Vision du vendredi 23
novembre 1945
179> Une belle aurore de printemps
teint le ciel de rose et égaie les collines. Les disciples s'en réjouissent
entre eux alors qu'ils se groupent au début du village en attendant les
retardataires.
"Le premier jour qu'il ne fait pas froid, après les chutes de
grêle" dit Mathieu en se frottant les mains.
"Il fallait bien qu'il vienne ! Nous sommes à la nouvelle lune
d'Adar !" s'exclame André.
"Bien ! Bien ! Si on devait aller sur les montagnes avec le
froid des jours derniers !..." commente Philippe.
"Mais où va-t-on ensuite ?" demande André.
"Qui sait... D'ici, on va à Séphet ou à Meiéron. Mais ensuite ?" lui répond Jacques de
Zébédée et il se tourne pour le demander aux deux fils d'Alphée :
"Est-ce que vous savez, vous, où l'on va ?"
"Jésus a dit qu'il veut aller vers le nord, rien de plus" dit
laconiquement Jude d'Alphée.
"Une autre fois ? À la prochaine lune on doit commencer le
pèlerinage de Pâque..." dit Pierre sans beaucoup d'enthousiasme.
"Nous y arriverons bien à temps" réplique le Thaddée.
"Oui. Mais pas de repos à Bethsaïda..."
"Nous y passerons certainement pour prendre les femmes et Margziam"
répond Philippe à Pierre.
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180> "Ce dont je vous prie,
c'est de ne pas vous montrer ennuyés, nonchalants ou autre chose. Jésus est
très affligé... Hier soir il pleurait. Je l'ai trouvé qui pleurait pendant
que nous préparions le souper. Il ne priait pas, dehors sur la terrasse,
comme nous le pensions. Mais il pleurait" dit Jean.
"Pourquoi ? Le Lui as-tu demandé ?" disent-ils tous.
"Oui. Mais il m'a seulement dit : "Aime-moi, Jean".
"Peut-être... c'est pour ceux de Corozaïn."
Le Zélote, qui arrive, dit : "Le Maître arrive avec Barthélemy.
Allons à leur rencontre."
Ils y vont tout en continuant leur conversation: "Ou à cause de Judas.
Hier soir, ils étaient restés seuls..." dit Mathieu.
"Oui ! Et Judas avait déclaré auparavant qu'il était inquiet et
qu'il ne voulait personne avec lui" observe Philippe.
"Même avec le Maître, il n'a pas voulu rester ! Et moi qui y serais
resté si volontiers !" soupire Jean.
"Moi aussi !" disent tous les autres.
"Cet homme ne me plaît pas... Ou bien il est malade, ou ensorcelé, ou
fou, ou possédé... Il a quelque chose" dit péremptoirement le Thaddée.
"Et pourtant, croyez-le, pendant le voyage de retour il a été
exemplaire. Il a toujours défendu le Maître et les intérêts du Maître, comme
personne de nous ne l'a jamais fait. Moi, je l'ai vu, je l'ai entendu !
Et j'espère que vous ne douterez pas de ma parole" affirme Thomas.
"Tu penses que l'on ne te croit pas ? Mais non, Thomas ! Et
cela nous fait plaisir que Judas soit meilleur que nous. Mais tu le
vois ? Il est étrange, oui ou non ?" demande André.
"Oh ! pour être étrange, il l'est. Mais il souffre peut-être pour
des choses intimes... Peut-être aussi parce qu'il n'a pas fait de miracle. Il
est un peu fier. Oh ! pour une bonne fin ! Mais il tient à faire
beaucoup, à être louangé..."
"Hum ! Peut-être ! Le fait est que le Maître est triste.
Regardez-le, là. Il ne semble plus l'homme que nous avons connu. Mais, vive
le Seigneur ! Si je réussis à découvrir celui qui fait souffrir le
Maître... Assez ! Je sais ce que je vais lui faire" dit Pierre.
Jésus, qui a avec Nathanaël une conversation suivie, les voit et presse le
pas en souriant.
"La paix soit avec vous. Vous êtes tous ici ?"
"Il manque Judas de Simon... et je croyais qu'il était chez Toi car à la
maison où il devait dormir on m'a dit qu'on avait trouvé la pièce vide et
tout en ordre..." explique André.
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181> Jésus plisse un instant son front et se concentre dans
sa pensée en baissant la tête. Puis il dit : "Peu importe, partons quand
même. Vous direz à ceux des dernières maisons que nous allons à Meiéron, et puis à Giscala, Si
Judas nous cherche, qu'ils l'envoient là. Allons."
Tous sentent la tempête dans l'air et obéissent sans souffler mot. Jésus
continue de parler avec Barthélemy, en avant des autres de quelques pas. Et
j'entends passer de grands noms dans leur conversation : Hillel, Jahel, Barac, et les gloires de la patrie qui passent dans les
esprits et les conversations et les commentaires admiratifs sur les grands
docteurs. Et des regrets dans la bouche de Barthélemy...
"Oh ! si le Sage était encore vivant ! Hillel était bon, mais
fort aussi. Il ne se serait pas laissé troubler. Par lui-même, il t'aurait
jugé !"
"Ne t'en soucie pas, Barthélemy ! Et bénis le Très-Haut qu'Il l'ait
pris dans sa paix. Ainsi l'esprit du Sage n'a pas connu le trouble d'une
telle haine envers Moi."
"Mon Seigneur ! Pas
de la haine seulement !..."
"Plus de haine que d'amour, ami. Et il en sera toujours ainsi."
"Ne t'attriste pas. Nous te défendrons..."
"Ce n'est pas la mort qui m'angoisse... C'est de voir le péché des
hommes."
"La mort, non !... Ne parle pas de mort. Ils n'arriveront pas à
cela... parce qu'ils ont peur..."
"La haine sera plus forte que la peur. Barthélemy, quand je serai mort,
puis quand je serai loin, dans le Ciel Saint, dis-le aux hommes :
"Lui, plus que de la mort, il a souffert de votre haine"...
"Maître ! Maître ! Maître ! Ne parle pas ainsi !
Personne ne te haïra au point de te faire mourir. Et Toi, tu peux toujours
l'empêcher, Toi qui es puissant..."
Jésus sourit tristement, je dirais avec lassitude, pendant qu'il monte de son
pas régulier la route montagneuse qui conduit à Meiéron.
Plus on monte et plus se découvre un beau et vaste panorama sur le lac de
Tibériade qui apparaît dans le passage d'une gorge, sur les collines voisines
en forme d'arc qui coupent la vue sur le lac de Méron, et puis, au-delà du
lac de Tibériade, sur le haut plateau d'au-delà du Jourdain, jusqu'à la
chaîne dentelée des monts lointains de l'Auran, de
la Traconitide et de la Pérée.
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182> Jésus indique pourtant la direction nord-nord-est en
disant : "Après la Pâque nous devrons aller là, dans la tétrarchie de
Philippe. Et nous aurons à peine le temps pour être à Jérusalem pour la
Pentecôte."
"Mais ne te conviendrait-il pas de le faire tout de suite ? En
passant de l'autre côté du Jourdain, vers ses sources... en revenant par la
Décapole..."
Jésus se passe la main sur le front, avec la lassitude de quelqu'un qui a
l'esprit obnubilé, et il murmure : "Je ne sais, je ne sais pas
encore !... Barthélemy !..." Quel abattement, quelle
souffrance, quel appel il a dans la voix!…
Barthélemy se penche un peu, comme s'il était blessé par ce ton étrange et
nouveau chez Jésus et il dit, rendu haletant par son amour :
"Maître, qu'as-tu ? Que veux-tu du vieux Nathanaël ?"
"Rien Barthélemy... Ta prière... Pour que je vois bien ce que j'ai à
faire... Mais on nous appelle, Barthélemy... Arrêtons-nous ici..."
Ils s'arrêtent près d'une touffe d'arbres. De la courbe du sentier, les
autres débouchent en groupe : "Maître, Judas nous suit en courant à
perdre haleine..."
"Nous allons donc l'attendre." Et, en effet, Judas apparaît de
suite en courant...
"Maître... j'ai tardé... Je suis resté endormi et..."
"Où, si je ne t'ai pas trouvé à la maison ?" demande André
étonné.
Judas reste une minute interdit, mais il se reprend vite en disant :
"Oh ! Il me déplaît que ma pénitence soit connue ! J'ai été
dans le bois toute la nuit, à prier, à faire des sacrifices... À l'aube, le
sommeil m'a vaincu... Je suis un faible moi... Mais le Seigneur Très-Haut
aura de la compassion pour son pauvre serviteur. N'est- ce pas, Maître ?
Je me suis éveillé tard et tout courbatu."
"En effet tu as le visage tout à fait fané" observe Jacques de
Zébédée.
Judas rit : "Hé ! bien sûr ! Mais j'ai l'âme plus
joyeuse. La prière fait du bien. La pénitence rend le cœur gai, et aussi,
humble et généreux. Maître, pardonne à ton imbécile de Judas..." et il
s'agenouille aux pieds de Jésus.
"Oui. Lève-toi et partons."
"Donne-moi la paix par ton baiser. Ce sera signe que tu m'as pardonné ma
mauvaise humeur d'hier. Je n'ai pas voulu de Toi, c'est vrai, mais c'était
parce que je voulais prier..."
"Nous aurions pu prier ensemble..." Judas rit et dit :
"Non, tu ne pouvais pas prier avec moi cette nuit, être où je me
trouvais..."
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183> "Oh ! par
exemple ! Pourquoi? Il est toujours avec nous et c'est Lui qui nous a
appris à prier !" dit Pierre étonné.
Tous rient, mais Jésus ne rit pas. Il regarde fixement Judas qui l'a embrassé
et qui le regarde avec un œil hilare de piquante malice, comme s'il le
défiait.
Il ose répéter : "N'est-ce pas vrai que tu ne pouvais être avec moi
cette nuit ?"
"Je ne le pouvais pas. Je ne pouvais pas et je ne pourrai jamais, en
effet, partager les embrassements de mon esprit avec mon Père, avec un troisième
qui n'est que chair et sang, tel que tu es, et dans les lieux où tu vas.
J'aime la solitude que peuplent les anges pour oublier que l'homme est une
puanteur de chair corrompue par les sens, par l'or, par le monde et par
Satan."
Judas ne rit plus même avec ses yeux. Il répond sérieusement : "Tu
as raison. Ton esprit a vu la vérité. Où allons-nous alors ?"
"Vénérer les tombes des grands et des héros d'Israël"
"Quoi ? Comment ? Mais Gamaliel ne t'aime pas. Mais les autres
te haïssent" disent plusieurs.
"Peu importe. Je m'incline sur la tombe des justes qui attendent la
Rédemption. Je vais dire à leurs ossements : "Bientôt Celui qui
donna la respiration à votre esprit sera au Royaume des Cieux, tout prêt à
descendre de là au dernier Jour pour vous faire revivre éternellement dans le
Paradis".
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