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   96/97>   565.1 – C'est encore Jésus, qui seul
  et absorbé, va lentement dans l'épaisseur du bois qui est à l'ouest
  d'Éphraïm. Du torrent monte le bruissement de l'eau et des arbres descendent
  des chants d'oiseaux. La lumière du soleil printanier et vif répand sa douceur
  sous l'enchevêtrement des branches, et la marche est silencieuse sur le tapis
  d'herbes toutes luxuriantes. Les rayons du soleil dessinent un tapis mobile
  de disques ou de rayures dorées sur le vert de l'herbe, et quelque fleur
  encore couverte de rosée, frappée en plein par un disque de lumière alors que tout autour c'est l'ombre, resplendit comme si ses pétales
  étaient des pierres précieuses.  
   
  Jésus monte vers un escarpement qui s'avance comme un balcon au-dessus du
  vide. Un balcon sur lequel se dresse un chêne colossal et d'où pendent des
  branches flexibles de mûres sauvages ou d'églantier, de lierre et de
  chèvrefeuilles 
  qui, ne trouvant pas de place ni d'appui sur l'endroit où ils ont poussé,
  trop resserré pour leur exubérante vitalité, se renversent dans le vide comme
  une chevelure ébouriffée et dénouée, et se tendent dans l'espoir de pouvoir
  s'accrocher à quelque chose.    
   
  Voilà Jésus à la hauteur de l'escarpement. Il se dirige vers la pointe la
  plus avancée, en écartant l'enchevêtrement des buissons. Une bande d'oiseaux
  s'enfuient dans un frôlement d'ailes avec des cris effrayés.  
   
    565.2 – Jésus s'arrête pour observer
  l'homme qui l'a précédé là-haut. Il est à plat ventre sur l'herbe, presque au
  bord de l'escarpement, les coudes appuyés au sol, le visage sur les mains, il
  regarde dans le vide, vers Jérusalem. C'est Samuel,
  l'ancien élève de Jonathas
  ben Uziel. Il est pensif. Il soupire. Il
  hoche la tête...       
   
  Jésus secoue des branches pour attirer son attention, et comme sa tentative
  est vaine, il ramasse dans l'herbe une pierre et la fait rouler en bas du
  sentier. Le bruit de la pierre, qui rebondit sur la pente, secoue le jeune
  homme qui se tourne surpris en disant :            
   
  "Qui est ici ?"         
   
  "Moi, Samuel. Tu m'as précédé dans un de mes endroits préférés de
  prière" dit Jésus en se montrant de derrière le tronc puissant du chêne
  placé à la limite du sentier, et il le fait comme s'il venait d'arriver là.  
   
  "Oh ! Maître ! J'en suis désolé... Mais je vais te laisser tout de suite
  la place libre" dit-il en se levant à la hâte et en ramassant son
  manteau qu'il avait enlevé pour le mettre sous lui.    
   
  "Non. Pourquoi ? Il y a de la place pour deux. L'endroit est si beau
  ainsi isolé, solitaire, suspendu au-dessus du vide, avec tant de lumière et
  l'horizon par devant ! Pourquoi veux-tu le quitter ?"            
   
  "Mais... pour te laisser prier..."   
   
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  de page.         
   
  98> "Et ne pouvons-nous pas le
  faire ensemble, ou même méditer, en parlant entre nous, en élevant notre
  esprit en Dieu et en oubliant les hommes et leurs défauts, en pensant à Dieu
  notre Père et le bon Père de tous ceux qui le cherchent et l'aiment avec
  bonne volonté ?"   
   
  Samuel fait un geste de surprise quand Jésus dit : "et oublier les
  hommes et leurs défauts..." mais il ne réplique pas, et retourne
  s'asseoir.        
   
    565.3 – Jésus s'assoit à côté de lui
  sur l'herbe et lui dit :       
   
  "Assois-toi ici et restons ensemble. Regarde comme l'horizon est limpide
  aujourd'hui. Si nous avions des yeux d'aigles, nous pourrions voir blanchir
  les villages qui sont sur les sommets des monts qui entourent comme une
  couronne Jérusalem. Et, peut-être, nous verrions un point resplendissant dans
  l'air comme une pierre précieuse qui ferait battre notre cœur; les coupoles
  d'or de la Maison de Dieu... Regarde : là se trouve Béthel. On voit blanchir ses maisons, et
  là-bas, au-delà de Béthel, se trouve Bérot.
  Quelle fourberie subtile celle des anciens habitants de l'endroit et des
  lieux voisins ! Mais il en est résulté du bien, bien que la tromperie ne soit
  jamais une arme bonne. Il en est résulté du bien car elle les a mis au
  service du vrai Dieu. Il convient toujours de perdre les honneurs humains
  pour acquérir le voisinage du divin, même si les honneurs humains étaient
  nombreux et de valeur, et le voisinage du divin humble et inconnu. N'est-ce
  pas ?"       
   
  "Oui, Maître, tu parles bien. C'est ce qui est arrivé pour moi."        
   
  "Mais tu es triste alors que le changement devrait te rendre heureux. Tu
  es triste, tu souffres, tu t'isoles, tu regardes vers les lieux que tu as
  quittés. Tu sembles un oiseau prisonnier qui, serré contre les barreaux de sa
  prison, regarde avec tant de regret le lieu qu'il a aimé. Je ne te dis pas de
  ne pas le faire. Tu es libre. Tu peux t'en aller et..."          
   
  "Seigneur, Judas
  t'a peut-être parlé mal de moi pour que tu me parles ainsi ?"          
   
  "Non. Judas ne m'a pas parlé. Ce n'est pas à Moi qu'il a parlé. Mais
  à toi, oui. Et c'est pour cela que tu es triste et c'est pour cela que tu
  t'isoles découragé."          
   
  "Seigneur, si tu sais ces choses sans que personne ne te les ait dites,
  tu sauras aussi alors que ce n'est pas par désir de te quitter, par repentir
  de m'être converti, par nostalgie du passé... ni non plus par peur des
  hommes, de cette peur de leurs châtiments que l'on voudrait m'insinuer, que
  je suis triste.  
   
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  de page.         
   
  99>   565.4 – Je
  regardais là-bas, c'est vrai. Je regardais vers Jérusalem, mais pas par un
  désir d'y retourner, je dis d'y retourner comme j'étais auparavant. Parce
  que, d'y retourner comme Israélite qui aime à entrer dans la Maison de Dieu
  et à adorer le Très-Haut, j'en ai certainement le désir, comme nous tous, et
  je ne crois pas que tu puisses me le reprocher."     
   
    "Moi, tout le premier, dans ma double
  Nature, je désire cet autel, et je voudrais le voir entouré de sainteté comme
  il convient. Comme Fils de Dieu, tout ce qui est pour Lui honneur a pour Moi
  une voix pleine de douceur, et comme Fils de l'homme, comme Israélite, et
  par conséquent Fils de la Loi, je vois le Temple et l'autel comme
  le lieu le plus sacré d'Israël, celui où notre humanité peut s'approcher du
  Divin et se parfumer dans l'atmosphère qui entoure le trône de Dieu. Je ne
  supprime pas la Loi, Samuel. Elle m'est sacrée parce que donnée par mon Père.
  Je la perfectionne et j'y mets des parties nouvelles. Comme Fils de Dieu, je
  puis le faire. C'est pour cela que le Père m'a envoyé. Je viens fonder le
  Temple spirituel de mon Église, et contre ce Temple ni hommes ni démons ne
  prévaudront .
  Mais les tables de la Loi y auront une place d'honneur, car elles sont
  éternelles, parfaites, intouchables. Le "ne pas faire tel ou tel
  péché" contenu dans ces tables, qui contiennent dans leur brièveté
  lapidaire tout ce qu'il faut pour être juste aux yeux de Dieu, n'est pas
  supprimé par ma parole. Au contraire, je vous dis Moi aussi ces dix
  commandements. Seulement je vous dis de les observer avec perfection, c'est-à-dire pas par peur de la colère de
  Dieu contre ses transgresseurs, mais par amour pour votre Dieu qui est Père.
  Je viens mettre votre main de fils dans celle de votre Père. Combien il y a
  de siècles que ces mains sont séparées ! Le châtiment séparait et la Faute
  séparait. Une fois venu le Rédempteur, voilà que le péché va être annulé. Les
  barrières tombent, vous êtes de nouveau les fils de Dieu."          
   
  "C'est vrai. Tu es bon et tu réconfortes, toujours. Et tu sais. Je ne te
  dirai donc pas mon angoisse.            
    565.5 – Mais je te demande : pourquoi
  les hommes sont-ils si pervers, et si fous et si sots ? Comment, quels
  procédés ont-ils pour pouvoir si diaboliquement suggérer le mal ? Et nous,
  comment sommes-nous aveugles au point de ne pas voir la réalité et de croire
  à leurs mensonges ?           
   
  Haut
  de page.         
   
  100> Et comment pouvons-nous devenir de
  tels démons ? Et le rester quand on est près de Toi ? Je regardais là-bas, et
  je pensais... Oui, je pensais aux nombreux ruisseaux de poison qui sortent de
  là pour troubler les fils d'Israël. Je me demandais comment la sagesse des
  rabbis peut s'allier à tant de perversité qui altère les choses pour induire
  en erreur. Je pensais, surtout cela, parce que..."           
   
  Samuel, qui avait parlé avec fougue, s'arrête et baisse la tête.         
   
  Jésus termine la phrase :             
   
  "... parce que Judas, mon apôtre, est ce qu'il est, et donne de la
  douleur à Moi, et à ceux qui m'entourent ou viennent à Moi, comme tu es venu.
  Je le sais. Judas essaie de t'éloigner d'ici et t'adresse des insinuations et
  des railleries..."          
   
  "Et pas à moi seul. Oui. Il m'a empoisonné ma joie d'être dans la
  justice. Il me l'empoisonne avec tant d'art que je pense être ici comme un
  traître pour Toi et pour moi. Pour moi, parce que
  j'ai l'illusion d'être meilleur alors que je serai cause de ta ruine. En
  effet je ne me connais pas encore... et je pourrais, en rencontrant ceux du
  Temple, renoncer à ma résolution et être... Oh ! si je l'avais fait alors,
  j'aurais eu l'excuse de ne pas te connaître pour ce que tu es, car de Toi, je
  savais ce qu'on me disait, pour faire de moi un maudit. Mais si je le faisais
  maintenant ! Quelle sera la malédiction de celui qui trahira le Fils de Dieu
  ! J'étais ici... pensif, oui. Je me demandais où fuir pour me sauver de
  moi-même et d'eux. Je pensais fuir en quelque lieu lointain pour me joindre à
  ceux de la Diaspora... Au loin, au loin, pour empêcher le démon de me faire
  pécher... Il a raison, ton apôtre, de se méfier de moi. Lui me connaît, car
  il nous connaît tous, en connaissant les chefs... Et il a raison de douter de
  moi. Quand il dit : "Mais tu ne sais pas que Lui nous le dit, à nous,
  que nous serons faibles ? Réfléchis : nous qui sommes les apôtres et qui
  sommes avec Lui depuis si longtemps. Et toi, empoisonné comme tu l'es par le
  vieil Israël, qui viens juste d'arriver et d'arriver dans des moments qui
  nous font trembler, tu crois avoir la force de te garder juste ?" il a
  raison de le dire."     
   
  L'homme, découragé, baisse la tête.     
   
    565.6 – "Que de tristesses savent
  se donner les fils de l'homme ! En vérité Satan sait se servir de cette
  tendance pour les terroriser tout à fait et les séparer de la Joie qui vient
  à leur rencontre pour les sauver.      
   
  Haut
  de page.         
   
  101> Car la tristesse de l'esprit, la
  peur du lendemain, les préoccupations sont toujours des armes que l'homme met
  dans la main de son adversaire. Celui-ci l'effraie avec les fantômes mêmes
  que l'homme se crée et il y a d'autres hommes qui, en vérité, s'allient à
  Satan pour l'aider à effrayer leurs frères.   Mais, mon fils, n'y a-t-il donc pas un Père
  dans le Ciel ? Un Père qui pourvoit pour ce brin d'herbe dans cette fissure
  dans la roche — cette fissure remplie de terreau, disposée de façon que
  l'humidité des rosées en courant sur la pierre lisse se rassemble dans ce
  petit sillon, pour que le brin d'herbe puisse vivre et fleurir avec cette
  petite fleurette qui n'est pas moins admirable de beauté que le grand soleil
  qui resplendit là-haut : l'un et l'autre œuvre parfaite du Créateur — un Père
  qui, s'il a soin de ce brin d'herbe né sur une roche, ne pourrait pas avoir soin d'un de ses fils qui veut
  fermement le servir ? Oh
  ! en vérité Dieu ne déçoit pas les "bons" désirs de l'homme, car c'est Lui-même qui les allume dans vos cœurs. C'est Lui,
  prévoyant et sage, qui crée
  les circonstances pour favoriser le désir de ses fils et non seulement cela,
  mais pour redresser et perfectionner un désir de l'honorer qui chemine par des
  voies imparfaites, et l'amener à un désir de l'honorer en suivant des voies
  justes. Tu étais parmi ceux-ci. Tu croyais, tu voulais, tu
  étais convaincu d'honorer Dieu en me persécutant. Le Père a vu que dans ton
  cœur il n'y avait pas de haine pour Dieu, mais une aspiration à rendre gloire
  à Dieu en enlevant du monde Celui qu'ils t'avaient dit être l'ennemi de Dieu
  et le corrupteur des âmes. Et alors Il a créé les circonstances pour exaucer
  ton désir de rendre gloire à ton Seigneur. Et voilà que tu es parmi nous. Et
  peux-tu penser que Dieu t'abandonne maintenant qu'il t'a amené ici ? C'est seulement si tu l'abandonnes que la
  force du mal pourra te dominer."        
   
  "Moi, je ne le veux pas. Ma volonté est sincère !" proclame
  l'homme.       
   
  "Et alors de quoi te préoccupes-tu ? De la parole d'un homme ? Laisse-le
  dire. Il pense avec sa pensée. Une pensée d'homme est toujours
  imparfaite.    
    565.7 – Mais je vais y pourvoir."  
   
  "Je ne veux pas que tu lui fasses des reproches. Il me suffit que tu
  m'assures que je ne pécherai pas."    
   
  "Je te l'assure. Il ne t'arrivera rien parce que tu ne veux pas que
  cela t'arrive. Car tu vois, mon fils, il ne te servirait pas d'aller dans la
  Diaspora et même aux extrémités de la Terre pour préserver ton âme de la
  haine envers le Christ et du châtiment pour cette haine.  
   
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  de page.         
   
  102> Beaucoup en Israël ne se
  souilleront pas matériellement du Crime, mais ils ne seront pas moins
  coupables que ceux qui me condamneront et exécuteront la sentence. Avec toi,
  je puis parler de ces choses, car tu sais déjà que tout est disposé dans ce
  but. Tu sais le nom et la pensée de ceux qui sont les plus acharnés contre
  Moi. Tu l'as dit : "Judas nous connaît tous car il connaît tous les
  Chefs". Mais si lui vous connaît, même vous, inférieurs, car vous êtes
  comme de petites étoiles en face des planètes plus grandes, vous savez tout
  autant ce que l'on travaille et comment on travaille et qui travaille, et
  quels complots on fait, et quels moyens on étudie... Je puis donc parler avec
  toi. Je ne le pourrais pas avec les autres... Ce que je sais souffrir et
  compatir, les autres ne le savent pas..."       
   
  "Maître, mais comment peux-tu, le sachant, être ainsi...      
    565.8 – Qui monte par le sentier
  ?"       
   
  Samuel se lève pour voir. Il s'écrie :       
   
  "Judas
  !"     
   
  "Oui, c'est moi. On m'a dit que le Maître est passé par ici, et au
  contraire, c'est toi que je trouve. Je retourne alors sur mes pas pour te
  laisser à tes pensées"          
   
  Et il rit de son petit rire qui est plus lugubre que la plainte d'une
  chouette, tant il manque de sincérité.    
   
  "J'y suis Moi aussi. On me demande au village ?" dit Jésus en
  apparaissant derrière Samuel.   
   
  "Oh ! Toi ! Alors tu étais en bonne compagnie, Samuel ! Et Toi aussi,
  Maître..."          
   
  "Oui, elle est toujours bonne la compagnie de quelqu'un qui embrasse la
  justice. Tu me cherchais pour rester avec Moi, alors. Viens. Il y a de la
  place pour toi, comme pour Jean s'il était avec toi."             
   
  "Il est en bas, occupé avec d'autres pèlerins."  
   
  "Alors il faudra que j'aille, s'il y a des pèlerins."          
   
  "Non, ils restent toute la journée de demain. Jean est en train de les
  installer dans nos lits pour leur séjour.    
    565.9 – Il est heureux de le faire.
  D'ailleurs tout le rend heureux. Vous vous ressemblez vraiment, et je ne sais
  pas comment vous faites pour être heureux toujours et pour toutes les choses
  les plus... affligeantes."   
   
  Haut
  de page.         
   
  103> "C'est cette question que
  j'allais poser quand tu es arrivé !" s'écrie Samuel.       
   
  "Ah ! oui ! Toi aussi, alors, tu ne te sens pas heureux, et tu t'étonnes
  que d'autres dans des conditions encore plus... difficiles que les nôtres,
  puissent l'être."         
   
  "Je ne suis pas malheureux, je ne parle pas pour moi, mais je me demande
  de quelle source vient la sérénité du Maître, qui n'ignore pas son avenir, et
  qui pourtant ne se trouble de rien."  
   
    "Mais d'une source céleste ! C'est
  naturel ! Lui est Dieu ! Tu en doutes peut-être ? Un Dieu peut-Il souffrir ?
  Il est au-dessus de la douleur.
  L'amour du Père est pour Lui comme... comme un vin enivrant. Et un vin
  enivrant est pour Lui la conviction que ses actions... sont le salut du
  monde. Et puis... Lui peut-il avoir les réactions physiques que nous, humbles
  hommes, avons ? Cela est contraire au bon sens. Si Adam innocent ne
  connaissait de douleurs d'aucune espèce, et ne les aurait jamais connues s'il
  était resté innocent, Jésus le... Super-innocent, la créature... je ne sais
  comment la nommer : incréée puisqu'elle est Dieu, ou créée puisqu'elle a des
  parents... oh ! que de "pourquoi" insolubles pour ceux de l'avenir,
  mon Maître ! Si Adam fut exempt de la douleur à cause de son innocence,
  peut-on peut-être s'imaginer que Jésus ait à souffrir ?"            
   
  Jésus reste la tête inclinée. Il s'est assis de nouveau sur l'herbe. Ses
  cheveux voilent son visage. Je ne vois donc pas son expression.         
   
  Samuel, debout, en face de Judas lui aussi debout, réplique :         
   
  "Mais s'il doit être le Rédempteur, il doit réellement souffrir.
  Tu ne te rappelles pas David et Isaïe ?"         
   
  "Je me les rappelle ! Je me les rappelle ! Mais eux, tout en voyant la
  figure du Rédempteur, ne voyaient pas le secours immatériel que le Rédempteur
  aurait eu pour être... disons : torturé, sans ressentir de douleur."  
   
  "Et quel secours ? Une créature pourra aimer la douleur, ou la subir
  avec résignation, selon sa perfection de justice. Mais elle la sentira
  toujours. Autrement... si elle ne la sentait pas... ce ne serait pas de la
  douleur."      
   
  "Jésus est Fils de Dieu."   
   
  "Mais ce n'est pas un fantôme ! C'est une vraie Chair ! La chair souffre
  si elle est torturée. C'est un homme véritable ! La pensée de l'homme souffre
  s'il est offensé et si on fait de lui un objet de mépris."           
   
  Haut
  de page.         
   
  104> "Son union avec Dieu élimine
  en Lui ces choses de l'homme."         
   
    565.10 – Jésus
  lève la tête et parle :        
   
  "En vérité je te dis, ô Judas, que je souffre et souffrirai comme tout
  homme, et plus que tout homme. Mais
  je puis être heureux malgré cela, de
  la sainte et spirituelle félicité de ceux qui ont obtenu la libération des tristesses de la Terre parce qu'ils ont
  embrassé la volonté de Dieu comme leur unique épouse. Je le puis parce que
  j'ai dépassé le concept humain de la félicité, l'inquiétude de la félicité,
  telle que les hommes se la représentent. Je ne poursuis pas ce qui, selon l'homme, constitue la félicité; mais
  je mets ma joie justement en ce qui est à l'opposé de ce que l'homme poursuit
  comme tel. Les choses que l'homme fuit et méprise, parce qu'il les considère
  comme un fardeau et une douleur, représentent pour Moi la chose la plus
  douce. Je ne regarde pas l'heure. Je regarde les conséquences que l'heure
  peut créer dans l'éternité. Mon épisode cesse, mais son fruit dure. Ma
  douleur a une fin, mais les valeurs de cette douleur n'ont pas de fin. Et
  qu'en ferais-je d'une heure de ce que l'on appelle "être heureux"
  sur la Terre, une heure atteinte après une poursuite de plusieurs années, de
  plusieurs lustres, quand ensuite cette heure ne pourrait venir avec Moi dans
  l'Éternité en tant que joie, quand j'aurais dû en jouir pour Moi seul, sans
  en faire part à ceux que j'aime ?"  
   
  "Mais si tu triomphais, à nous qui te suivons, nous reviendrait une
  partie de ta félicité !" s'écrie Judas.     
   
    "Vous ? Et qu'êtes vous en comparaison
  des multitudes passées, présentes, à venir, auxquelles ma douleur donnera la
  joie ? Je vois bien au-delà de la félicité terrestre. Je plonge mon regard
  au-delà dans le surnaturel. Je vois
  ma douleur se changer en joie éternelle pour une multitude de
  créatures. Et j'embrasse la
  douleur comme la plus grande force pour atteindre la félicité
  parfaite, qui est celle d'aimer le prochain jusqu'à souffrir pour lui donner
  la joie. Jusqu'à mourir pour lui."   
   
  "Je ne comprends pas cette félicité" proclame Judas.           
   
  "Tu n'es pas encore sage, autrement tu la comprendrais."   
   
  "Et Jean l'est ? Il est plus ignorant que moi !"             
   
  "Humainement, oui. Mais il possède la science de l'amour."           
   
  Haut
  de page.         
   
  105> "C'est bien. Mais je ne crois
  pas que l'amour empêche les bâtons d'être des bâtons et les pierres d'être
  des pierres et de faire souffrir les chairs qu'ils frappent. Tu dis toujours
  que t'est chère la douleur, parce qu'elle est pour Toi amour. Mais quand
  réellement tu seras pris et torturé, si toutefois cela est possible, je ne
  sais pas si tu auras encore cette pensée. Pense à cela pendant que tu peux
  fuir la douleur. Elle sera terrible, tu sais ? Si les hommes peuvent te
  prendre... oh ! ils n'auront pas d'égards pour Toi !"           
   
  Jésus le regarde. Il est très pâle. Ses yeux bien ouverts semblent voir,
  au-delà du visage de Judas, toutes les tortures qui l'attendent, et pourtant
  dans leur tristesse ils restent pleins de douceur et surtout sereins : deux
  yeux limpides d'un innocent en paix. Il répond :          
   
  "Je le sais. Je sais même ce que tu ne sais pas. Mais j'espère dans la
  miséricorde de Dieu. Lui, qui est miséricordieux pour les pécheurs, usera de
  miséricorde envers Moi aussi. Je ne Lui demande pas de ne pas souffrir, mais de savoir souffrir.       
    565.11 – Et
  maintenant allons. Samuel, précède-nous un peu et avertis Jean que nous
  serons bientôt au village."     
   
  Samuel s'incline et s'en va vite.  
   
  Jésus commence à descendre. Le sentier est si étroit qu'ils doivent avancer
  l'un derrière l'autre, mais cela n'empêche pas Judas de parler :  
   
  "Tu te fies trop à cet homme, Maître. Je t'ai dit ce qu'il est : c'est
  le plus exalté et le plus exaltable des disciples de Jonathas. De toute
  façon, maintenant, c'est trop tard. Tu t'es mis entre ses mains. C'est un
  espion près de Toi. Et Toi, qui plus d'une fois et les autres plus que Toi,
  avez pensé que moi je l'étais ! Moi, je ne suis pas un espion."     
   
  Jésus s'arrête et se retourne. La douleur et la majesté se fondent dans son
  visage et dans son regard qui fixe l'apôtre. Il dit :       
   
  "Non. Pas un espion. Tu es un démon. Tu as dérobé au Serpent sa prérogative de séduire et de
  tromper pour détacher de Dieu. Ton comportement n'est ni pierre ni bâton,
  mais il me blesse plus qu'un coup de pierre ou de bâton. Oh ! dans mon atroce
  souffrance, il n'y aura pas de chose plus grande que ton comportement pour
  faire souffrir le martyre au Martyr."    
   
  Jésus se couvre le visage de ses mains, comme pour se cacher l'horreur, et
  puis se met à descendre en vitesse par le sentier.   
   
  Judas crie derrière Lui :  
   
  Haut
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  106> "Maître ! Maître ! Pourquoi
  m'affliges-tu ? Cet homme faux t'a certainement fait des calomnies...
  Écoute-moi, Maître !"     
   
  Jésus ne l'écoute pas. Il court, il vole dans la descente. Il passe sans
  s'arrêter près des bûcherons ou des bergers qui le saluent. Il passe, salue,
  mais ne s'arrête pas. Judas se résigne à se taire...         
   
    565.12 – Ils sont presque en bas quand
  ils croisent Jean qui, avec son visage limpide, qu'éclairé son paisible
  sourire, est en train de monter vers eux. Il tient par la main un enfant qui
  babille en suçant un rayon de miel.        
   
  "Maître, me voici ! Ce sont des gens de Césarée de
  Philippe. Ils ont su que tu es ici, et ils
  sont venus. Mais comme c'est étrange ! Personne n'a parlé, et tout le monde
  sait où tu es ! Maintenant ils se reposent. Ils sont très fatigués. Je suis
  allé me faire donner par Dina du
  lait et du miel, car il y a un malade. Je l'ai mis dans mon lit. Je n'ai pas
  peur. Et le petit Hanne
  a voulu venir avec moi. Ne le touche pas, Maître, il est plein de miel"  
   
  Et le bon Jean rit, lui qui a sur ses vêtements de nombreuses gouttes de miel
  et des marques de doigts. Il rit en cherchant à retenir en arrière le petit
  qui voudrait aller offrir à Jésus son rayon de miel à moitié sucé et qui
  crie :   
   
  "Viens. Il y en a des quantités pour Toi !"        
   
  "Oui. On est en train d'enlever les rayons chez Dina. Je le savais. Ses
  abeilles ont essaimé depuis peu" explique Jean.           
   
    565.13 – Ils se remettent en route pour
  arriver à la première maison où retentit encore le tam-tam dont se servent
  les apiculteurs, je ne sais pas exactement pour quelle raison. Des grappes
  d'abeilles — elles semblent de grosses pignes d'un drôle de raisin — pendent
  à certaines branches, et des hommes les recueillent pour les porter aux
  nouvelles ruches. Plus loin sortent des ruches déjà installées et y rentrent
  des abeilles qui bourdonnent inlassablement.          
   
  Des hommes saluent et une femme accourt avec de très beaux rayons qu'elle
  offre à Jésus.          
   
  "Pourquoi t'en prives-tu ? Tu en as déjà donné à Jean..."     
   
  "Oh ! mes abeilles ont donné une récolte abondante. Cela ne me gêne pas
  d'en offrir. Pourtant bénis les nouveaux essaims. Regarde : ils sont en train
  de recueillir le dernier. Cette année nous avons eu deux fois plus de
  ruches."          
   
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  107> Jésus
  va vers les minuscules cités des abeilles et les bénit une par une, en levant la main au milieu du bourdonnement des ouvrières qui
  n'arrêtent pas leur travail.            
   
  "Elles sont toutes en fête et aussi toutes agitées. Demeure
  nouvelle..." dit un homme.      
   
  "Et de nouvelles noces. On dirait vraiment des femmes qui préparent la
  fête nuptiale" dit un autre.     
   
  "Oui, mais les femmes bavardent plus qu'elles ne travaillent. Celles-ci,
  au contraire, travaillent en silence, et elles travaillent même les jours de
  festin de noces. Elles ne cessent de travailler pour faire leur royaume et y
  entrer leurs richesses" répond un troisième.  
   
  "Travailler toujours pour la
  vertu, c'est permis, c'est même un devoir. Travailler sans arrêt pour le
  gain, non. Ne peuvent le faire que ceux qui ne savent pas qu'il y a un Dieu
  qu'il faut honorer en son jour. Travailler en silence, c'est un mérite que
  tout le monde devrait apprendre des abeilles, car c'est dans le silence que
  se font saintement les choses saintes. Vous, soyez comme vos abeilles dans la
  justice : inlassables et silencieux. Dieu voit. Dieu récompense. Paix à
  vous" dit Jésus.      
   
    565.14 – Et resté seul avec ses
  apôtres, il dit :   
   
  "Et c'est spécialement aux
  ouvriers de Dieu que je
  propose comme modèles les
  abeilles. Elles déposent dans le secret de la ruche le miel formé en leur intérieur par un travail
  infatigable sur des corolles saines.
  Leur fatigue ne paraît même
  pas telle, tant elles travaillent avec bonne volonté, en volant,
  points d'or, de fleur en fleur, et
  puis elles entrent chargées de sucs pour élaborer leur miel dans l'intimité
  des cellules. Il faudrait savoir les
  imiter. Choisir les
  enseignements, les doctrines, les amitiés saines, capables de donner
  des sucs d'une vertu véritable, et
  puis savoir s'isoler pour
  élaborer, à partir de ce que l'on
  a récolté avec entrain, la
  vertu, la justice, qui est
  comme le miel tiré de nombreux
  éléments sains, sans oublier la bonne volonté sans laquelle les sucs
  pris ça et là ne servent à rien.
  Savoir méditer humblement, à l'intérieur du cœur, sur ce que nous avons vu de bon et entendu, de bon, sans
  envie si près des abeilles ouvrières il y a les reines, c'est-à-dire quelqu'un de plus juste que ne
  l'est celui qui médite. Toutes les abeilles sont nécessaires dans la ruche, aussi bien les ouvrières que les reines.
  Malheur si toutes étaient des reines;
  malheur si toutes étaient des ouvrières. Elles mourraient aussi bien
  les unes que les autres.        
   
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  108> Car les reines n'auraient pas de nourriture
  pour procréer s'il n'y avait pas d'ouvrières, et les ouvrières cesseraient
  d'exister si les reines ne
  procréaient pas. Et ne pas
  envier les reines. Elles ont elles aussi leur fatigue et
  leur pénitence. Elles ne voient le soleil qu'une seule fois, dans l'unique
  vol nuptial. Avant et après, il y a seulement et toujours la clôture entre
  les parois ambrées de la ruche. Chacun a son devoir, et chaque devoir est un
  choix, et tout choix est une charge en plus d'un honneur. Et les ouvrières ne
  perdent pas leur temps à des vols sans profit, ou à des vols dangereux sur
  des fleurs malades et vénéneuses. Elles ne tentent pas l'aventure, elles ne
  désobéissent pas à leur mission, elles ne se révoltent pas contre la fin pour
  laquelle elles ont été créées. Oh ! admirables petits êtres ! Que
  d'enseignements pour les hommes !..."          
   
  Jésus se tait, perdu dans sa méditation.          
   
    565.15 – Judas se souvient tout à coup qu'il
  doit aller je ne sais où, et s'en va en courant. Il reste Jésus et Jean. Jean
  regarde Jésus sans se faire remarquer. Un regard attentif, affectueusement
  angoissé. Jésus lève la tête et se tourne un peu pour rencontrer le regard du
  Préféré qui l'étudie. Son visage s'éclaire alors qu'il l'attire à Lui.           
   
  Jean, ainsi embrassé, demande tout en marchant :   
   
  "Judas t'a donné d'autre douleur, n'est-ce pas ? Et il doit avoir
  troublé aussi Samuel."     
   
  "Pourquoi ? (Samuel) T'en a-t-il parlé ?"         
   
  "Non. Mais j'ai compris. Il a dit seulement : "Généralement, en
  vivant près de quelqu'un qui est vraiment bon, on devient bon. Mais Judas ne
  l'est pas bien qu'il vive avec le Maître depuis trois ans. Il est
  profondément corrompu et la bonté du Christ ne pénètre pas en lui, tant il
  est rempli de perversité". Je n'ai su que dire... car c'est vrai...        
    565.16 – Mais pourquoi est-il ainsi
  Judas ? Est-il possible qu'il ne change jamais ? Et pourtant... nous avons
  tous les mêmes leçons... et quand il est venu parmi nous, il n'était pas pire
  que nous..."       
   
  "Mon Jean ! Mon doux enfant !"            
   
  Jésus dépose un baiser sur son front découvert et si pur, et lui murmure dans
  les cheveux qui se soulèvent blonds et légers :            
   
  "Il y a des créatures qui semblent vivre pour détruire le bien qui est
  en elles. Tu es pêcheur et tu sais comment fait la voile quand le tourbillon
  la presse. Elle s'abaisse tellement vers l'eau qu'elle renverserait la barque
  et deviendrait dangereuse pour elle, de sorte que parfois il faut la
  descendre et se passer d'aile pour aller vers le nid.        
   
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  109> Car la voile, prise par le
  tourbillon, n'est plus une aile mais du lest qui l'amène au fond, à la mort,
  au lieu de l'amener au salut. Mais si le souffle féroce du tourbillon
  s'apaise, ne serait-ce que de courts instants, voilà que la voile redevient
  tout de suite une aile et court rapidement vers le port pour conduire au
  salut. Il en est ainsi de beaucoup d'âmes. Il suffit
  que le tourbillon des passions s'apaise pour que l'âme abaissée, et pour
  ainsi dire submergée par...par ce qui n'est pas bon, recommence à avoir des
  aspirations vers le Bien."          
   
  "Oui, Maître. Mais avec cela... dis-moi... est-ce que Judas arrivera
  jamais à ton port ?"         
   
  "Oh ! ne me fais pas regarder l'avenir de l'un de mes plus chers ! J'ai
  devant Moi l'avenir de millions d'âmes pour lesquelles sera inutile ma
  douleur !... J'ai devant Moi toutes les souillures du monde... La
  nausée me bouleverse. La nausée de tout ce bouillonnement de choses immondes
  qui comme un fleuve couvre la Terre et la couvrira, avec des aspects divers,
  mais toujours horribles pour la Perfection, jusqu'à la fin des siècles. Ne me
  fais pas regarder ! Laisse-moi me désaltérer et me réconforter à une source
  qui ignore la corruption, et que j'oublie la pourriture vermineuse d'un trop
  grand nombre, en te regardant toi seul, ma paix !"            
   
  Et il dépose un baiser encore, les yeux dans les yeux, et en plongeant son
  regard dans les yeux limpides de l'apôtre vierge et affectueux...      
   
    565.17 – Ils entrent dans la maison.
  Dans la cuisine se trouve Samuel qui casse du bois pour épargner à la
  petite vieille
  la fatigue d'allumer le feu.            
   
  Jésus s'adresse à la femme :       
   
  "Les pèlerins dorment-ils ?"       
   
  "Je crois que oui. Je n'entends aucun bruit. Maintenant je porte de
  l'eau aux montures. Elles sont sous le hangar."   
   
  "Je vais le faire, mère. Va plutôt chez Rachel.
  Elle m'a promis du fromage frais. Dis-lui que je la paierai le sabbat"
  dit Jean, en prenant les deux baquets pleins d'eau.           
   
  Restent seuls Jésus et Samuel. Jésus va près de l'homme qui, penché sur le
  feu, souffle pour allumer la flamme, et il lui met la main sur l'épaule en
  disant :          
   
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  110> "Judas nous a interrompu
  là-haut... Je veux te dire que je t'enverrai avec les apôtres le lendemain du
  sabbat. Peut-être le préfères-tu..."      
   
  "Merci, Maître. Je regrette de perdre ton voisinage, mais chez tes
  apôtres je te retrouve encore, et je préfère, oui, rester loin de Judas. Je
  n'osais pas te le demander..."          
   
  "C'est bien. C'est décidé. Et aie pitié, pour lui, comme Moi. Et n'en
  parle pas à Pierre ni à personne..."    
   
  "Je sais me taire, Maître."           
   
  "Après viendront les disciples. Il y a Hermas et Étienne, et Isaac, deux sages et un juste, et tant
  d'autres. Tu te trouveras bien, parmi de vrais frères." 
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