Vision du samedi 22
septembre 1945
407> Jésus est assis dans la cour à portiques
qui se trouve à l'intérieur de la maison de Béthanie, la cour que j'ai vue
remplie de disciples le matin de la Résurrection de Jésus. Assis sur un siège
de marbre couvert de coussins, le dos appuyé au mur de la maison, entouré des
maîtres de maison, des apôtres et des disciples Jean et Timon, plus Joseph et
Nicodème, et des pieuses femmes, il écoute Sintica
qui, debout devant Lui, semble répondre à quelque question qu'il a posée.
Tous, plus ou moins intéressés, écoutent dans des poses variées, les uns
assis sur des sièges, d'autres sur le sol, d'autres debout, d'autres appuyés
aux colonnes ou au mur.
" ...c'était une nécessité, pour ne pas sentir tout le poids de ma
condition. C'était ne pas être persuadée, un refus d'être persuadée de penser
que j'étais seule, esclave, exilée de ma patrie, penser que ma mère et mes
frères que mon père et la si tendre et douce Ismène n'étaient pas pour
toujours perdus. Mais que si même le monde entier s'acharnait à nous séparer,
comme Rome nous avait séparés et vendus, nous, qui étions libres, comme des
bêtes de somme, un endroit nous aurait réunis, au-delà de la vie.
Penser que notre vie n'est pas seulement une matière, une matière qu'on
enchaîne, mais qu'elle a à l'intérieur une force libre qu'aucune chaîne ne
tient captive, sauf la volonté de vivre dans le désordre moral et la
ripaille. Vous appelez cela : "péché". Celui et ceux qui
étaient mes lumières dans l'obscurité de ma nuit d'esclave expliquent cela
d'une autre façon. Mais eux aussi admettent qu'une âme clouée au corps par
des passions mauvaises et corporelles, n'arrive pas à ce que vous, vous appelez
le Royaume de Dieu, et nous la vie commune dans l'Hadès avec les dieux. Et
par conséquent il faut éviter de tomber dans la matérialité et s'efforcer
d'atteindre la liberté du corps, en se donnant un héritage de vertu pour
posséder une immortalité heureuse et être réunis à ceux qu’on a aimés.
Penser que rien n'empêche l'âme des morts d'assister l'âme des vivants, et
sentir par conséquent auprès de soi l'âme maternelle, retrouver son regard et
sa voix quand elle parle à l'âme de sa fille, et pouvoir dire : "Oui,
mère, pour venir vers toi, oui. Pour ne pas troubler ton regard, oui. Pour ne
pas mettre des larmes dans ta voix, oui. Pour ne pas endeuiller l'Hadès où tu
es en paix, oui. C'est pour tout cela que je garderai mon âme libre, l'unique
possession que j'aie et que personne ne peut m'enlever et que je veux
conserver pure pour pouvoir soumettre ma raison à la vertu. Penser ainsi
c'était liberté et joie. Et c'est ainsi que je voulais penser et agir. Parce
que c'est une philosophie tronquée et fausse de penser, et puis d'agir d'une
manière qui n'est pas conforme à la pensée.
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408> Penser ainsi, c'était se
reconstruire une patrie, même dans l'exil, une patrie intime dans le moi, avec
ses autels, sa foi, sa croyance, ses affections... Une patrie grande,
mystérieuse, et pas telle pourtant, dans ce mystère de l'âme qui sait qu'elle
n'ignore pas l'au-delà même si présentement elle le connaît comme un marin,
au milieu de la vaste mer, dans un matin brumeux connaît les détails de la
côte : confusément, comme une ébauche avec à peine quelque point qui se
dessine nettement et qui, pourtant, suffit, oh ! suffit au navigateur
fatigué que les tempêtes ont tourmenté, pour dire : "Voilà, c'est
le port, c'est la paix": La patrie des âmes, le lieu d'où elles
viennent... le lieu de la Vie.
Parce que la vie prend naissance de la mort... Oh ! cela, je ne l'ai
compris qu'à moitié, tant que je n'ai pas connu une de tes paroles, Après...
après, ce fut comme si un rayon de soleil eût frappé le diamant de ma pensée.
Tout fut lumière, et j'ai compris jusqu'où étaient arrivés les
maîtres grecs et comment ensuite ils s'étaient perdus, car il leur manquait
une donnée, une seule pour résoudre exactement le théorème de la Vie et de la
Mort. Cette donnée : le Vrai Dieu, Seigneur et Créateur de tout ce qui
existe !
Puis-je le nommer avec mes lèvres païennes ? Oui, je le peux, parce que c'est de Lui que
je viens comme tous. Car Lui en a mis la capacité dans l'esprit de tous les
hommes et, chez les plus sages, une intelligence supérieure qui les fait
paraître vraiment des demi-dieux par une puissance qui dépasse les limites de
l'humanité. Oui, parce que c'est Lui qui leur a fait écrire ces vérités qui
déjà sont de la religion sinon divine comme la tienne, du moins morale, et
capable de garder les âmes "vivantes" non pas pour la durée du
séjour ici, sur la terre, mais pour toujours.
Depuis j'ai compris ce que veut dire : "C'est par la mort que la
vie prend naissance". Celui qui l'a dit était comme quelqu'un pas tout à
fait ivre, mais bien d'une intelligence alourdie. Il a dit une parole
sublime, mais ne l'a pas comprise entièrement. Moi, ô Seigneur, pardonne mon
orgueil, j'ai compris mieux que lui et, depuis ce moment, j'en suis heureuse."
"Qu'est-ce que tu as compris ?"
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409> "Que cette existence
n'est que le principe embryonnaire de la vie et que
la vraie Vie commence quand la Mort nous enfante... à l'Hadès comme païenne, à
la Vie éternelle comme croyante en Toi. Ai-je mal parlé ?"
"Tu as bien parlé. Femme" approuve Jésus.
Nicodème interrompt : "Mais comment as-tu pu être informée des
paroles du Maître ?"
"Celui qui a faim cherche la nourriture, seigneur. Moi, je cherchais ma
nourriture. Lectrice, grâce à ma culture, à ma belle voix, à ma
prononciation, je pouvais lire beaucoup dans les bibliothèques de mes
maîtres. Mais je n'étais pas encore rassasiée. Je sentais qu'il y avait autre
chose, au-delà des murs historiés de la science humaine et, comme prisonnière
dans une prison d'or, je battais les murs, je forçais les portes pour sortir,
pour trouver... Quand je suis venue en Palestine avec le dernier maître, je
craignais de tomber dans les ténèbres... au contraire, j'allais vers la
Lumière. Les paroles des serviteurs de Césarée étaient comme autant de coups
de pics qui effritaient les murs, en ouvrant des fissures de plus en plus
grandes par où pénétrait ta Parole. Et moi, je les
recueillais, ces paroles et ces connaissances et, comme un enfant enfile des
perles, je les alignais, je m'en faisais un ornement, j'en tirais de la force
afin d'être toujours plus purifiée pour recevoir la Vérité. Je me rendis
compte qu'en me purifiant j'aurais trouvé. Et dès la terre. Je voulus être
pure, même au prix de ma vie, pour la rencontre avec la Vérité, avec la
Sagesse, avec la Divinité. Seigneur, je dis des paroles folles. Eux me
regardent étonnés. Mais c'est Toi qui me les as demandées..."
"Parle, parle, C'est nécessaire."
"Avec force et tempérance, j'ai résisté aux pressions extérieures.
J'aurais pu être libre et heureuse, selon le monde. Il m'aurait suffi de le
vouloir. Mais je n'ai pas voulu troquer la sagesse contre le plaisir, car
sans la sagesse, il ne sert à rien d'avoir les autres vertus. Lui, le
philosophe, l'a dit : "La justice, la tempérance et la force, si
elles n'ont pas pour compagne la sagesse, c'est comme un décor peint, une
vraie vertu d'esclaves, sans rien de solide ni réel". Moi, je voulais avoir
des choses réelles. Le maître, imbécile, parlait de Toi en ma présence.
Alors, ce fut comme si les murs devenaient un voile. Il suffisait de vouloir
pour déchirer le voile et s'unir à la Vérité. Je l'ai fait."
"Tu ne savais pas que tu nous aurais trouvés" dit l'Iscariote.
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410> "Je savais croire que le
dieu récompense la vertu. Moi, je ne voulais pas l'or, ni les honneurs, ni la
liberté physique, pas même cette dernière. Mais je voulais la Vérité. C'était
elle que je demandais à Dieu, ou bien de mourir. Je voulais que me fût
épargné l'avilissement de devenir "un objet" et davantage encore de
consentir à l'être. Je renonçais à tout ce qui est corporel, en te cherchant,
ô Seigneur, car les recherches, quand elles passent par les sens, sont
toujours imparfaites - et tu l'as vu quand, pour t'avoir vu, je me suis
enfuie, trompée par mes yeux - alors, je me suis abandonnée à Dieu qui est
au-dessus de nous et en nous et qui informe l'âme de Lui. Et je t'ai trouvé parce
que mon âme m'a conduite à Toi."
"La tienne est une âme païenne"
dit encore l'Iscariote.
"Mais l'âme a toujours du divin en elle surtout quand, par l'effort,
elle s'est préservée de l'erreur... Et tend par conséquent aux choses de sa
propre nature."
"Tu te compares à Dieu, toi ?"
"Non."
"Et alors, pourquoi dis-tu cela ?"
"Comment ? C'est toi, disciple du Maître, qui me le demandes ? A moi, grecque et libre depuis peu ?
Quand il parle, tu n'entends pas ? Ou bien en toi le ferment du corps
est-il tel qu'il te rend sourd ? Lui, ne dit-il pas toujours que nous
sommes des enfants de Dieu ? Nous sommes donc des dieux, si nous sommes
des enfants du Père, du Père qui est le sien et le nôtre, dont il parle
toujours. Tu pourrais me reprocher de n'être pas humble, mais non pas d'être
incrédule et inattentive."
"De sorte que tu te crois plus que moi ? Crois-tu avoir tout appris
dans les livres de ta Grèce ?"
"Non. Ni l'un, ni l'autre. Mais les livres des sages, d'où qu'ils
soient, m'ont donné le minimum pour me conduire. Je ne doute pas qu'un
israélite soit plus que moi. Mais je suis heureuse dans mon sort qui me vient
de Dieu. Que puis-je désirer de plus ? J'ai tout trouvé en trouvant le
Maître. Et je pense que cela a été ma destinée car réellement je vois que
veille sur moi une puissance qui m'a marqué un grand destin que je n'ai fait
que seconder, parce que je me rendais compte qu'il était bon."
"Bon ? Tu as été esclave et de maîtres cruels... Si le dernier
t'avait reprise, par exemple, comment aurais-tu secondé le destin, toi, si
sage ?"
"Tu t'appelles Judas, n'est-ce pas ?"
"Oui, eh bien ?"
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411> "Eh bien... rien. Je
veux me souvenir de ton nom en plus de ton ironie. Prends garde que l'ironie
est imprudente, même chez ceux qui sont vertueux... Comment aurais-je secondé
le destin ? Je me serais peut-être tuée. Car réellement, en certains
cas, il vaut mieux mourir que vivre, bien que le philosophe dise qu'il n'est
pas bien et qu'il est impie de se procurer ce bien par soi-même, car seuls
les dieux ont le droit de nous appeler à eux. Et c'est cette attente d'un
signe des dieux pour le faire, qui m'a toujours empêchée de le faire dans les
chaînes de mon triste sort. Mais alors, si j'avais été reprise par ce maître
immonde, j'y aurais vu le signe suprême et j'aurais préféré la mort à la vie,
J'ai une dignité, moi aussi, homme."
"Et s'il te reprenait maintenant ? Tu serais toujours dans les
mêmes dispositions..."
"Maintenant je ne me tuerais plus. Maintenant je sais que les violences
contre la chair ne blessent pas l'esprit qui ne consent pas. Maintenant je
résisterais jusqu'à être brisée par la force, jusqu'à être tuée par la
violence. Car cela aussi je le prendrais pour un signe de Dieu qui m'aurait
appelée à Lui par cette violence. Et maintenant je mourrais tranquille,
sachant que ce ne serait que pour perdre ce qui est périssable."
"Tu as bien répondu, femme"
dit Lazare, et Nicodème approuve lui aussi.
"Le suicide n'est jamais permis" dit l'Iscariote.
"Nombreuses sont les choses interdites, et on ne respecte pas
l'interdiction. Mais toi, Sintica, tu dois penser
que Dieu, comme Il t'a toujours guidée, t'aurait préservée même de la
violence sur toi-même. Maintenant, va. Je te serais reconnaissant que tu
cherches l'enfant et que tu me l'amènes"
dit doucement Jésus.
La femme s'incline jusqu'à terre et s'en va. Tous la suivent du regard.
Lazare murmure : "Et c'est toujours ainsi ! Moi, je ne peux
comprendre pourquoi les choses qui, en elle, ont été "vie", ont été
"mort" pour nous d'Israël. Si j'avais la possibilité de l'examiner
encore; je verrais que l'hellénisme qui nous a corrompus, nous, déjà en
possession d'une Sagesse, l'a sauvée, elle. Pourquoi ?"
"Parce qu'admirables sont les voies du Seigneur et Lui les ouvre à ceux
qui le méritent. Et maintenant, amis, je vous congédie puisque la soirée
s'avance. Il me plaît que vous tous ayez entendu parler la grecque. En
constatant comment Dieu se révèle aux meilleurs, tirez-en la conclusion que
l'exclusion de toute personne qui n'appartient pas à Israël, des troupes de
Dieu, est haineuse et dangereuse. Prenez-la comme règle pour l'avenir... Ne
bougonne pas, Judas de Simon. Et toi, Joseph, n'aie pas de scrupules déplacés.
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412> Vous n'êtes contaminés en
rien, personne d'entre vous, pour avoir approché une grecque. Faites, faites,
faites en sorte de ne pas approcher le démon et de ne pas lui donner
l'hospitalité. Adieu, Joseph. Adieu, Nicodème. Pourrai-je vous voir encore
pendant que je suis ici ? Voici Margziam...
Viens, mon enfant, salue les chefs du Sanhédrin. Que vas-tu leur
dire ?"
"La paix soit avec vous et... je dis encore : à l'heure de
l'encens, priez pour moi."
"Tu n'en as pas besoin, petit. Mais pourquoi justement à cette
heure ?"
"Parce que la première fois que je suis entré au Temple, avec Jésus, il
m'a parlé de la prière du soir... Oh ! c'est si beau !..."
"Et toi, tu prieras pour nous ? Quand ?"
"Je prierai... je prierai matin et soir. Pour que Dieu vous préserve du
péché pendant le jour et pendant la nuit."
"Et que diras-tu, petit ?"
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