Le mardi 6 juin 1944
181> 29.1 - Je revois l'intérieur de ce pauvre
refuge pierreux où, partageant le sort des animaux, Marie
et Joseph
ont trouvé asile.
Le petit feu sommeille ainsi que son gardien. Marie soulève doucement la tête
de sa couche, et regarde. Elle voit Joseph, la tête inclinée sur la poitrine,
comme s'il réfléchissait, et elle pense que la fatigue a triomphé de sa bonne
volonté de rester éveillé. Elle sourit, d'un bon sourire. Faisant moins de
bruit que ne peut en faire un papillon qui se pose sur une rose, elle
s'assied, puis s'agenouille. Elle prie avec un sourire radieux sur le visage.
Elle prie, les bras étendus non pas précisément en croix, mais presque, les
paumes dirigées vers le haut et en avant, et elle ne paraît pas fatiguée de
cette pose pénible. Puis, elle se prosterne, le visage contre le foin, dans
une prière encore plus profonde. Une prière prolongée.
Joseph s'éveille. Il voit que le feu est presque mort et que l'étable est
dans une quasi-obscurité.
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182> Il jette une poignée de brindilles
et la flamme se réveille. Il y ajoute des branches plus grosses, puis encore
plus grosses car le froid doit être piquant, le froid de la nuit hivernale et
tranquille qui pénètre partout dans ces ruines.
Le pauvre Joseph doit être gelé, car il se trouve près de la
"porte" - appelons comme cela l'ouverture sur laquelle son manteau
fait office de rideau -. Il approche les mains près de la flamme, défait ses
sandales et approche ses pieds. Il se chauffe. Quand le feu est bien pris, et
que sa clarté est assurée, il se tourne. Il ne voit rien, pas même cette
blancheur du voile de Marie qui traçait une ligne claire sur le foin obscur.
Il se lève et lentement s'approche de la couchette.
"Tu ne dors pas, Marie ?" demande-t-il. Il le demande trois
fois, jusqu'à ce qu'elle en prenne conscience et réponde : "Je
prie."
"Tu n'as besoin de rien ?"
"Non, Joseph."
"Essaie de dormir un peu, de reposer au moins."
"J'essaierai, mais la prière ne me fatigue pas."
"Adieu, Marie."
"Adieu, Joseph."
Marie reprend sa position. Joseph pour ne plus céder au sommeil s'agenouille
près du feu et il prie. Il prie avec les mains qui lui couvrent le visage. Il
ne les enlève que pour alimenter le feu et puis il revient à sa brûlante
prière. À part les crépitements du bois et le bruit du sabot de l'âne, qui de
temps en temps frappe le sol, on n'entend rien.
29.2 - Un rayon de lune pénètre par une
fissure du plafond, comme une lame immatérielle d’argent qui s’en va chercher
Marie. Au fur et à mesure que la lune monte dans le ciel, il s’allonge et,
finalement, l’atteint. Le voilà sur la tête de Marie en prière, la nimbant de
blancheur.
Marie lève la tête comme pour un appel du ciel et elle s'agenouille de
nouveau. Oh ! comme c'est beau ici ! Elle lève sa tête qui semble
resplendir de la lumière blanche de la lune, et elle est transfigurée par un
sourire qui n'est pas humain. Que voit-elle ? Qu'entend-elle ?
Qu'éprouve-t-elle ? Il n'y a qu'elle qui pourrait dire ce qu'elle vit,
entendit, éprouva à l'heure fulgurante de sa Maternité.
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183> Je me rends seulement
compte qu'autour d'elle la lumière croit, croit, croit. On dirait qu'elle
descend du Ciel, qu'elle émane des pauvres choses qui l'environnent, qu'elle
émane d'elle surtout.
Son vêtement, d'azur foncé, a à présent la couleur d'un bleu d'une douceur
céleste de myosotis, les mains et le visage semblent devenir azurés comme
s'ils étaient sous le feu d'un immense et clair saphir. Cette couleur me
rappelle, bien que plus légère, celle que je découvre dans la vision du saint
Paradis et aussi celle de la vision de l'arrivée des Mages. Elle se diffuse surtout toujours plus sur les choses, les revêt, les
purifie, leur communique sa splendeur.
La lumière se dégage toujours plus du corps de
Marie, absorbe celle de la lune, on dirait qu'elle attire en elle tout ce qui
peut arriver du ciel. Désormais, c'est elle qui est la Dépositaire de la
Lumière, celle qui doit donner cette Lumière au monde. Et cette radieuse,
irrésistible, incommensurable, éternelle, divine Lumière qui va être donnée
au monde, s'annonce avec une aube, une diane, un éveil de la lumière, un
chœur d'atomes lumineux qui grandit, s'étale comme une marée qui monte, monte
en immenses volutes d'encens, qui descend comme un torrent, qui se déploie
comme un voile...
La voûte, couverte de fissures, de toiles d'araignées, de décombres en
saillie qui semblent miraculeusement équilibrées, noire, fumeuse,
repoussante, semble la voûte d'une salle royale. Chaque pierre est un bloc
d'argent, chaque fissure une clarté opaline, chaque toile d'araignée un
baldaquin broché d'argent et de diamants. Un gros lézard, engourdi entre deux
blocs de pierre, semble un collier d'émeraude oublié là, par une reine; une
grappe de chauve-souris engourdies émettent une précieuse clarté d'onyx. Le
foin qui pend de la mangeoire la plus haute n'est plus de l'herbe : ce
sont des fils et des fils d'argent pur qui tremblent dans l'air avec la grâce
d'une chevelure flottante.
La mangeoire inférieure, en bois grossier, est devenue un bloc d'argent
bruni. Les murs sont couverts d'un brocart où la blancheur de la soie
disparaît sous une broderie de perles en relief. Et le sol... qu'est-ce
maintenant le sol ? Un cristal illuminé par une lumière blanche. Les
saillies semblent des roses lumineuses jetées sur le sol en signe d'hommage;
et les trous, des coupes précieuses, d'où se dégagent des arômes et des
parfums.
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184>
29.3 - La lumière ne cesse de croître.
L'œil ne peut la supporter. En elle, comme absorbée par un voile de lumière
incandescente, disparaît la Vierge... et en émerge la Mère.
Oui, quand la lumière devient supportable pour mes yeux, je vois Marie avec
son Fils nouveau-né
dans ses bras. Un petit Bébé rose et grassouillet qui s'agite
et se débat avec ses mains grosses comme un bouton de rose et des petits
pieds qui iraient bien dans le cœur d'une rose; qui vagit d'une voix
tremblotante exactement comme celle d'un petit agneau qui vient de naître,
ouvrant la bouche, rouge comme une petite fraise de bois, montrant sa petite
langue qui bat contre son palais couleur de rose; qui remue sa petite tête si
blonde qu'on la croirait sans cheveux, une petite tête ronde que la Maman
soutient dans le creux de l'une de ses mains pendant qu'elle regarde son Bébé
et l'adore, pleurant et riant tout ensemble et qu'elle s'incline pour y
déposer un baiser, non pas sur la tête innocente, mais sur le milieu de la
poitrine sous lequel se trouve le petit cœur, qui bat, qui bat pour nous...
là où un jour sera la blessure. Elle la panse d'avance, cette blessure, sa
Maman, avec son pur baiser d'Immaculée.
Le bœuf éveillé par la clarté se dresse avec un grand bruit de sabots et il
mugit. L'âne relève la tête et brait. C'est la lumière qui les réveille, mais
j'aime penser qu'ils ont voulu saluer leur Créateur pour eux-mêmes et pour
tous les animaux.
29.4 – Joseph aussi, qui priait, comme en extase, avec une
intensité telle qu’il s’était isolé de tout ce qui l’entourait, se secoue.
Entre ses doigts dont il se couvre le visage, il voit filtrer cette étrange
lumière. Il découvre son visage, lève la tête, se tourne. Le bœuf, debout,
lui cache Marie. Mais elle l’appelle :
"Joseph, viens."
Joseph accourt et devant le spectacle s'arrête comme foudroyé de révérence,
il va tomber à genoux là où il se trouve. Mais Marie insiste :
"Viens, Joseph." Elle appuie la main gauche sur le foin et tenant
de la main droite l'Enfant qu'Elle serre sur son cœur, elle se lève et se
dirige vers Joseph qui marche hésitant, pris entre le désir d'avancer et la
peur d'être irrespectueux.
Au pied de la couche les deux époux se rencontrent et se regardent en
pleurant de bonheur.
"Viens" dit Marie "offrons Jésus au Père."
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185>
Pendant que Joseph s'agenouille, elle, debout,
entre les deux poutres qui soutiennent la voûte, élève sa Créature entre ses
bras et dit : "Me voici. C'est pour Lui, ô Dieu, que je te dis
cette parole. Me voici pour faire ta volonté. Et avec Lui, moi, Marie et Joseph mon époux. Voici tes
serviteurs, Seigneur. Que soit accomplie par nous, à toute heure et en toute
occasion, ta volonté pour ta gloire et ton amour." Puis Marie se penche
et dit :
"Prends, Joseph" et lui offre l'Enfant.
"Moi ! À Moi ! Oh ! Non ! Je ne suis pas
digne !" Joseph est tout effrayé, anéanti à l'idée de devoir
toucher Dieu.
Mais Marie insiste en souriant :
"Tu en es bien digne. Personne ne l'est plus que toi. C'est pour cela
que Dieu t'a choisi. Prends-le, Joseph, et tiens-le pendant que je cherche
les langes."
Joseph, rouge comme une pivoine, avance les bras et prend le petit bourgeon
de chair qui crie parce qu'il a froid. Quand il l'a entre les bras, il ne
persiste pas dans l'intention de le tenir par respect éloigné de lui. Il le
serre contre son cœur et éclatant en sanglots : "Oh !
Seigneur ! Mon Dieu !" et il se penche pour baiser ses petits
pieds et les sent glacés. Alors, il s'assoit sur le sol, le serre sur son
sein. Avec son habit marron, avec ses mains il s'ingénie à le couvrir, à le
réchauffer, à le défendre contre la bise nocturne. Il voudrait bien aller du
côté du feu, mais là il y a un courant d'air qui entre par la porte. Mieux
vaut rester où il est. Il vaut mieux même aller entre les deux animaux qui
les protégeront du courant d'air et donneront un peu de chaleur. Il va se
mettre entre le bœuf et l'âne avec les épaules tournées vers la porte, penché
sur le Nouveau-né pour lui faire de sa poitrine une niche dont les parois
sont une tête grise aux longues oreilles et un grand museau blanc aux naseaux
fumants et aux bons yeux humides.
29.5 – Marie a ouvert le coffre et en a
tiré les linges et les langes. Elle est allée près du feu pour les
réchauffer. La voilà qui va vers Joseph et enveloppe le Bébé dans les linges
tiédis, puis elle protège la petite tête avec son voile.
"Où allons-nous le mettre maintenant ?" dit-elle.
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186> Joseph
regarde autour, réfléchit... "Attends, dit-il. Poussons plus loin les
deux animaux et leur foin. Tirons en bas le foin de la mangeoire qui est plus
haut et mettons-le ici à l'intérieur. Le bord de cette mangeoire le protégera
de l'air, le foin lui fera un oreiller et le bœuf par son souffle le
réchauffera un peu." Et Joseph se met à l'ouvrage, pendant que Marie
berce son Petit en le serrant sur son cœur et en appuyant sa joue sur la
petite tête pour la réchauffer.
Joseph ravive le feu sans épargner le bois pour faire une belle flamme. Il
réchauffe le foin et peu à peu le sèche et le met sur le sein pour l'empêcher
de refroidir. Puis, quand il en a assez amoncelé pour faire un petit matelas
à l'Enfant, il va à la mangeoire et l'arrange pour en faire un berceau.
"C'est prêt, dit-il. Maintenant il faudrait bien une couverture pour
empêcher le foin de le piquer, et pour le couvrir..."
"Prends mon manteau" dit Marie.
"Tu auras froid."
"Oh ! cela ne fait rien ! La couverture est trop rugueuse. Le
manteau est doux et chaud. Je n'ai pas du tout froid. Mais que Lui ne souffre
plus."
Joseph prend l'ample manteau de moelleuse laine bleue sombre et l'arrange en
double sur le foin, avec un pli qui penche hors de la crèche. Le premier lit
du Sauveur est prêt.
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