Le mercredi 3
juillet 1946.
166> 454.1 – Le
soir descend en amenant la brise qui rafraîchit après tant de chaleur, et la pénombre qui soulage après
tant de soleil.
Jésus prend congé des gens d'Hippos, fermement décidé à ne pas retarder le
départ car il veut être à Capharnaüm pour le sabbat. Les gens s'éloignent à
regret et certains s'obstinent à le suivre hors de la ville.
Parmi eux se trouve la femme d'Aphéqa, une veuve qui, dans la ville sur le lac, a prié le
Seigneur de la choisir comme tutrice du petit Alphée dont la mère ne veut pas.
Elle s'est jointe aux femmes disciples comme si elle était l'une d'elles et
désormais elle est si familiarisée avec elles, qu'elles la considèrent comme
une de la famille. Maintenant elle est avec Salomé et ne cesse pas de
s'entretenir avec elle à voix basse.
454.2 – Plus
en arrière se trouve Marie avec sa belle-sœur, et elles règlent leur pas sur
celui de l'enfant qui marche en donnant la main à toutes les deux et qui
s'amuse à sauter sur le bord de chaque pierre du chemin, certainement
construit par les romains pour avoir ainsi des pavés réguliers.
Et il rit en disant à chaque fois :
"Vois comme je suis brave ? Regarde, regarde encore !"
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167> Un jeu que je crois ont fait tous les enfants du monde quand
ils tiennent par la main ceux qu'ils sentent affectueux pour eux. Et les deux
saintes créatures qui le tiennent par la main montrent un grand intérêt pour
son jeu et le louent pour la bravoure qu'il montre en sautant.
Le pauvre petit est refleuri en quelques jours d'une vie paisible et
affectueuse, il a l’œil joyeux des enfants heureux et son rire argentin le
rend même plus beau et surtout plus enfant. Il a perdu cette expression de
petit homme, prématuré et triste qu'il avait le soir du départ de Capharnaüm.
Marie d'Alphée remarque la chose et, entendant une parole de Sara la veuve,
elle dit à sa belle-sœur :
"Ce serait bien ainsi ! À la place de Jésus, je le lui
donnerais"
"Il a une mère, Marie..."
"Une mère ? Ne le dis pas ! Une louve est plus mère que cette
malheureuse."
[La Vierge répond :] "C'est vrai. Mais même si elle ne se rend pas
compte de ses devoirs envers son fils, elle a toujours un droit sur
lui."
"Hum ! Pour le faire souffrir ! Regarde comme il est
mieux !" [dit Marie d’Alphée.]
[La Vierge reprend :] "Je le vois. Mais... Jésus n'a pas le droit
d'enlever des enfants à leur mère, pas même pour les donner à qui les
aimerait."
"Les hommes aussi n'auraient pas le droit de... Il suffit. Moi je
sais."
"Oh ! Je te comprends... Tu veux dire : les hommes aussi
n'auraient pas le droit de t'enlever ton Fils, et pourtant ils le feront...
Mais en faisant cela, un acte humainement cruel, ils provoqueront un bien
infini. Ici, au contraire, je ne sais si ce serait un bien pour cette
femme..."
"Mais pour le petit, si.
454.3 – Mais
pourquoi... nous a-t-il dit cette horrible chose ? Moi, je n'ai plus de
paix depuis que je sais..."
"Et tu ne le savais pas même auparavant que le Rédempteur devait
souffrir et mourir ?"
"Bien sûr, je le savais ! Mais je ne savais pas que c'était Jésus.
Je l'ai bien aimé, tu sais ? Plus que mes propres enfants. Si beau, si
bon... Oh ! Je te l'ai envié, ma Marie, quand il était tout petit, et
ensuite toujours... toujours... Je faisais attention même à un courant d'air
pour Lui et... je ne puis penser qu'il sera torturé..."
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168> Marie de Cléophas pleure dans son voile.
Et Marie, la Mère, la réconforte :
"Ma Marie, ne regarde pas la chose du côté humain. Pense à ses fruits...
Moi, tu peux penser comment je vois tomber la lumière chaque jour... Quand
elle meurt, je me dis : un jour de
moins pour avoir Jésus... Oh ! Marie ! C'est d'une chose par-dessus
tout que je remercie le Très-Haut : de m'avoir accordé d'atteindre
l'amour parfait, parfait autant que peut le posséder une créature, qui me
permet de pouvoir guérir et fortifier mon cœur en disant : "Sa
douleur et la mienne sont utiles à mes frères et, pour cela, que soit bénie
la Douleur". Si je n'aimais pas ainsi le prochain... je ne pourrais pas,
non, penser qu'ils mettront à mort Jésus..."
"Mais quel amour est donc le tien ? Quel amour doit-on avoir pour
pouvoir dire ces paroles ? Pour... pour... pour ne pas s'enfuir avec son
propre enfant, le défendre et dire au prochain : "Mon premier
prochain, c'est mon fils, et je l'aime par-dessus toute chose ?"
"Celui qui doit être aimé par-dessus toute chose, c'est Dieu."
"Et Lui est Dieu."
"Lui fait la Volonté du Père, et moi, avec Lui. Quel amour est le
mien ? Quel amour doit-on avoir pour pouvoir dire ces paroles ?
L'amour de fusion avec Dieu, l'union totale, l'abandon total, être perdues en
Lui, n'être plus qu'une partie de Lui, comme ta main est une partie de
toi-même et fait ce que ta tête commande. Voilà mon amour, et l'amour que
l'on doit avoir pour faire toujours avec bonne volonté la Volonté de
Dieu."
"Mais tu es toi. Tu es la Bénie entre toutes les créatures. Certainement
tu étais déjà telle même avant d'avoir Jésus, car Dieu t'a choisie pour que
tu l'aies, et il t'est facile..."
"Non, Marie. Je suis Femme et Mère comme toute femme et toute mère. Le
don de Dieu ne supprime pas la créature. Elle a son humanité comme toute
autre, même si le don de Dieu lui donne une spiritualité élevée. Tu sais, désormais, que moi j'ai dû
accepter le don de mon propre gré, et avec toutes les conséquences qu'il
comportait. En effet tout don divin est une grande béatitude mais aussi un
grand engagement. Et Dieu ne violente aucun homme pour qu'il accepte ses
dons, mais Il interroge la créature, et si la créature dit :
"Non" à la voix spirituelle qui lui parle, Dieu ne la force pas.
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169> 454.4 – Toutes
les âmes, au moins une fois dans leur vie, sont interrogées par Dieu
si..."
"Oh ! pour moi, non ! À moi, Il n'a jamais rien
demandé !" s'exclame Marie d'Alphée, sûre d'elle-même.
La Vierge Marie sourit doucement et répond :
"Tu ne t'en es pas aperçue et ton âme a répondu sans que tu t'en
aperçoives, et cela parce que tu aimes beaucoup le Seigneur."
"Je te dis qu'il ne m'a jamais parlé… !"
"Et pourquoi es-tu disciple à la suite de Jésus ? Et pourquoi alors
désires-tu ardemment que tes fils, tous, soient disciples de
Jésus ? Tu sais ce que cela veut dire le suivre, et pourtant tu veux que
tes fils le suivent."
"Certainement, je voudrais les Lui donner tous. Alors vraiment je dirais
que j'ai donné à la Lumière mes fils. Et je prie, je prie pour pouvoir les
enfanter à Elle, à Jésus, par une vraie, éternelle maternité."
"Tu vois ! Et cela pourquoi ? Parce que Dieu t'a interrogée un
jour et Il t'a dit : "Marie, m’accorderais-tu tes fils pour être
mes ministres dans la nouvelle Jérusalem ?" Et tu as répondu :
"Oui, Seigneur". Et même maintenant que tu sais que le disciple
n'est pas plus que le Maître, à Dieu qui t'interroge encore pour éprouver ton
amour, tu réponds : "Oui, mon Seigneur. Je veux désormais qu'ils
soient tiens !" N'est-ce pas ainsi ?"
"Oui, Marie. C'est ainsi, c'est vrai. Je suis si ignorante que je ne
sais pas comprendre ce qui arrive dans l'âme. Mais quand Jésus ou toi vous me
faites réfléchir, je dis que c'est vrai, que c'est certainement vrai. Je dis
que... je voudrais qu'ils soient tués par les hommes plutôt qu'ennemis de
Dieu... Certainement... si je les voyais mourir... si... oh ! Mais le
Seigneur... Il m'aiderait, hein ? le Seigneur, à cette heure... ou bien
Il n'aidera que toi ?"
"Il aidera toutes ses filles fidèles et qui seront martyres en esprit,
ou dans leur esprit et leur chair pour sa gloire."
"Mais qui doit être tué ?" demande l'enfant qui, entendant
cette conversation, a cessé de sauter, et est resté toutes oreilles.
Et il demande encore, un peu curieux, un peu effrayé, en regardant de côté et
d'autre dans la campagne solitaire qui devient sombre :
"Il y a des voleurs ? Où sont-ils ?"
"Il n'y a pas de voleurs, mon enfant. Et personne, pour l'instant, ne
doit être tué. Saute, saute encore..." répond Marie très Sainte.
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170> 454.5 – Jésus,
qui était très en avant, s'est arrêté pour attendre les femmes. De ceux qui
l'ont suivi depuis Hippos, il y a encore trois hommes et la veuve. Les autres
se sont décidés, l'un après l'autre, à le quitter et à retourner à leur
ville.
Les deux groupes se réunissent. Jésus dit :
"Restons ici en attendant la lune. Ensuite nous partirons de façon à
entrer à l'aube dans la ville de Gamla."
"Mais, Seigneur ! Tu ne te souviens pas comment ils t'ont chassé de
là ? Ils t'ont supplié de t'en aller..."
"Eh bien ? Je suis parti, maintenant je reviens. Dieu est patient
et prudent. À ce moment-là, dans leur agitation, ils n'étaient pas capables
d'accueillir la Parole que l'on doit écouter avec une âme paisible pour
qu'elle soit fructueuse. Souvenez-vous d'Élie et de sa rencontre avec le
Seigneur sur l'Horeb. Pensez qu'Élie était déjà une âme aimée du Seigneur et
habituée à l'entendre. Ce fut seulement dans la paix d'une brise légère,
quand son âme reposait, après les agitations, dans la paix de la création et
de son moi honnête, que le Seigneur parla. Et le Seigneur a attendu que l'agitation, laissée dans
cette région, en souvenir de leur passage par la légion des démons - car si
le passage de Dieu est paix, le passage de Satan est perturbation - et le
Seigneur a attendu que l'agitation tombe et que se refassent limpide le cœur
et l'intelligence, pour retourner vers ceux de Gamla qui sont encore ses
fils. Ne craignez pas. Ils ne nous feront pas de mal !"
454.6 – La
veuve d'Aphéqa s'avance et se prosterne :
"Et chez moi, tu n'y viendras pas, Seigneur ? Aphéqa aussi est
pleine de fils de Dieu..."
"La route est difficile, et le temps est court. Nous avons les femmes et
nous devons revenir pour le sabbat à Capharnaüm. N'insiste pas, femme"
dit l'Iscariote d'un air tranchant, comme pour la repousser.
"C'est que... Je voulais qu'il se persuade que je pourrais bien
m'occuper de l'enfant."
"Mais il a sa mère, tu comprends ?" dit encore l'Iscariote, et
il le dit impoliment.
"Connais-tu des chemins courts entre Gamla et Aphéqa ?"
demande Jésus à la femme humiliée.
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171> "Oh ! oui ! Le chemin est montagneux,
mais bon ; il est frais parce qu'il passe au milieu des bois. Et puis,
pour les femmes, moi je paie, on peut prendre des ânes..."
"Je viendrai chez toi pour te consoler, même si je ne peux te donner
l'enfant parce qu'il a sa mère. Mais je te promets que si Dieu juge bon que
l'innocent mal aimé retrouve de l'amour, je penserai à toi."
"Merci, Maître. Tu es bon" dit la veuve et elle jette sur Judas un
coup d’œil qui veut dire : "Et toi, tu es mauvais."
L'enfant qui a écouté et compris, au moins en partie, et qui est attaché
aussi à la veuve qui l'a conquis par des caresses et par de bons morceaux, un
peu par un mouvement naturel de réflexion et un peu par cet esprit
d'imitation propre aux enfants, répète exactement ce qu'a fait la veuve, mais
au lieu de se prosterner aux pieds de Jésus, il s'attache à ses genoux, en
levant sa petite figure que blanchit la clarté de la lune et il dit :
"Merci, Maître, tu es bon."
Et il ne se borne pas à cela, il veut dire clairement ce qu'il pense, et il
termine en disant :
"Et toi, tu es méchant."
Et il donne un coup de pied à l'Iscariote pour qu'il n'y ait aucune erreur
possible sur la personne.
454.7 – Thomas
éclate de rire et entraîne les autres, lorsqu'il dit :
"Pauvre Judas ! Mais il est dit, vraiment, que les enfants ne
t'aiment pas ! Chaque fois que l'un d'eux te juge, c'est toujours aussi
mal… !"
Judas a si peu d'esprit qu'il montre sa colère, une colère injuste, sans
proportion avec la cause et l'objet qui la provoque, et qui se défoule en
arrachant vilainement l'enfant des genoux de Jésus et en le rejetant en
arrière pendant qu'il crie :
"Voilà ce qui arrive quand dans les choses sérieuses on joue la comédie.
Il n'est pas beau ni utile d'amener après soi une suite de femmes et de
bâtards..."
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172> "Cela, non. Son père, tu l'as connu toi aussi,
c'était un époux légitime et un juste" fait remarquer sévèrement Barthélemy.
"Eh bien ? N'est-il pas maintenant un vagabond, un futur
voleur ? N'a-t-il pas causé des conversations peu avantageuses sur
nous ? On l'a cru fils de ta Mère... Et où est l'époux de ta Mère pour
justifier un fils de cet âge ? Ou bien on le croit fils de l'un de nous,
et..."
"Il suffit. Tu parles le langage du monde. Mais le monde parle dans la
boue, aux grenouilles, aux couleuvres, aux lézards, à toutes les bêtes
immondes...
454.8 – Viens,
Alphée, ne pleure pas. Viens à Moi. Moi, je te porterai dans mes bras."
Grande est la peine de l'enfant. Toute sa douleur d'orphelin, d'enfant
repoussé par sa mère, endormie pendant ces jours de paix, revient à la
surface, bout, déborde. Plus que les égratignures qu'il s'est faites au front
et aux mains, en tombant sur un terrain pierreux, égratignures que les femmes
nettoient et baisent pour le consoler, lui pleure sa douleur d'enfant qui
n'est pas aimé. Des pleurs longs, déchirants, avec des appels vers le père
mort, vers sa mère... Oh ! pauvre petit !
Je pleure avec lui, moi que les hommes n'ont jamais sue aimer, et comme lui,
je me réfugie dans les bras de Dieu, aujourd'hui, anniversaire des
funérailles de mon père ; aujourd'hui où une décision injuste me prive
de la Communion fréquente...
Jésus le prend, l'embrasse, le berce et le console tout en marchant en avant
de tous, avec l'innocent dans ses bras, au clair de lune... Les pleurs tombent lentement et
s'espacent, et on peut entendre dans le silence de la nuit la voix de Jésus
qui lui dit :
"Je suis ici, Alphée. J'y suis pour tous, pour te tenir lieu de père et
de mère. Ne pleure pas. Ton père est près de Moi, et il t'embrasse avec Moi.
Les anges ont soin de toi, comme s'ils étaient des mères. Tout l'amour, tout
l'amour, si tu es bon et innocent, est avec toi..."
454.9 – C'est
maintenant la voix de l'un des trois venus d'Hippos, qui dit :
"Le Maître est bon, et il attire. Mais ses disciples, non. Moi, je m'en
vais..."
Puis la voix sévère du Zélote qui dit à l'Iscariote :
"Tu vois ce que tu fais ?"
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