482> L'aube, de son haleine
fraîche, réveille les dormeurs. Ils se lèvent de la couche de sable où ils
ont dormi à l'abri d'une dune parsemée de quelques herbes desséchées, et ils
grimpent à son sommet. Une profonde côte sableuse se trouve devant eux, alors
que tout près et un peu plus loin il y a des terrains qui portent de belles
cultures. Un torrent desséché fait ressortir avec ses pierres blanches la
couleur blonde du sable. Il s'en va, avec cette blancheur d'os desséchés
jusqu'à la mer qui scintille au loin, avec ses flots que gonfle la marée du
matin, mais surtout le léger mistral qui ride l'océan.
Ils suivent le bord de la dune jusqu'au torrent desséché, le passent,
reprennent leur marche en diagonale sur les dunes qui s'éboulent sous leurs
pas et qui ainsi toutes ondulées semblent continuer l'océan avec leurs vagues
fixes et sèches, à la place des flots agités. Ils arrivent à la côte
détrempée et marchent plus à leur aise. Jean est comme hypnotisé par le
spectacle de la mer sans fin qu'illuminent les premiers rayons du soleil. Il
semble boire cette beauté et son œil en devient plus bleu. Pierre, plus
pratique, se déchausse, relève son vêtement et patauge dans les flaques de la
rive en quête de quelque crabe ou de quelque coquillage à sucer.
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483> Il y a à deux bons kilomètres de distance, une belle ville maritime qui s'étend le
long de la rive sur une ligne de rochers en forme de demi-lune au-delà de
laquelle le vent et la tempête ont transporté le sable. Et la barrière
rocheuse, maintenant que l'eau se retire après la marée, se découvre aussi à
cet endroit, obligeant à revenir sur le sable sec pour ne pas blesser les
pieds nus sur les écueils.
"Par où entrons-nous Seigneur ? D'ici, on ne voit qu'une large
muraille. Du côté de la mer, on ne peut entrer. La ville est au point le plus
profond de l'arc" dit Philippe.
"Venez" dit Jésus. "Je sais par où on entre."
"Tu y as déjà été ?"
"Une fois, quand j'étais tout petit et je ne m'en souviendrais
pas. Mais je sais par où on passe."
"Étrange ! Je l'ai remarqué tant de fois... Tu ne te trompes jamais
de route. Parfois nous te faisons tromper, mais Toi ! Il semble que tu
as toujours été dans le lieu où tu te déplaces" observe Jacques de
Zébédée.
Jésus sourit mais ne répond pas. Il va, sûr de Lui, jusqu'à un petit faubourg
rural où les maraîchers cultivent des légumes pour la ville. Les petits
champs et les jardins sont réguliers et bien entretenus. Femmes et hommes les
cultivent et sont en train d'arroser les sillons en tirant l'eau des puits à
la force des bras ou bien avec le vieux et grinçant système de seaux soulevés
par un pauvre ânon qui, les yeux bandés, tourne autour du puits. Mais ils ne
disent rien. Jésus salue : "Paix à vous." Mais les gens
restent, sinon hostiles, du moins indifférents.
"Seigneur, ici on court le risque de
mourir de faim. Ils ne comprennent pas ton salut. Maintenant je vais essayer,
moi" dit Thomas. Et il aborde le premier maraîcher qu'il voit et lui
dit : "Ils coûtent chers tes légumes ?"
"Pas plus que ceux d'autres maraîchers. Chers ou bon marché, cela dépend
comme la bourse est garnie."
"C'est bien dit. Mais comme tu vois, je ne meurs pas de faim. Je suis
gras et j'ai de belles couleurs, même sans tes légumes. C'est signe que ma
bourse est bien garnie. Bref : nous sommes à treize et nous pouvons
acheter. Qu'est-ce que tu vends ?"
"Des œufs, des légumes, des amandes nouvelles et des pommes qui sont
ratatinées car ce n'est pas la saison, des olives... Tout ce que tu
veux."
"Donne-moi des œufs, des pommes et du pain pour tout le monde."
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484> "Du
pain, je n'en ai pas. Tu vas en trouver en ville."
"C'est maintenant que j'ai faim, pas dans une heure. Je ne crois pas que
tu n'aies pas de pain."
"Je n'en ai pas. La femme est en train d'en faire. Mais, tu vois là-bas
ce vieux ? Lui en a toujours une grande quantité. Comme il est sur la
route, les pèlerins lui en demandent souvent. Va trouver Ananias
et demande lui du pain. Maintenant je t'amène les œufs, mais remarque qu'ils
valent un denier le
couple."
"Voleur ! Ce sont des œufs d'or, peut-être que pondent tes
poules ?"
"Non. Mais ce n'est pas appétissant d'être au milieu de la puanteur des
poulets et cela se paie. Et puis, est-ce que vous n'êtes pas juifs ?
Payez."
"Garde-les. Ainsi tu es bien payé" et Thomas lui tourne le dos.
"Hé ! l'homme ! Viens. Je te les fais meilleur marché. Trois
pour un denier."
"Pas même quatre. Bois-les et qu'ils te restent dans la gorge."
"Viens, écoute. Combien veux-tu m'en donner ?" Le maraîcher
suit Thomas.
"Rien. Je n'en veux plus. Je voulais casser la croûte avant d'aller en
ville. Mais c'est mieux ainsi. Je ne perdrai pas ma voix et mon appétit pour
chanter les histoires du roi et faire un bon repas à l'hôtellerie."
"Je te les donne pour un didrachme le couple."
"Ouf ! tu es pire qu'un taon. Donne-les-moi tes œufs et qu'ils
soient frais autrement je reviens et je te fais le museau plus jaune qu'il ne
l'est" et Thomas va et revient avec au moins deux douzaines d’œufs dans
le pli de son manteau. "Tu as vu ? Les achats, c'est moi qui les
fais à partir de maintenant dans ce pays de voleurs. Je sais comment les
prendre. Ils viennent avec de l'argent plein les poches faire des achats chez
nous pour leurs femmes, et les bracelets ne sont jamais assez gros et ils
marchandent à n'en plus finir. Je me venge. Maintenant allons trouver cet
autre scorpion. Viens, Pierre, et toi, Jean, prends les œufs."
Ils vont trouver le vieux qui a son terrain le long de la grand-route qui du
côté nord, en longeant les maisons du faubourg, conduit à la ville. C'est une
belle route, bien pavée, certainement faite par les Romains. La porte de la
ville, du côté de l'orient, est maintenant proche et au-delà on voit que la
route continue tout droit, avec un cachet artistique car elle se transforme
en un double portique ombragé soutenu par des colonnes de marbre. Les
gens cheminent dans son ombre fraîche, laissant le milieu de la route aux
ânes, chameaux, chiens et chevaux.
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485> "Salut ! Tu nous vends du
pain ?" demande Thomas.
Le vieux, ou bien n'entend pas, ou bien ne veut pas entendre. Vraiment le
grincement de la noria est tel qu'on ne peut s'entendre.
Pierre perd patience et crie : "Arrête ton Samson ! Laisse-le
au moins souffler pour qu'il ne meure pas sous mes yeux, et
écoute-nous !"
L'homme arrête sa bourrique et regarde de travers son interlocuteur, mais
Pierre le désarme en disant : "Hé ! est-ce que Samson n'est
pas un nom approprié pour une bourrique ? Si tu es philistin cela doit
te plaire, car c'est une insulte pour Samson. Si tu es d'Israël cela doit te
plaire, car cela rappelle une défaite des philistins. Tu vois donc..."
"Je suis philistin et je m'en vante."
"Tu fais bien. Je te vanterai moi aussi si tu nous donnes du pain."
"Mais, n'es-tu pas juif?"
"Je suis chrétien."
"Où se trouve-t-il ?"
"Ce n'est pas un endroit. C'est une personne. J'appartiens à cette
personne."
"Tu es son esclave ?"
"Je suis libre plus que n'importe qui, car celui qui appartient à cette
personne ne dépend plus que de Dieu."
"Tu dis vrai ? Pas même de César ?"
"Pouah ! Qu'est-ce César devant Celui que je suis, et auquel
j'appartiens, et au nom de qui je te demande du pain !"
"Mais, où est cet homme puissant ?"
"Cet homme là-bas qui nous regarde et sourit. C'est le Christ, le
Messie. Tu n'en as jamais entendu parler ?"
"Si, le roi d'Israël. Il vaincra Rome ?"
"Rome ? Mais le monde entier et même l'Enfer."
"Et vous, vous êtes ses généraux? Habillés ainsi ? Peut-être pour
fuir les persécutions des juifs perfides ?"
"Oui et non, mais donne-moi du pain et, pendant que nous mangeons, je
t'expliquerai."
"Du pain ? Mais de l'eau aussi, et du vin et des sièges à l'ombre,
pour toi, ton compagnon et ton Messie. Appelle-le."
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486> Et Pierre court
vivement vers Jésus: "Viens, viens. Il nous donne ce que nous voulons, ce vieux philistin. Je crois pourtant qu'il va
t'assaillir de questions... Je lui ai dit qui tu es... Je le lui ai dit en
gros. Mais il est bien disposé."
Ils vont tous dans le jardin où l'homme a déjà installé des bancs autour
d'une table grossière sous une tonnelle bien garnie de vigne.
"La paix à toi, Ananias. Que grâce à ta
charité ta terre soit féconde et te donne de beaux produits."
"Merci. Paix à Toi. Assieds-toi, assoyez-vous. Anibé !
Nubi ! Du pain, du vin, de l'eau. Tout de
suite" commande le vieux à deux femmes. Ce sont sûrement des africaines
car l'une est tout à fait noire avec des lèvres épaisses et des cheveux
crépus, l'autre a le teint très foncé, bien qu'elle soit de type plus
européen. Et le vieux explique : "Les filles des esclaves de ma
femme. Elle est morte, et mortes aussi celles qui étaient venues avec elle,
mais les filles sont restées. Haut et Bas Nil. Mon épouse était de là-bas.
C'est défendu, hein ? Mais moi je n'en ai cure. Je ne suis pas d'Israël,
et les femmes de race inférieure sont douces."
"Tu n'es pas d'Israël ?"
"Je le suis par force, car nous avons Israël sur le cou comme un joug.
Mais... Tu es israélite et cela t'offense, ce que je dis ?..."
"Non, je ne m'en offusque pas. Je voudrais seulement que tu écoutes la
voix de Dieu."
"Il ne nous parle pas à nous."
"C'est toi qui le dis. Moi, je te parle, et c'est sa voix."
"Mais, tu es le Roi d'Israël."
Les femmes qui arrivent avec le pain, l'eau et le vin et qui entendent parler
de "roi" s'arrêtent, interdites en regardant le jeune homme blond,
souriant, digne, que leur maître appelle "roi" et puis se retirent
se courbant presque jusqu'à terre, par respect.
"Merci, femmes, et la paix aussi à vous." Puis, se tournant vers le
vieil homme: "Elles sont jeunes... Tu peux aussi continuer ton
travail."
"Non. La terre est arrosée et elle peut attendre. Parle un peu. Anibé, détache l'âne et rentre-le. Et toi, Nubi, vide les derniers seaux et puis... Tu t'arrêtes,
Seigneur ?"
"Ne te dérange pas davantage. Il me suffit de prendre un peu de
nourriture, et après, j'entre à Ascalon."
"Non, cela ne me dérange pas. Oui, va en ville, mais viens ce soir. Nous
romprons le pain et nous partagerons le sel. Dépêchez-vous ! Toi, au
pain. Toi, appelle Geteo pour qu'il tue un chevreau
et prépare-le pour ce soir. Allez." Et les
deux femmes s'en vont sans parler.
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487> "Alors, tu es roi ?
Mais tes armes ? Hérode est cruel, de toutes manières. il nous a
reconstruit Ascalon, mais c'est pour sa gloire. Et maintenant !...Mais
les hontes d'Israël, Toi, tu les connais mieux que moi. Comment
feras-tu ?"
"Je n'ai d'autre arme que celle qui me vient de Dieu."
"L'épée de David ?"
"L'épée de ma parole."
"Oh ! pauvre rêveur ! Elle s'épointera et perdra son fil sur
le bronze des cœurs."
"Tu crois ? Je ne vise pas à un royaume terrestre. Pour vous tous,
je vise au Royaume des Cieux."
"Nous tous ? Même moi, philistin ? Même mes
esclaves ?"
"Tous. Toi et elles et jusqu'au plus sauvage au centre des forêts
africaines."
"Tu veux faire un si grand royaume ? Pourquoi l'appelles-tu Royaume
des Cieux ? Tu pourrais l'appeler : Royaume de la Terre."
"Non, ne te méprends pas. Mon Royaume est le Royaume du vrai Dieu. Dieu
est au Ciel. Par conséquent, c'est le Royaume du Ciel. Tout homme est une âme
revêtue d'un corps, et l'âme ne peut vivre que dans les Cieux. Je veux vous
guérir l'âme, en enlever les erreurs et les rancœurs, la mener à Dieu par la
bonté et l'amour."
"Cela me plaît beaucoup. Les autres, moi, je ne vais pas à Jérusalem,
mais je sais que les autres d'Israël depuis toujours ne parlent pas ainsi.
Alors, tu ne nous hais pas ?"
"Je ne hais personne."
Le vieil homme réfléchit... et demande : "Et les deux esclaves ont
aussi leur âme, comme vous d'Israël ?"
"Certainement. Ce ne sont pas des bêtes qu'on a capturées. Ce sont des
créatures malheureuses qu'on doit aimer. Les aimes-tu ?"
"Je ne les traite pas mal. Je veux qu'elles obéissent, mais je n'emploie
pas le fouet et je les nourris bien. Une bête mal nourrie ne travaille pas,
dit-on. Mais même l'homme mal nourri n'est pas un bon travailleur. Et puis,
elles sont nées dans la maison. Je les ai vues toutes petites. Maintenant il
ne reste qu'elles parce que je suis très vieux, sais-tu ? Presque quatre-vingt
ans, Elles et Geteo c'est ce qui me reste de ma
maison d'autrefois. J'y suis attaché comme à mes meubles. Elles me fermeront
les yeux..."
"Et puis ?"
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488> "Et
puis... Mais! Je ne sais pas. Elles entreront en service et la maison se
défera. Cela me déplaît. Elle est devenue riche, grâce à mon travail. Cette
terre redeviendra sableuse, stérile... Cette vigne... Nous l'avons plantée,
ma femme et moi. Et ce rosier... égyptien, Seigneur. C'est l'odeur de mon
épouse que je sens en lui... Il me semble que c'est un fils... le fils unique
qui est enterré, poussière désormais à ses pieds... Douleurs... Il vaut mieux
mourir jeune et ne pas voir cela et la mort qui arrive..."
"Ton fils n'est pas mort, ni ta femme. L'esprit survit. La chair est
morte. La mort ne doit pas effrayer. Elle est vie, la mort pour qui espère
en Dieu et vit en juste. Penses-y ...Je vais en ville. Je reviendrai ce
soir et je te demanderai ce portique pour dormir avec les miens."
"Non, Seigneur. J'ai plusieurs chambres vides. Je te les offre."
Judas met de l'argent sur la table.
"Non. Je n'en veux pas. Je suis de cette terre qui vous est odieuse,
mais je suis peut-être meilleur que ceux qui nous dominent. Adieu,
Seigneur."
"Paix à toi, Ananias."
Les deux esclaves sont accourues avec Geteo, un
homme robuste, ancien paysan, pour le voir partir : "Paix aussi à
vous. Soyez-bons. Adieu" et Jésus effleure les cheveux crépus de Nubi et ceux luisants et raides d'Anibé,
il sourit à l'homme et s'en va.
Peu après, ils entrent dans Ascalon par la rue au double portique qui va tout
droit au centre de la ville et qui singe Rome avec ses bassins et ses
fontaines, avec ses places qui servent de Forum, avec ses tours le long de
l'enceinte et partout le nom d'Hérode mis par lui-même pour s'applaudir étant
donné que les Ascalonites ne l'applaudissent pas.
Il y a beaucoup de circulation et elle augmente à mesure que l'heure avance
et qu'on approche du centre de la cité, ouverte, aérée, avec des échappées de
lumière sur la mer qui paraît enfermée comme une turquoise dans une tenaille
de corail rose par les maisons éparses le long de l'arc profond qui forme la
côte, non pas un golfe, mais un arc véritable, une portion de cercle que le
soleil teint toute entière d'un rose très pâle.
"Partageons-nous en quatre groupes. Je pars, ou plutôt je vous laisse
aller. Puis je choisirai. Allez. Après la neuvième heure, on se retrouve à la
Porte par où nous sommes entrés. Soyez prudents et patients." Et Jésus
les regarde partir, resté seul avec Judas Iscariote qui a déclaré qu'il ne
leur parlera pas parce qu'ils sont pires que des païens.
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489> Mais quand il s'est
rendu compte que Jésus veut aller ça et là sans
parler, alors il change d'avis et il dit : "Te déplaît-il de rester
seul ? Moi, j’irais avec Mathieu, Jacques et André. Ce sont les moins
capables..."
"Vas-y. Adieu." Et Jésus seul, fait un
tour dans la ville, se promenant en long et en large, anonyme au milieu des
gens occupés qui ne le remarquent même pas, Seuls deux ou trois enfants
curieux le dévisagent et une femme à la tenue provocante va résolument à sa
rencontre avec un sourire plein de sous-entendus. Mais Jésus la regarde si
sévère- ment qu'elle devient rouge comme la pourpre et s'en va en baissant
les yeux. Au coin de la ruelle se retourne encore, et comme un homme du
peuple qui a observé la scène lui lance une plaisanterie mordante et
méprisante à cause de son peu de succès, alors elle s'enveloppe dans son
manteau et s'enfuit.
Les enfants, au contraire, tournent autour
de Jésus, le regardent, sourient en le voyant sourire. L'un d'eux plus hardi
Lui demande : "Qui es-tu ?"
"Jésus" répond-il en le caressant. "Que fais-tu ?"
"J'attends des amis."
"D'Ascalon ?"
"Non, de mon pays et de la Judée."
"Es-tu riche ? Moi, oui. Mon père a une belle maison et, à
l'intérieur, il fait des tapis. Viens voir. C'est tout près d'ici."
Et Jésus s'en va seul avec l'enfant. Il entre sous un porche très long qui
est comme un chemin couvert. Au fond, rendu plus vif par la pénombre du
porche, resplendit un coin de la mer, tout illuminé par le soleil. Ils
rencontrent une fillette chétive qui pleure.
"C'est Dina. Elle est pauvre, sais-tu ? Ma mère lui donne de la
nourriture. Sa mère ne peut plus gagner sa vie. Son père est mort en mer. Une
tempête, pendant qu'il allait de Gaza au port du Grand Fleuve porter des
marchandises et en prendre. Comme les marchandises étaient à mon père et que
le père de Dina menait notre bateau, maman maintenant pense à eux. Mais ils
sont si nombreux les enfants restés ainsi sans père... Qu'en dis-tu,
Toi ? Ce doit être dur de rester orphelins et pauvres. Voici ma maison.
Ne dis pas que j'étais dans la rue. Je devais être à l'école, mais on m'a
renvoyé parce que je faisais rire les camarades avec cela..." et il sort
de ses vêtements un pantin taillé dans le bois, dans un morceau de bois
tendre, très comique réellement, pourvu d'un menton en galoche et d'un nez très caricaturaux.
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490> Jésus esquisse un
sourire qui Lui tremble sur les lèvres, mais il le refrène et dit :
"Ce n'est pas le maître, n'est-ce pas ? Ni non plus un
parent ? Ce n'est pas bien."
"Non. C'est le chef de la synagogue des juifs. Il est vieux et laid, et
nous nous moquons toujours de lui."
"Ce n'est pas bien non plus cela. Il est sûrement plus âgé que toi et..."
"Oh ! c'est un vieux, à moitié bossu et presque aveugle et
tellement laid !... Ce n'est pas ma faute s'il est ainsi !"
"Non, mais tu es fautif de te moquer d'un vieillard. Toi aussi, devenu
vieux, tu deviendras laid car tu te voûteras, tu n'auras plus beaucoup de
cheveux, à moitié aveugle, tu marcheras avec un bâton. Tu auras ce visage. Et
alors ? Cela te plaira d'être alors ridiculisé par un enfant
irrespectueux ? Et puis, pourquoi fâcher le maître, distraire tes
camarades ? Ce n'est pas bien. Ton père, s'il le savait, te punirait. Ta
mère en souffrirait. Moi, je ne leur dirai rien. Mais toi, donne-moi tout de
suite deux choses : la promesse de ne plus faire de ces manquements et
ce fantoche. Qui l'a fait ?"
"Moi, Seigneur..." dit l'enfant mortifié, conscient maintenant de
la gravité de ses... méfaits... Et il ajoute : "Cela me plaît tant
de travailler le bois ! Parfois j'imite les fleurs des tapis ou les
animaux qui s'y trouvent. Sais-tu ? ...Les dragons, les sphinx, et
d'autres bêtes encore..."
"Cela, tu peux le faire. Il y a tant de belles choses sur la
terre ! Donc, tu me fais la promesse et tu me donnes ce fantoche ?
Sinon, nous ne sommes plus amis. Je le garderai en souvenir de toi et prierai
pour toi. Comment t'appelles-tu ?"
"Alexandre. Et Toi, qu'est-ce que tu me donnes ?" Jésus est
embarrassé. Il a toujours si peu de choses ! Mais ensuite il se rappelle
qu'il a une très belle boucle au col d'un vêtement. Il cherche dans son sac,
la trouve, la détache et la donne à l'enfant.
"Et maintenant, allons. Mais fais attention même si je pars, cela ne
m'empêche pas de tout savoir. Et si j'apprends que tu es méchant, je reviens
ici et je dis tout à ta maman." Cela est convenu.
Ils entrent dans la maison. Après le vestibule, il y a une grande cour avec,
sur trois côtés, des grandes pièces où sont les métiers.
La servante qui a ouvert, étonnée de voir l'enfant avec un inconnu, prévient
sa maîtresse, et celle-ci, une femme de grande taille, à l'aspect plein de
douceur, accourt et demande : "Mais l'enfant s'est peut-être senti
mal ?"
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491> "Non, femme. Il
m'a amené pourvoir tes tapis. Je suis étranger."
"Tu veux faire des achats ?"
"Non. Je n'ai pas d'argent, mais j'ai des amis qui aiment les belles
choses et qui sont riches."
La femme regarde avec curiosité cet homme qui avoue ainsi sa pauvreté, sans
faire de phrases, et elle dit : "Je croyais que tu étais un
seigneur. Tu as des manières et une mine de grand seigneur."
"Pas du tout. Je suis simplement un rabbi galiléen : Jésus, le
Nazaréen."
"Nous, nous faisons du commerce et nous n'avons pas de préventions.
Viens et regarde."
Elle l'amène voir ses-tapis auxquels travaillent des jeunes filles sous la
direction de la maîtresse. Les tapis sont vraiment de grande valeur, pour
leurs dessins et leurs couleurs. Grands, souples, on dirait des parterres
tout en fleurs ou un kaléidoscope de pierres précieuses. D'autres ont, mêlées
aux fleurs, des figures allégoriques comme des hippogriffes, des sirènes, des
dragons, ou bien des griffons héraldiques semblables aux nôtres.
Jésus admire : "Tu es très habile. Je suis content d'avoir vu tout
cela. Et je suis content que tu sois bonne."
"Comment le sais-tu ?"
"Cela se voit sur ton visage. Et ton enfant m'a parlé de Dina. Dieu t'en
récompense. Même, sans le croire, tu es très proche de la Vérité car tu as la
charité en toi."
"Quelle vérité ?"
"Celle du Seigneur Très-Haut. Celui qui aime le prochain et qui dans sa
famille et chez les ouvriers exerce la charité et la déploie sur les
malheureux possède déjà en lui-même la Religion. Cette petite, c'est Dina,
n'est-ce pas ?"
"Oui, sa mère est mourante. Après je la prendrai, pas pour les tapis.
Elle est trop petite et trop grêle. Viens Dina, auprès de ce seigneur."
La fillette, qui a le visage triste des enfants malheureux, s'approche timidement.
Jésus la caresse et dit : "Me conduis-tu chez ta mère ? Tu
voudrais bien qu'elle guérisse, n'est-ce pas ? Alors, emmène-moi chez
elle. Adieu, femme. Et à dieu Alexandre, et sois bon."
Il sort en tenant la fillette par la main. "Tu es seule ?" demande-t- il.
"J'ai trois petits frères. Le dernier n'a pas connu son père."
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492> "Ne pleure pas.
Es-tu capable de croire que Dieu peut guérir ta mère ? Tu sais,
n'est-ce pas, qu'il existe un seul Dieu qui aime les hommes que Lui a créés, et
spécialement les enfants qui sont bons ? Et qu'il peut tout ?"
"Je le sais, Seigneur. Auparavant, mon frère Tolmé
allait à l'école, et à l'école, ils sont avec les juifs. Par lui, on sait
tant de choses. Je sais qu'il existe et qu'il s'appelle Jéové et qu'il nous a punis
parce que les philistjns ont été mauvais avec Lui.
Les enfants hébreux nous le reprocheront toujours. Mais en ce temps-là, je
n'existais pas, ni maman ni mon père. Pourquoi alors..." les larmes lui
coupent la parole.
"Ne pleure pas. Dieu t'aime, toi aussi, et il m'a conduit ici pour toi
et pour ta maman. Tu sais que les israélites attendent le Messie qui doit
venir pour établir le Royaume des Cieux ? Le Royaume de Jésus,
Rédempteur et Sauveur du monde ?"
"Je le sais, Seigneur. Et ils nous menacent en disant :
"Alors, malheur à vous"
"Et sais-tu ce que fera le Messie ?"
"Il fera un grand peuple d'Israël et nous traitera très mal."
"Non. il rachètera le monde, il enlèvera le péché, il apprendra à ne pas
pécher. Il aimera les pauvres, les malades, les affligés. Il ira vers eux. Il
apprendra aux riches, aux sains, aux heureux à les aimer. Il recommandera
d'être bons pour avoir la Vie éternelle et bienheureuse au Ciel. C'est cela
qu'il fera et il n'opprimera personne."
"Et comment comprendra-t-on que c'est Lui ?"
"Parce qu'il aimera tout le monde et guérira les malades qui croiront en
Lui, il rachètera les pécheurs et apprendra l'amour."
"Oh ! s'il était ici avant que maman ne meure ! Comme je
croirais, moi ! Comme je le prierais ! J'irais le chercher jusqu'à
ce que je le trouve et je lui dirais : "Je suis une pauvre enfant
sans père, ma mère se meurt. J'espère en Toi" et je suis sûre, bien
qu'étant philistine qu'il m'accueillerait."
Toute une foi, simple et forte vibre dans la voix de la fillette. Jésus
sourit en regardant la pauvre petite qui marche à côté de Lui. Elle ne voit
pas ce sourire qui brille, parce qu'elle regarde devant, du côté de la
maison, maintenant proche.
Ils arrivent à un cabane bien pauvre au fond d'une
impasse. "C'est ici, Seigneur, entre..." Une pauvre chambrette, une
paillasse avec dessus un corps épuisé. Trois petits, de dix à trois ans,
assis près de la paillasse. Partout un tableau de misère et de faim.
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493> "Paix à toi,
femme. Ne t'agite pas. Ne te dérange pas. J'ai trouvé ta fillette et je
sais que tu es malade. Je suis venu. Voudrais-tu guérir ?"
La femme n'a qu'un filet de voix pour répondre : "Oh !
Seigneur !. .. Mais pour moi c'est
fini !..." et elle pleure.
"Ta fille est arrivée à croire que le Messie pourrait te guérir. Et
toi ?"
"Oh ! moi, je le croirais aussi, mais où est le Messie ?"
"C'est Moi, qui te parle" Et Jésus qui était penché sur la
paillasse, murmurant ses paroles près du visage de la malade, se redresse et
crie : "Je le veux. Sois guérie."
Les petits ont presque peur de son air majestueux et ils restent trois
visages surpris, autour du grabat de la mère. Dina serre ses mains contre sa
petite poitrine. Une lueur d'espoir, de béatitude brille sur son petit
visage. Elle halète, pour ainsi dire, si grande est son émotion. Elle a la
bouche ouverte pour dire une parole que déjà son cœur murmure, et quand elle
voit sa mère auparavant cireuse et abandonnée, comme si maintenant une force
l’attirait et la pénétrait, qui se dresse pour s'asseoir et puis, toujours
avec ses yeux dans ceux du Sauveur, qui se lève, Dina pousse un cri de
joie : "Maman !" La parole qui gonflait son cœur est
dite !... Et puis une autre : "Jésus !" Et,
embrassant sa mère, elle l'oblige à s'agenouiller en disant :
"Adore ! Adore ! C'est Lui, celui dont le maître de Tolmé disait: le Messie annoncé par les Prophètes."
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