Le lundi 3 mars 1947.
191> 573.1 – Jésus est seul. Il médite,
assis sous un chêne vert gigantesque qui a poussé sur une pente du mont qui
domine Sichem. La ville, d'un blanc rosé dans le premier soleil, est tout en
bas, s'étendant sur les pentes les plus basses du mont. Vue d'en haut, elle semble une poignée de grands cubes blancs
renversés par un grand enfant sur un pré vert en pente. Les deux cours d'eau,
près desquels elle s'élève, font un demi-cercle bleu argenté autour de la
ville ; puis l'un d'eux y pénètre chantant et scintillant entre les
maisons blanches, pour en sortir ensuite et courir dans la verdure,
apparaissant et disparaissant de dessous les oliviers et les vergers
luxuriants dans la direction du Jourdain. L'autre, plus modeste, reste hors
des murs, les lèche pour ainsi dire, irriguant les cultures maraîchères
fertiles, et puis s'en va abreuver des troupeaux de brebis blanches qui
paissent dans des prés que les fleurs des trèfles rougissent de leurs
capitules.
Un vaste horizon s'ouvre en face de Jésus. Après une ondulation de collines
de plus en plus basses, on voit en raccourci la verte vallée du Jourdain et,
au-delà, les monts de l'autre côté du Jourdain qui aboutissent au nord-est
aux sommets caractéristiques de l'Auranitide. Le soleil, qui s'est levé en
arrière de ces monts, a frappé trois nuages bizarres qui ressemblent à trois
rubans de gaze légère, disposés horizontalement sur le voile bleu turquoise
du firmament, et la gaze légère des trois nuages longs et étroits a pris la
couleur rose orangée de certains coraux précieux.
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192> Le ciel semble barré par cette
grille aérienne, très belle. Jésus la fixe ou plutôt regarde dans cette
direction, absorbé. Qui sait si même il la voit. Le coude appuyé sur le
genou, la main soutenant le menton appuyé dans le creux de la paume, il
regarde, pense, médite. Au-dessus de Lui, les oiseaux se livrent à un joyeux
et bruyant manège de vols.
Jésus abaisse les yeux sur Sichem qui se réveille toujours plus dans le
soleil du matin. À présent, aux bergers et aux troupeaux qui étaient seuls
d'abord à animer le panorama, se joignent les groupes de pèlerins, et au
tintement des cloches des troupeaux, se mêle celui des grelots des ânes, et
des voix, et le bruit des pas et des paroles. Le vent apporte par vagues à
Jésus la rumeur de la ville qui se réveille, des gens qui quittent le repos
de la nuit.
573.2 – Jésus se lève. Il quitte en
soupirant sa place tranquille et descend rapidement, par un raccourci, vers
la ville. Il y entre au milieu des caravanes de maraîchers et de pèlerins qui
se hâtent les premiers de décharger leurs denrées, les seconds de faire des
achats avant de se mettre en route. Dans un coin de la place du marché, se
trouvent déjà groupés et qui attendent, les apôtres et les femmes disciples,
et autour d'eux ceux d'Éphraïm,
de Silo, de Lébona et un grand nombre de Sichem.
Jésus va vers eux, les salue, puis il dit à ceux de Samarie : "Et maintenant, nous nous quittons. Retournez chez vous.
Rappelez-vous mes paroles. Croissez dans la justice." Il se tourne vers Judas de Kérioth
:
"As-tu donné, comme je l'ai dit, pour les pauvres de tous les endroits
?"
"J'ai donné, sauf à ceux d'Éphraïm car eux ont déjà reçu."
"Alors allez. Faites en sorte que chaque pauvre soit soulagé."
"Nous te bénissons pour eux."
"Bénissez les femmes disciples. Ce sont elles qui m'ont donné l'argent
. Allez. La paix soit avec vous."
Ils s'en vont à regret, désolés. Mais ils obéissent.
573.3 – Jésus reste avec les apôtres
et les femmes disciples. Il leur dit :
"Je vais à Hennon.
Je veux saluer l'endroit du Baptiste,
puis je descendrai à la route de la vallée. Elle est plus commode pour les
femmes."
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193> "Ne vaudrait-il pas mieux, au
contraire, prendre la route de Samarie ?" demande l'Iscariote.
"Nous n'avons pas à craindre les voleurs, même si nous sommes sur un
chemin voisin de leurs cavernes. Qui veut venir avec Moi, qu'il vienne. Que
celui qui ne désire pas venir à Hennon, reste ici jusqu'au lendemain du
sabbat. Ce jour-là, j'irai à Tersa, et que celui qui reste ici me rejoigne en
ce lieu."
"Moi, vraiment... je préférerais rester. Je ne suis pas en bonne
santé... je suis fatigué..." dit l'Iscariote.
"Cela se voit. Tu sembles malade. Regards sombres, humeur sombre, et
jusqu'à la peau. Je t'observe depuis quelque temps..." dit Pierre.
"Mais personne ne me demande si je souffre, pourtant..."
"Cela t'aurait-il fait plaisir ? Je ne sais jamais ce qui te plaît. Mais
si cela te fait plaisir, je te le demande maintenant et je suis disposé à
rester avec toi pour te soigner..." lui répond Pierre patiemment.
"Non, non ! C'est seulement de la fatigue. Va, va ! Moi, je reste où je
suis."
573.4 – "Je reste, moi aussi. Je
suis vieille. Je me reposerai en te servant de mère" dit à l'improviste Élise.
"Tu restes ? Tu avais dit..." interrompt Salomé.
"Si tous y allaient, je venais moi aussi, pour ne pas rester seule ici.
Mais étant donné que Judas reste..."
"Mais alors je viens. Je ne veux pas que tu te sacrifies, femme.
Certainement tu iras volontiers voir le refuge du Baptiste..."
"Je suis de Bet-Çur et je n'ai jamais senti le besoin
d'aller à Bethléem
pour voir la grotte où le Maître est né .
C'est ce que je ferai quand je n'aurai plus le Maître. Pense si je
brûle de voir l'endroit où Jean a été… Je préfère exercer la charité, sûre
qu'elle a plus de valeur qu'un pèlerinage."
"Tu fais un reproche au Maître. Tu ne t'en aperçois pas ?"
"Je parle pour moi. Lui y va, et il fait bien. Lui est le Maître. Moi,
je suis une vieille à qui les douleurs ont enlevé toute curiosité et à qui
l'amour pour le Christ a enlevé le désir de tout ce qui n'est pas le
servir."
"Alors, pour toi, c'est un service de m'espionner."
"Fais-tu des choses dignes de reproches ? On surveille celui qui fait
des choses nuisibles, mais je n'ai jamais espionné personne, homme. Je
n'appartiens pas à la famille des serpents. Et je ne trahis pas."
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194> "Moi non plus."
"Dieu le veuille pour ton bien. Mais je n'arrive pas à comprendre
pourquoi il t'est si odieux que je reste me reposer ici..."
573.5 – Jésus, muet jusqu'alors, qui
écoute au milieu des autres étonnés de cette prise de bec, lève la tête qu'il
tenait un peu inclinée et dit :
"Suffit. Le désir que tu as, peut l'avoir à plus forte raison une femme,
et de plus une femme âgée. Vous resterez ici jusqu'à l'aurore du lendemain du
sabbat, puis vous me rejoindrez. En attendant, va acheter ce qui peut être
nécessaire pour ces jours. Va et dépêche-toi."
Judas s'en va, à contrecœur, acheter la nourriture. André s'apprête à le suivre, mais Jésus
le prend par le bras en lui disant :
"Reste. Il peut le faire tout seul." Jésus est très sévère.
Élise le regarde et puis va près de Lui pour Lui dire :
"Pardon, Maître, si je t'ai déplu."
"Je n'ai pas à te pardonner, femme. Et toi, plutôt, pardonne à cet
homme, comme si c'était ton fils."
"C'est avec ce sentiment que je reste près de lui... même s'il croit le
contraire... Tu me comprends..."
"Oui, et je te bénis. Et je te dis que tu as bien parlé en disant que
les pèlerinages
aux endroits où j'ai été seront une nécessité qui viendra quand je ne serai
plus parmi vous... une nécessité de réconfort pour votre esprit. Pour le
moment, c'est seulement servir les désirs de votre Jésus. Et tu as compris un
de mes désirs, puisque tu te sacrifies pour protéger un esprit
imprudent..."
Les apôtres se regardent entre eux... Les femmes disciples aussi. Marie
seulement reste toute voilée et elle ne lève pas la tête pour échanger un
regard avec quelqu'un. Marie de Magdala,
debout comme une reine qui juge, n'a jamais
perdu de vue Judas qui tourne parmi les vendeurs, et a un regard courroucé et
un pli méprisant sur sa bouche serrée. Son expression en dit plus que si elle
parlait...
Judas revient. Il donne à ses compagnons ce qu'il a acheté. Il réajuste son
manteau dont il s'était servi pour porter les achats qu'il avait faits, et il
fait le geste de donner la bourse à Jésus.
Jésus la repousse de la main :
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195> "Ce n'est pas nécessaire. Pour
les aumônes, il y a encore Marie.
À toi d'être bienfaisant ici. Il y a de nombreux mendiants qui descendent de
tous les côtés pour aller vers Jérusalem ces jours-ci. Donne, sans
préventions et avec charité, en te rappelant que nous sommes tous pour Dieu
des mendiants de sa miséricorde et de son pain... Adieu. Adieu, Élise. La
paix soit avec vous."
Et il se tourne rapidement pour se mettre à marcher d'un pas décidé sur la
route qui était près de Lui, sans donner à Judas le temps de le saluer...
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