourdain. L'autre, plus
modeste, reste hors des murs, les lèche pour ainsi dire, irriguant les
cultures maraîchères fertiles, et puis s'en va abreuver des troupeaux de
brebis blanches qui paissent dans des prés que les fleurs des trèfles
rougissent de leurs capitules. Un vaste horizon s'ouvre en face de Jésus.
Après une ondulation de collines de plus en plus basses, on voit en raccourci
la verte vallée du Jourdain et, au-delà, les monts de l'autre côté du
Jourdain qui aboutissent au nord-est aux sommets caractéristiques de l'Auranitide. Le soleil, qui s'est levé en arrière de ces
monts, a frappé trois nuages bizarres qui ressemblent à trois rubans de gaze
légère, disposés horizontalement sur le voile bleu turquoise du firmament, et
la gaze légère des trois nuages longs et étroits a pris la couleur rosé
orange de certains coraux précieux. Le ciel semble barré par cette grille
aérienne, très belle. Jésus la fixe ou plutôt regarde dans cette direction,
absorbé. Qui sait si même il la voit. Le coude appuyé sur le genou, la main
soutenant le menton appuyé dans le creux de la paume, il regarde, pense,
médite. Au-dessus de Lui, les oiseaux se livrent à un joyeux et bruyant
manège de vols.
Jésus abaisse les yeux sur Sichem qui se réveille toujours plus dans le
soleil du matin. À présent, aux bergers et aux troupeaux qui étaient seuls
d'abord à animer le panorama, se joignent les groupes de pèlerins, et au
tintement des cloches des troupeaux, se mêle celui des grelots des ânes, et
des voix, et le bruit des pas et des paroles. Le vent apporte par vagues à
Jésus la rumeur de la ville qui se réveille, des gens qui quittent le repos
de la nuit.
Jésus se lève. Il quitte en soupirant sa place tranquille et descend
rapidement, par un raccourci, vers la ville. Il y entre au milieu des
caravanes de maraîchers et de pèlerins qui se hâtent les premiers de décharger
leurs denrées, les seconds de faire des achats avant de se mettre en route.
Dans un coin de la place du marché, se trouvent déjà groupés et qui
attendent, les apôtres et les femmes disciples, et autour d'eux
ceux d'Éphraïm, de Silo, de Lébona et un grand nombre de Sichem.
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299> Jésus va vers eux, les salue, puis il dit à ceux de
Samarie : "Et maintenant, nous nous quittons. Retournez
chez vous. Rappelez-vous mes paroles. Croissez dans la justice." Il se
tourne vers Judas de Kériot : "As-tu donné, comme je l'ai dit, pour
les pauvres de tous les endroits ?"
"J'ai donné, sauf à ceux d'Éphraïm car eux ont déjà reçu."
"Alors allez. Faites en sorte que chaque pauvre soit soulagé."
"Nous te bénissons pour eux."
"Bénissez les femmes disciples. Ce sont elles qui m'ont donné l'argent.
Allez. La paix soit avec vous."
Ils s'en vont à regret, désolés. Mais ils obéissent.
Jésus reste avec les apôtres et les femmes disciples. Il leur dit : "Je
vais à Enon. Je veux saluer
l'endroit du Baptiste, puis je descendrai
à la route de la vallée. Elle est plus commode pour les femmes."
"Ne vaudrait-il pas mieux, au contraire, prendre la route de Samarie
?" demande l'Iscariote.
"Nous n'avons pas à craindre les voleurs, même si nous sommes sur un
chemin voisin de leurs cavernes. Qui veut venir avec Moi, qu'il vienne. Que
celui qui ne désire pas venir à Enon, reste ici jusqu'au lendemain du sabbat.
Ce jour-là, j'irai à Tersa, et que celui qui reste ici me rejoigne en ce
lieu."
"Moi, vraiment... je préférerais rester. Je ne suis pas en bonne
santé... je suis fatigué..." dit l'Iscariote.
"Cela se voit. Tu sembles malade. Regards sombres, humeur sombre, et
jusqu'à la peau. Je t'observe depuis quelque temps..." dit Pierre.
"Mais personne ne me demande si je souffre, pourtant..."
"Cela t'aurait-il fait plaisir ? Je ne sais jamais ce qui te plaît. Mais
si cela te fait plaisir, je te le demande maintenant et je suis disposé à
rester avec toi pour te soigner..." lui répond Pierre patiemment.
"Non, non ! C'est seulement de la fatigue. Va, va ! Moi, je reste où je
suis."
"Je reste, moi aussi. Je suis vieille. Je me reposerai en te servant de
mère" dit à l'improviste Élise.
"Tu restes ? Tu avais dit..." interrompt Salomé.
"Si tous y allaient, je venais moi aussi, pour ne pas rester seule ici.
Mais étant donné que Judas reste..."
"Mais alors je viens. Je ne veux pas que tu te sacrifies, femme.
Certainement tu iras volontiers voir le refuge du Baptiste..."
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300> "Je suis de Béthsour et je n'ai jamais senti
le besoin d'aller à Bethléem pour voir la grotte
où le Maître est né. C'est ce que je ferai quand je n'aurai plus le
Maître. Pense si je brûle de voir l'endroit où Jean a été… Je préfère exercer
la charité, sûre qu'elle a plus de valeur qu'un pèlerinage."
"Tu fais un reproche au Maître. Tu ne t'en aperçois pas ?"
"Je parle pour moi. Lui y va, et il fait bien. Lui est le Maître. Moi,
je suis une vieille à qui les douleurs ont enlevé toute curiosité et à qui
l'amour pour le Christ a enlevé le désir de tout ce qui n'est pas le
servir."
"Alors, pour toi, c'est un service de m'espionner."
"Fais-tu des choses dignes de reproches ? On surveille celui qui fait
des choses nuisibles, mais je n'ai jamais espionné personne, homme. Je
n'appartiens pas à la famille des serpents. Et je ne trahis pas."
"Moi non plus."
"Dieu le veuille pour ton bien. Mais je n'arrive pas à comprendre
pourquoi il t'est si odieux que je reste me reposer ici..."
Jésus, muet jusqu'alors, qui écoute au milieu des autres étonnés de cette
prise de becs, lève la tête qu'il tenait un peu inclinée et dit :
"Suffit. Le désir que tu as, peut l'avoir à plus forte raison une femme,
et de plus une femme âgée. Vous resterez ici jusqu'à l'aurore du lendemain du
sabbat, puis vous me rejoindrez. En attendant, va acheter ce qui peut être
nécessaire pour ces jours. Va et dépêche-toi."
Judas s'en va, à contrecœur, acheter la nourriture. André s'apprête à le
suivre, mais Jésus le prend par le bras en lui disant; "Reste. Il peut
le faire tout seul." Jésus est très sévère.
Élise le regarde et puis va près de Lui pour Lui dire : "Pardon, Maître,
si je t'ai déplu."
"Je n'ai pas à te pardonner, femme. Et toi, plutôt, pardonne à cet
homme, comme si c'était ton fils."
"C'est avec ce sentiment que je reste près de lui... même s'il croit le
contraire... Tu me comprends..."
"Oui, et je te bénis. Et je te dis que tu as bien parlé en disant que
les pèlerinages aux endroits où j'ai été seront une
nécessité qui viendra quand je ne serai plus parmi vous... une nécessité de
réconfort pour votre esprit. Pour le moment, c'est seulement servir les
désirs de votre Jésus. Et tu as compris un de mes désirs, puisque tu te
sacrifies pour protéger un esprit imprudent..."
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301> Les apôtres se regardent entre eux... Les femmes
disciples aussi. Marie seulement reste
toute voilée et elle ne lève pas la tête pour échanger un regard avec
quelqu'un. Marie de Magdala, debout comme une reine qui juge, n'a jamais perdu de vue Judas qui
tourne parmi les vendeurs, et a un regard courroucé et un pli méprisant sur
sa bouche serrée. Son expression en dit plus que si elle parlait...
Judas revient. Il donne à ses compagnons ce qu'il a acheté. Il réajuste son
manteau dont il s'était servi pour porter les achats qu'il avait faits, et il
fait le geste de donner la bourse à Jésus.
Jésus la repousse de la main : "Ce n'est pas nécessaire. Pour les
aumônes, il y a encore Marie. À toi d'être bienfaisant ici. Il y a de
nombreux mendiants qui descendent de tous les côtés pour aller vers Jérusalem
ces jours-ci. Donne, sans préventions et avec charité, en te rappelant que
nous sommes tous pour Dieu des mendiants de sa miséricorde et de son pain...
Adieu. Adieu, Élise. La paix soit avec vous." Et il se tourne rapidement
pour se mettre à marcher d'un pas décidé sur la route qui était près de Lui,
sans donner à Judas le temps de le saluer...
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