Vision du mardi 6 novembre 1945
165/166> 321.1 – C'est
sous un merveilleux crépuscule que la ville de Séleucie se dessine comme un
amas blanc au bord des eaux bleues de la mer qui est tranquille et riante,
toute une fantaisie de petites vagues sous le ciel qui fond son cobalt sans
nuages avec la pourpre du crépuscule. Le navire, toutes voiles dehors, se
dirige rapidement vers la ville lointaine, et semble être incendié de feux
joyeux pour la fête de l'arrivée prochaine tant il est revêtu des splendeurs
du soleil couchant.
Sur le pont, parmi les marins, qui ne sont plus affairés et inquiets, se
trouvent les passagers qui voient s'approcher le but. Auprès
de Jean d'En-Dor, encore plus amaigri qu'à son départ, se trouve assis le
marin blessé. Il a encore la tête entourée par une bande légère, et il est
d'une pâleur d'ivoire à cause du sang qu'il a perdu. Mais pourtant il est
souriant, et il parle avec ses sauveurs et ses compagnons qui, en passant, se
félicitent avec lui de le revoir sur le pont.
321.2 – Le
crétois le remarque aussi et il quitte un moment son poste, en le confiant au
chef de la chiourme, pour venir saluer "son excellent Démété" revenu sur le pont pour la première fois depuis sa
blessure.
"Et merci à vous tous, dit-il aux apôtres. Je ne croyais pas qu'il pût
vivre encore, blessé comme il l'était par la lourde poutre et le fer qui la
rendait encore plus pesante. Vraiment, Démété, ils t'ont redonné la vie car
tu étais déjà mort une première et une deuxième fois. La première fois en te
laissant tomber sur la marchandise du pont où, à cause du sang que tu perdais
et des vagues qui t'auraient jeté à la mer, tu aurais péri en descendant au
royaume de Neptune au milieu des Néréides et des Tritons. Et la seconde fois
pour t'avoir guéri avec ce merveilleux onguent. Fais-moi donc voir la
blessure ?"
L'homme défait la bande et montre la cicatrice bien refermée, lisse, qui
ressemble à une marque rouge de la tempe à la nuque, à la limite des cheveux
qui paraissent coupés, peut-être par Syntica, pour les empêcher d'entrer dans la blessure. Nicomède effleure
légèrement cette marque :
"L'os lui-même est soudé ! Tu es aimé par Vénus marine ! Et
elle ne voulait t'avoir qu'à la surface de la mer et sur les rivages de la
Grèce. Qu'Eros te soit donc propice, maintenant que nous descendons à
terre, et qu'il t'aide à perdre le souvenir du malheur et la terreur de
Thanatos qui t'étreignait déjà."
Le visage de Pierre est un panorama d'impressions quand il entend toutes ces
allusions mythologiques. Appuyé à un mât, les mains derrière le dos, il ne
parle pas, mais tout parle en lui pour appliquer une épithète salée au païen
Nicomède et à son paganisme, et pour marquer son mépris pour tout ce qui est
gentil.
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167> Les autres aussi ne sont pas moins dédaigneux... Jude d'Alphée a le visage fermé
de ses plus mauvais moments, son frère tourne sur lui-même en s'intéressant
beaucoup à la mer. Jacques de Zébédée et André sont disposés à plaquer tout le monde et à descendre
prendre les sacs et le métier. Matthieu joue avec sa
ceinture et le Zélote l'imite en
s'occupant de ses sandales trop grandes comme si c'était une chose nouvelle
et Jean de Zébédée s'hypnotise à regarder la mer.
Si manifeste est le mépris et l'ennui des huit - et ne l'est pas moins le
mutisme des deux disciples assis près du blessé - que le crétois s'en
aperçoit et s'en excuse :
"C'est notre religion, savez-vous ? Comme vous croyez à la vôtre,
nous tous et moi nous croyons à la nôtre..."
Personne ne répond.
321.3 – Le
crétois juge opportun de laisser en paix ses dieux et de descendre de
l'Olympe sur la terre, ou plutôt sur la mer, sur son navire, en invitant les
apôtres à venir à la proue pour bien voir la ville qui approche.
"Voilà, voyez-vous ? Vous n'êtes jamais venus ici ?"
"Moi, une fois, mais par voie de terre" dit le Zélote d'un ton
sérieux et tranchant.
"Ah ! bien ! Mais alors tu sais au moins que le vrai port
d'Antioche c'est Séleucie, sur la mer, à l'embouchure de l'Oronte, qui se prête
gracieusement à accueillir les navires, et par des temps d'eaux profondes
peut être remonté par des barques légères jusqu'à Antioche. La ville que vous
voyez, la plus grande, c'est Séleucie. L'autre vers le midi, n'est pas une
ville, mais les ruines d'un endroit dévasté. Elles trompent, mais c'est un
pays mort. Cette chaîne est le Pierios qui fait
donner à la ville de Séleucie le nom de Pieria. Ce
pic plus vers l'intérieur, au-delà de la plaine, c'est le mont Casio qui domine
comme un géant la plaine d'Antioche ; l'autre chaîne au nord, est celle
de l'Aman. Oh ! vous verrez à Séleucie et à Antioche quels travaux ont
fait les romains ! Ils ne pouvaient rien faire de plus grand. Un port
qui est un des meilleurs avec trois bassins et des canaux et des jetées et
des digues. Il n'y en a pas autant en Palestine. Mais la Syrie est meilleure
que d'autres provinces de l'Empire..."
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168> Ses paroles tombent dans un silence glacial. Même Syntica
qui étant grecque, est moins susceptible que les autres, serre les lèvres et
son visage prend plus que jamais le relief d'un visage de médaille ou de
bas-relief : un visage de déesse, dédaigneuse de contacts terrestres.
Le crétois s'en aperçoit et il s'excuse :
"Que voulez-vous ! Au fond je gagne ma vie avec les
romains !..."
La réponse de Syntica est tranchante comme un coup de sabre.
"Et l'or émousse le fil à l'épée de l'honneur national et de la
liberté".
Elle le dit sur un tel ton et dans un latin si pur que l'autre en reste
pétrifié...
Puis il ose demander :
"Mais n'es-tu pas grecque ?"
"Je suis grecque. Mais, toi, tu aimes les romains. Je te parle dans la
langue de tes maîtres, pas dans la mienne, celle de la Patrie martyre."
Le crétois est confus et les apôtres éprouvent un muet enthousiasme pour la
leçon qu'elle donne au panégyriste de Rome.
321.4 – Celui-ci
pense bien détourner la conversation en demandant par quel moyen ils iront de
Séleucie à Antioche.
"Avec nos jambes, homme" répond Pierre.
"Mais c'est le soir. Il fera nuit quand vous débarquerez..."
"Il y aura où dormir."
"Oh ! certainement. Mais vous pourriez dormir aussi ici jusqu'à
demain."
Jude Thaddée, qui a déjà vu apporter tout ce qu'il faut pour un sacrifice aux
dieux, qui sera peut-être fait à l'arrivée au port, dit :
"Pas besoin. Nous te sommes reconnaissants de ta bonté, mais nous
préférons descendre. N'est-ce pas, Simon ?"
"Oui, oui. Nous aussi nous devons faire nos prières et... ou toi et tes
dieux, ou bien nous et notre Dieu."
"Faites comme vous croyez. Il me plaisait de faire une chose agréable au
fils de Théophile."
"Et nous aussi au Fils de Dieu, en te persuadant qu'il n'y a qu'un seul
Dieu. Mais tu es un rocher inébranlable. Comme tu vois, nous sommes pareils.
Mais qui sait si un jour, on ne se reverra pas, en te retrouvant moins
entêté..." dit le Zélote.
Nicomède fait un geste comme pour dire : "Qui sait
quand ?" Un geste d'indifférence ironique devant l'invitation de
reconnaître le Dieu vrai et d'abandonner le faux. Puis il reprend son poste
de pilote car désormais le port est tout proche.
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169/170> "Descendons prendre les coffres. Débrouillons-nous
tous seuls. J'ai hâte de quitter cet infect païen" dit Pierre. Et ils
descendent tous, sauf Syntica et Jean.
321.5 – Eux,
les deux exilés, sont près l'un de l'autre et ils regardent les digues qui
approchent toujours plus.
"Syntica, un autre pas vers l'inconnu, un autre arrachement au doux
passé, une autre agonie, Syntica... Je n'en peux plus..."
Syntica lui prend la main. Elle est très pâle, affligée. Mais elle est
toujours la femme forte qui sait donner de la force :
"Oui, Jean, un autre arrachement, une autre agonie. Mais ne dis
pas : un autre pas vers l'inconnu... Ce n'est pas juste. Nous
connaissons notre mission ici. Jésus l'a dite. Nous n'allons donc pas vers
l'inconnu mais, au contraire, nous nous fondons de plus en plus avec ce que
nous connaissons, avec la Volonté de Dieu. Il n'est pas juste non plus de
dire : "un autre arrachement". Nous nous unissons à sa volonté
L'arrachement sépare. Nous, nous nous unissons. Il n'y a donc pas
d'arrachement. Nous nous séparons uniquement de tous les plaisirs sensibles
de notre amour pour Lui, notre Maître, en gardant les délices suprasensibles,
en portant l'amour et le devoir à un niveau ultra-terrestre. En es-tu
persuadé qu'il en est ainsi ? Oui ? Et alors, tu ne dois pas dire
non plus : "une autre agonie". L'agonie annonce une mort
prochaine mais nous, en rejoignant le plan spirituel pour en faire notre
demeure, notre atmosphère et notre nourriture, nous ne mourrons pas, mais "nous
vivons" car ce qui est spirituel est éternel. Par conséquent nous
montons vers une vie plus vivante qui anticipe la grande Vie des Cieux. Donc,
allons ! Oublie d'être l'homme-Jean, et souviens-toi que tu es le
destiné au Ciel. Raisonne, pense, agis et espère seulement comme étant un
citoyen de cette Patrie immortelle..."
321.6 – Les
autres reviennent avec leurs charges, juste au moment de l'entrée majestueuse
du navire dans le port de Séleucie.
"Et maintenant filons au plus tôt vers la première auberge que nous
verrons. Il y en a certainement tout près, et demain... en barque ou en char
nous irons vers notre destination."
Au milieu des coups de sifflets stridents de commandement du navire aborde et
on descend la passerelle.
Nicomède s'approche des partants.
"Adieu, homme. Et merci" dit Pierre au nom de tous.
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