Le
lundi 25 juin 1945.
316> 200.1 – Jésus rentre seul dans la maison du Zélote.
Le soir va descendre, tranquille et serein après tant de soleil. Jésus se
montre à la porte de la cuisine, salue et puis monte méditer dans la pièce à
l'étage supérieur déjà préparée pour le souper.
Il ne paraît pas gai, le Seigneur. Il soupire souvent et va et vient dans la
pièce. Il jette de temps à autre un regard sur la campagne environnante que
l'on voit par les nombreuses portes de cette grande pièce qui forme un cube
au-dessus du rez-de-chaussée. Il sort aussi se promener sur la terrasse en
faisant le tour de la maison et s'arrête sur le côté arrière pour regarder Jean d'En-Dor
qui courtoisement puise de l'eau au puits pour l'apporter à Salomé
toute affairée. Il regarde, secoue la tête, soupire.
La puissance de son regard attire Jean qui se retourne pour regarder et qui
demande :
"Maître, tu as besoin de moi ?"
"Non, je te regardais seulement."
"Il est bon, Jean. Il m'aide" dit Salomé.
"De cette aide aussi Dieu le récompensera."
Jésus, après ces paroles, rentre dans la pièce et s'assied.
200.2 – Il
est tellement absorbé qu'il ne remarque pas le bourdonnement de plusieurs
voix et le bruit de nombreux pas à l'intérieur du corridor d'entrée, et puis
deux pieds légers qui montent l'escalier extérieur et s'approchent de la
pièce. C'est seulement quand Marie
l'appelle qu'il lève la tête.
"Fils, Suzanne
est arrivée à Jérusalem avec sa famille et m'a tout de suite amené Aglaé. Veux-tu l'entendre pendant que
nous sommes seuls ?"
"Oui, Mère, tout de suite et que personne ne monte jusqu'à ce que tout
soit fini. J'espère avoir tout terminé avant le retour des autres. Mais je te
prie de veiller pour qu'il n'y ait pas de curiosités indiscrètes... chez
personne... et spécialement chez Judas de Simon."
"J'y veillerai soigneusement..."
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317> Marie sort pour revenir
peu après tenant Aglaé par la main, non plus emmitouflée dans son manteau
gris et dans son voile qui lui retombait sur le visage, non plus avec les
sandales hautes et compliquées de boucles et de courroies qu'elle avait
auparavant, mais toute semblable à une femme du pays avec ses sandales plates
et basses, très simples comme celles de Marie, son vêtement bleu sombre
sur lequel se drape le manteau, son voile blanc qu'elle porte comme les
israélites du peuple c'est-à-dire posé simplement sur la tête avec un coin
retombant sur les épaules, de sorte que le visage est voilé mais pas
complètement. Le vêtement commun à une infinité d'autres femmes et le fait
d'être dans un groupe de galiléens ont épargné à Aglaé d'être reconnue.
Elle entre, la tête inclinée, rougissant comme la pourpre à chaque pas
qu'elle fait, et je crois que, si Marie ne l'avait pas poussée doucement vers
Jésus, elle se serait agenouillée sur le seuil.
"Voici, Fils, celle qui te cherche depuis si longtemps. Écoute-la"
dit Marie quand elle est près de Jésus.
Elle abaisse les rideaux sur les portes ouvertes et ferme celle qui est la
plus proche de l'escalier.
200.3 – Aglaé
quitte le petit sac qu'elle avait sur les épaules et puis s'agenouille aux
pieds de Jésus et fond en larmes. Elle glisse jusqu'à terre et pleure, la
tête appuyée sur ses bras croisés contre le sol.
"Ne pleure pas ainsi, ce n'est plus le moment. Il te fallait pleurer
lorsque tu étais en haine pour Dieu. Pas maintenant que tu l'aimes et que tu
en es aimée."
Mais Aglaé continue de pleurer...
"Tu ne crois pas qu'il en est ainsi ?"
Sa voix se fraye un chemin à travers les sanglots :
"Je L'aime, c'est vrai, comme je sais, comme je peux ... mais, bien que
je le sache et que je croie que Dieu est Bonté, je ne puis oser espérer qu'il
me donne son amour. J'ai trop péché... Je l'aurai, peut-être, un jour... mais
je dois encore tant pleurer... Pour l'instant, je suis seule dans mon amour.
Je suis seule... Ce n'est pas la solitude désespérée des années passées.
C'est une solitude pleine du désir de Dieu et qui n'est donc plus
désespérée... mais si triste, si triste..."
"Aglaé, comme tu connais mal encore le
Seigneur ! Ce désir que tu as de Lui est pour toi une preuve que Dieu
répond à ton amour, qu'il est pour toi un ami, qu'il t'appelle, qu'il
t'invite, qu'il te veut. Dieu est incapable de rester inerte devant le désir
de la créature, car ce désir, c'est Lui qui l'a allumé dans ce cœur, Lui,
Créateur et Seigneur de toute créature.
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318> Il l'a allumé, Lui, car il a aimé
d'un amour privilégié l'âme qui maintenant Le désire. Le désir de Dieu
précède toujours le désir de la créature, car Lui est le Très Parfait et
son amour est bien plus actif et brûlant que l'amour de la créature."
"Mais comment, comment Dieu peut-Il aimer la boue ?"
"Ne cherche pas à comprendre avec ton intelligence. C'est un abîme de
miséricorde incompréhensible pour l'esprit humain. Mais là où l'intelligence
de l'homme ne peut comprendre, comprend au contraire l'intelligence de
l'amour, l'amour de l'esprit. Cet amour comprend et entre avec assurance dans
le mystère qui est Dieu et dans le mystère des rapports de l'âme avec Dieu.
Entre, c'est Moi qui te le dis. Entre parce que Dieu le veut."
"Oh ! mon Sauveur ! Mais alors, suis-je bien pardonnée ?
Suis-je vraiment aimée ? Dois-je le croire ?"
"T'ai-je jamais menti ?"
"Oh ! non, Seigneur ! Tout ce que tu m'as dit à Hébron s'est
vérifié. Tu m'as sauvée, comme tu me l'as dit par ton Nom. Tu m'as cherchée,
moi, pauvre âme perdue. Tu m'as donné la vie de cette âme que je portais
morte en moi. Tu m'as dit que si je te cherchais je te trouverais, et cela a
été vrai. Tu m'as dit que tu es partout où l'homme a besoin de médecin et de
remèdes. Et c'est vrai. Tout, tout ce que tu as dit à la pauvre Aglaé, depuis
ces paroles du matin de juin jusqu'à celles de "La Belle Eau"...
"Tu dois alors croire aussi à celles-ci."
"Oui, je crois, je crois ! Mais dis-moi Toi : "Je te
pardonne !"
"Je te pardonne au nom de Dieu et de Jésus."
"Je te remercie...
200.4 – Mais
maintenant... Maintenant que dois-je faire ? Dis-moi, mon Sauveur ce que
je dois faire pour avoir la vie éternelle ? L'homme se corrompt, rien
qu'à me regarder... Je ne peux vivre dans la crainte continuelle d'être
découverte et entourée... Durant ce voyage, je tremblais devant chaque regard
d'homme... Je ne veux plus pécher ni faire pécher. Indique-moi le chemin à
suivre. Quel qu'il soit, je le suivrai. Tu vois que je suis encore forte même
avec les privations... Et même si par trop de privations je rencontrais la
mort, je n'en ai pas peur. Je l'appellerai "mon amie" car elle me
soustraira aux dangers de la terre, et pour toujours. Parle, mon
Sauveur."
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319> "Va dans un lieu désert."
"Où, Seigneur ?"
"Où tu veux. Où te conduira ton esprit."
"En sera-t-il capable mon esprit à peine formé ?"
"Oui, parce que Dieu te conduit."
"Et qui me parlera désormais de Dieu ?"
"Ton âme ressuscitée, pour le moment..."
"Je ne te verrai jamais plus ?"
"Jamais plus sur la terre. Mais d'ici peu, je t'aurai totalement
rachetée et alors je viendrai vers ton esprit pour te préparer à monter vers
Dieu."
"Comment viendra ma complète rédemption, si je ne te vois plus ?
Comment me la donneras-tu ?"
"En mourant pour tous les pécheurs."
"Oh ! non ! Toi, mourir, non !"
"Pour vous donner la Vie, je dois me donner la mort. C'est pour cela que
je suis venu en qualité d'homme. Ne pleure pas... Tu me rejoindras sans
tarder là où je serai après mon sacrifice et le tien."
"Mon Seigneur ! Moi aussi je mourrai pour Toi ?"
"Oui, mais d'une autre manière. Ta chair mourra d'heure en heure, et par
le vouloir de ta volonté. Cela fait presqu'un an qu'elle est en train de
mourir. Quand elle sera morte toute entière, je t'appellerai."
"Aurai-je la force de détruire ma chair coupable ?"
"Dans la solitude où tu seras et où Satan t'assaillira avec une haineuse
violence au fur et à mesure que tu appartiendras davantage au Ciel, tu
trouveras un de mes apôtres autrefois pécheur, puis racheté."
"Alors ce n'est pas l'apôtre béni qui me parlait de Toi ? Il est
trop honnête pour avoir été pécheur.
"
"Pas celui-là, un autre. Il te rejoindra à l'heure juste. Il te dira ce
qu'encore tu ne peux savoir. Va en paix. Que la bénédiction de Dieu soit sur
toi."
200.5 – Aglaé,
qui est toujours restée à genoux, se penche pour baiser les pieds du
Seigneur. Elle n'ose faire plus. Puis elle prend son sac et le retourne. Il
en tombe des vêtements simples, un petit sac qui résonne et une amphore d'un
délicat albâtre rose.
Aglaé remet les vêtements dans le sac, prend en mains le sachet et dit :
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320> "Ceci pour tes pauvres. C'est
le reste de mes bijoux. Je n'ai gardé que l'argent de ma nourriture durant le
voyage... car, même si tu ne me l'avais pas dit, je serais allée dans un lieu
éloigné. Maintenant, ceci c'est pour Toi. Moins suave que le parfum de ta
sainteté. Mais c'est tout ce que peut donner de meilleur la terre. Et je m'en
servais pour faire le pire... Le voilà. Que Dieu m'accorde d'exhaler un
parfum au moins égal à celui-là, en ta présence au Ciel"
Et elle enlève à l'amphore son bouchon précieux et renverse le contenu sur le
sol. Une odeur pénétrante de rose s'élève à flots des carreaux imprégnés par
l'essence précieuse. Aglaé ramasse l'amphore vide :
"En souvenir de cette heure" dit-elle et ensuite elle se
penche encore pour baiser les pieds de Jésus, se relève, se retire à
reculons, sort, ferme la porte...
On entend son pas qui s'éloigne vers l'escalier, sa voix qui échange quelques
mots avec Marie et puis le bruit des sandales sur les marches de l'escalier,
et puis plus rien.
D'Aglaé il ne reste que le sachet aux pieds de Jésus et l'arôme pénétrant
répandu dans la pièce.
Jésus se lève... ramasse le sachet et le met sur son sein, il va vers une
ouverture qui donne sur le chemin, sourit en voyant la femme qui, seule,
s'éloigne avec son manteau d'israélite en direction de Bethléem. Il fait un
geste de bénédiction et puis s'en va sur la terrasse et appelle :
"Maman."
Marie monte vivement l'escalier :
"Tu l'as rendue heureuse, mon Fils. Elle est partie, courageuse et
paisible."
"Oui, Mère. Quand André reviendra envoie-le-moi avant les
autres."
200.6 – Quelque
temps se passe, puis on entend les voix des apôtres qui reviennent... André
accourt :
"Maître, tu me demandes ?"
"Oui, viens ici. Que personne ne le sache, mais à toi, il est juste que
je te le dise. André, merci au nom du Seigneur et d'une âme."
"Merci ? De quoi ?"
"Tu ne sens pas ce parfum ? C'est le souvenir de la femme voilée.
Elle est venue. Elle est sauvée."
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321> André rougit comme une fraise,
tombe à genoux et ne trouve plus une parole... À la fin il dit :
"Maintenant je suis content. Que le Seigneur soit béni !"
"Oui, lève-toi. Ne dis pas aux autres qu'elle est venue."
"Je me tairai, Seigneur."
"Va. Écoute : Judas de Simon est-il encore là ?"
"Oui il a voulu nous accompagner... en disant... tant de mensonges.
Pourquoi agit-il ainsi, Seigneur ?"
"Parce que c'est un garçon gâté. Dis-moi la vérité : vous vous êtes
disputés ?"
"Non. Mon frère
était trop heureux avec son
enfant pour en avoir le désir, et les autres... tu sais... sont
plus prudents. Mais certainement, dans notre cœur, nous sommes tous dégoûtés.
Mais après le souper il s'en va... D'autres amis... dit-il. Oh ! et il
méprise les prostituées "
"Sois bon, André. Toi aussi, tu dois être heureux ce soir..."
"Oui, Maître. Moi aussi, j'ai mon invisible mais douce paternité. Je
m'en vais."
200.7 – Encore
un moment, puis les apôtres montent en groupe avec l'enfant et Jean d'En-Dor.
Les femmes les suivent avec les plats et les lampes. En dernier arrive Lazare avec Simon.
À peine entrés dans la pièce, ils s'exclament :
"Ah ! mais cela venait d'ici !!!" et ils hument l'air
saturé du parfum de rose, saturé malgré les portes grandes ouvertes.
"Mais qui a ainsi parfumé cette pièce ? Marthe, peut-être ?" demandent
plusieurs.
"Ma sœur, n'a pas quitté la maison de la journée" répond Lazare.
"Et qui alors ? Quelque satrape assyrien ?" plaisante
Pierre.
"L'amour d'une rachetée" dit sérieusement Jésus.
"Elle pouvait faire l'économie de cet inutile étalage de rédemption et
donner pour les pauvres ce qu'elle a dépensé. Il y en a tant et ils savent
que nous faisons des distributions.
Je n'ai plus la moindre pièce de monnaie, dit l'Iscariote en colère. Et il
nous faut acheter l'agneau, louer une pièce pour le repas de Pâque
et..."
"Mais, moi, je vous ai tout offert" dit Lazare.
"Ce n'est pas juste. Le rite perd son charme. La Loi dit : "Tu
prendras l'agneau pour toi et pour ta maison".
Elle ne dit pas : "Tu accepteras l'agneau".
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322> Barthélemy se retourne brusquement,
ouvre la bouche, puis la referme. Pierre devient cramoisi par l'effort qu'il
fait pour se taire. Mais le Zélote, qui est chez lui, se croit autorisé à
parler et il dit :
"Tout cela, ce sont des subtilités rabbiniques... Je te prie de les
laisser tomber et, en échange, de rester respectueux envers mon ami
Lazare."
"Bravo, Simon !"
Pierre va éclater s'il ne parle pas.
"Bravo ! Il me semble aussi qu'on oublie un peu trop que
seul le Maître a le droit d'enseigner..."
Pierre dit "on oublie" en faisant un effort héroïque pour ne pas
dire : "Judas oublie."
"C'est vrai... mais... je suis nerveux, voilà. Excuse-moi, Maître"
"Oui. Et je te réponds aussi. La reconnaissance est une grande vertu.
Je suis reconnaissant à Lazare, comme cette rachetée m'a été
reconnaissante. Moi, je répands sur Lazare le parfum de ma bénédiction, même
pour ceux de mes apôtres qui ne savent pas le faire, Moi, votre chef à
tous. La femme a répandu à mes pieds le parfum de sa joie d'être sauvée.
Elle a reconnu le Roi, et est venue vers le Roi, avant beaucoup d'autres sur
lesquels le Roi a répandu plus d'amour que sur elle. Laissez-la faire sans la
critiquer. Elle ne pourra assister à ma proclamation ni à mon onction. Sa
croix est déjà sur ses épaules. Pierre tu as dit s'il était venu ici un
satrape assyrien. En vérité je te dis que même l'encens des Mages, si pur et
si précieux, n'était pas plus suave, plus précieux que ceci. L'essence s'est
détrempée dans les larmes, c'est pour cela qu'elle est si pénétrante.
L'humilité soutient l'amour et le rend parfait. Assoyons-nous à table,
amis..."
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