Vision du lundi 10
décembre 1945.
304> Jésus est déjà dans la région de
l'autre rive du Jourdain. Et, d'après ce que je comprends, cette ville que
l'on voit en haut d'une colline c'est Gadara. Et c'est aussi la première
ville qu'ils touchent après leur débarquement sur la rive sud-orientale du lac
de Galilée, parce que c'est là qu'ils ont débarqué évitant de descendre à Ippo où ils avaient été précédés
par les barques qui transportaient des personnes hostiles à Jésus. Je pense qu'ils
ont donc débarqué juste en face de Tarichée, là où le Jourdain sort du
lac.
"Tu connais le chemin le plus court pour aller à Gadara, n'est-ce
pas ? Tu t'en souviens ?" demande Jésus.
"Et comment ! Quand nous serons aux sources chaudes au-dessus de Yarmoc, nous
n'aurons qu'à suivre la route" répond Pierre.
"Et les sources, où
les trouves-tu ?" demande Thomas.
"Oh ! il suffit d'avoir du nez pour les trouver. On les sent un
mille avant d'y être !" dit Pierre, en fronçant le nez de dégoût.
"Je ne savais pas que tu avais des douleurs..." observe Judas Iscariote.
"Des douleurs, moi ? Et quand donc ?"
"Hé ! si tu connais si bien les sources chaudes au-dessus de Yarmoc, tu as dû y aller."
"Je n’ai jamais eu besoin de sources, moi, pour me bien porter !
Les poisons des os sont sortis de moi avec les sueurs de mon honnête
travail... et, du reste, ayant connu le travail plutôt que le plaisir, des
poisons il en est entré très peu en moi..."
"La remarque est pour moi, n'est-ce pas ? Bien sûr ! Je suis
coupable de tout !..." dit Judas fâché.
"Mais qui t'a mordu ? Tu questionnes, moi je te réponds comme
j'aurais répondu au Maître ou à un compagnon. Et je crois que personne
d'entre eux, pas même Mathieu
qui... a été un jouisseur, ne se serait formalisé."
"Eh bien, moi je me formalise !"
"Je ne te savais pas aussi susceptible. Mais je te prie de m'excuser de
l'insinuation que tu supposes. Pour l'amour du Maître, tu sais ? Du
Maître qui est déjà si affligé par des étrangers et qui n'a pas besoin de
l'être par nous autres. Regarde-le, au lieu de courir après tes impressions,
et tu verras qu'il a besoin de paix et d'amour."
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305> Jésus ne parle pas. Il se contente
de regarder Pierre et il lui sourit avec reconnaissance. Judas ne répond pas
à l'occasion de la juste observation de Pierre. Il est renfermé et fâché. Il
veut se montrer poli, mais le dépit, la mauvaise humeur, la désillusion qu'il
a dans le cœur transpirent de son regard, de sa voix, de son visage, et
jusque de sa démarche pleine de volonté de puissance. Il fait claquer ses
semelles, les frappe avec colère contre le sol, comme pour donner libre cours
à tout ce qui bout en son intérieur.
Mais il s'efforce de paraître calme et de se montrer poli. Il n'y réussit
pas, mais il essaye... Il demande à Pierre : "Et alors, comment
connais-tu cet endroit ? Peut-être tu y as été pour ta femme ?"
"Non, j'y suis passé quand, au mois d'Etamin, nous
sommes venus en Auranitide avec le Maître. J'ai
accompagné la Mère et les femmes disciples jusqu'aux terres de Chouza. Et ainsi, en venant de Bozra, je suis passé par ici" répond Pierre
sincèrement et prudemment.
"Tu étais seul ?" demande ironiquement Judas.
"Pourquoi ? Crois-tu que moi, je n'en vaille pas plusieurs, quand
il s'agit d'être à la hauteur et de faire un travail de confiance, et en plus
de le faire par amour ?"
"Oh ! quel orgueil ! J'aurais voulu te voir !"
"Tu aurais vu un homme sérieux qui accompagnait des femmes saintes."
"Mais est-ce que tu étais vraiment seul ?" demande Judas
qui se livre à une véritable enquête.
"J'étais avec les frères du Seigneur."
"Ah ! voilà ! Les aveux commencent !"
"Et tu commences à me porter sur les nerfs ! Peut-on savoir ce que
tu as ?"
"C'est vrai. C'est honteux" dit le Thaddée.
"Et il est temps d'en finir" renchérit Jacques de
Zébédée.
"Il ne t'est pas permis de te moquer de Simon" dit Barthélemy sur
un ton de reproche.
"Et tu devrais te souvenir qu'il est notre Chef à tous" dit pour
finir le Zélote.
Jésus ne parle pas.
"Oh ! moi, je ne me moque de personne, je n'ai rien. Mais cela
m'amuse de le taquiner un peu..."
"Ce n'est pas vrai ! Tu mens ! Tu poses des questions
astucieuses parce que tu veux arriver à établir quelque chose. Celui qui est
sournois croit tout le monde comme lui. Ici, il n'y a pas de secrets. Nous y
étions tous, nous avons tous fait la même chose : ce qu'avait ordonné le
Maître. Et il n'y a rien d'autre. Comprends-tu ?" dit Jude vraiment
fâché.
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306> "Silence. Vous êtes comme des femmes qui se
querellent. Vous avez tous tort et j'ai honte de vous" dit sévèrement
Jésus.
Il se fait un silence profond pendant qu'ils vont vers la ville sur la
colline. Thomas rompt le silence en disant : "Quelle
puanteur !"
"Ce sont les sources. Ceci c'est le Yarmoc et
ces constructions ce sont les Thermes des romains. Plus loin, il y a une
belle route toute pavée qui va à Gadara. Les romains veulent voyager dans de
bonnes conditions. Gadara est une belle ville !" dit Pierre.
"Elle sera encore plus belle parce qu'ici nous ne trouverons pas
certains... êtres, du moins, en grand nombre" bougonne Mathieu entre ses
dents.
Ils passent le pont sur le fleuve en respirant les odeurs désagréables des
eaux sulfureuses. Ils rasent les Thermes en passant entre les véhicules
romains et prennent une belle route qui a des pavés très larges et qui
conduit à la ville en haut de la colline, superbe dans son enceinte.
Jean s'approche du Maître : "Est-ce vrai qu'à l'emplacement de ces
eaux on a précipité autrefois un condamné dans les entrailles du sol ?
Ma mère nous le disait, quand nous étions petits,
pour nous faire comprendre que l'on ne doit pas pécher, sinon l'enfer s'ouvre
sous les pieds de celui qui est maudit de Dieu, et l'engloutit. Et ensuite,
pour le rappeler et comme avertissement, il reste des fissures par lesquelles
sortent ces odeurs, cette chaleur et ces eaux infernales. J'aurais peur de
m'y baigner..."
"Peur de quoi, mon enfant ? Tu n'en serais pas corrompu. Il est
plus facile d'être corrompu par les hommes qui ont en eux l'enfer d'où
émanent puanteurs et poisons. Mais ne se corrompent que ceux qui ont tendance
à l'être d'eux-mêmes."
"Pourrais-je en être corrompu, moi ?"
"Non. Même si tu étais dans une troupe de démons, non."
"Pourquoi ? Qu'a-t-il de différent des autres, lui ?"
demande tout de suite Judas de Kériot.
"Il a qu'il est pur à tous points de vue, et que par conséquent
il voit Dieu" répond Jésus. Et Judas rit malignement.
Jean revient à sa question : "Alors ce ne sont pas des bouches de
l'enfer ces sources ?"
"Non. Au contraire, ce sont de bonnes choses mises là par le Créateur
pour ses enfants. L'enfer n'est pas renfermé dans la terre. Il
est sur la terre, Jean. Dans le cœur des hommes. Et il se complète
ailleurs."
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307> "Mais l'Enfer existe-t-il réellement ?"
demande l'Iscariote.
"Mais que dis-tu ?" demandent ses compagnons scandalisés.
"Je dis : existe-t-il vraiment ? Moi, je n'y crois pas, et je
ne suis pas le seul."
"Païen !" crient-ils avec horreur.
"Non. Israélite. Nous sommes nombreux en Israël à ne pas croire à cette
blague."
"Mais alors comment fais-tu pour croire au Paradis ?"
"Et à la justice de Dieu ?"
"Où mets-tu les pécheurs ?"
"Comment expliques-tu Satan ?" crient-ils nombreux.
"Je dis ce que je pense. On m'a reproché; tout à l'heure, d'être un
menteur. Je vous montre que je suis sincère, même si vous en êtes scandalisés
et si cela me rend odieux à vos yeux. Du reste je ne suis pas le seul en
Israël, depuis qu’Israël a fait des progrès dans le domaine de la science par
ses relations avec les hellénistes et les romains, qui sont de cet avis. Et
le Maître, le seul dont je respecte le jugement, ne peut le reprocher ni à
moi ni à Israël, Lui qui protège les grecs et les romains et en est
ouvertement l'ami... Moi, je pars de ce concept philosophique : si tout
est contrôlé par Dieu, tout ce qui est fait par nous est le fait de sa
volonté, et par conséquent Il doit nous récompenser tous de la même façon
puisque nous ne sommes que des automates mus par Lui. Nous sommes des êtres
privés de volonté. Le Maître le dit aussi : "La Volonté du Très-Haut.
La Volonté du Père". Voilà l'unique Volonté. Et elle est tellement
infinie qu'elle écrase et anéantit la volonté limitée des créatures. Par
conséquent aussi bien le Bien que le Mal, qu'il semble que nous faisons,
c'est Dieu qui le fait, car c'est Lui qui l'impose. Par conséquent, Il ne
nous punira pas du mal et ainsi Il exercera sa justice parce que nos fautes
ne sont pas volontaires mais imposées par Celui qui veut que nous les
fassions Pour qu'il y ait le Bien et le Mal sur la terre. Celui qui est
méchant sert pour l'expiation de ceux qui le sont moins. Et il souffre par
lui-même de ne pouvoir être considéré comme bon et c'est ainsi qu'il expie sa
part de faute. Jésus l'a dit. L'enfer est sur la terre et dans le cœur des
hommes. Satan, moi je ne le sens pas. Il n'existe pas. J'y croyais autrefois,
mais depuis quelque temps, je suis sûr que tout cela c'est de la blague.
Quand on en est persuadé, on arrive à la paix."
Judas débite ces... théories avec un tel aplomb qu'il en coupe le souffle aux
autres... Jésus se tait, et Judas le taquine : "N'ai-je pas raison,
Maître ?"
"Non." Et son "non" est tellement sec qu'il semble une
explosion.
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308> "Et pourtant moi...
Satan, je ne le sens pas et je n'admets pas le libre arbitre, le Mal. Et tous
les sadducéens sont avec moi, et avec moi il y en a beaucoup d'autres,
d'Israël ou non. Non. Satan n'existe pas."
Jésus le regarde, d'un regard qui est si complexe que l'on ne peut
l'analyser. C'est le regard d'un Juge, d'un Médecin, de quelqu'un qui
souffre, qui est stupéfait... c'est tout à la fois...
Judas, désormais lancé, dit pour terminer : "C'est sans doute que
je suis meilleur que les autres, plus parfait, que j'ai surmonté la terreur
des hommes pour Satan."
Et Jésus se tait. Et lui l'excite : "Mais parle ! Pourquoi
n'en ai-je pas la terreur ?"
Jésus se tait.
"Tu ne réponds pas, Maître ? Pourquoi ? As-tu peur ?"
"Non. Je suis la Charité. Et la Charité retient son jugement jusqu'à ce
qu'elle soit obligée de le donner... Laisse-moi, et retire-toi" dit-il
enfin parce que Judas essaye de l'embrasser, et il termine en un souffle,
serré de force dans les bras du blasphémateur: "Tu m'inspires du
dégoût ! Satan, tu ne le vois ni ne le sens car il n'est qu'un avec toi.
Va-t-en démon !"
Judas, effronté, le baise et rit, comme si le Maître lui avait dit en secret
quelque louange. Il revient vers les autres qui se sont arrêtés abasourdis,
et il leur dit : "Vous voyez ? J'ai su ouvrir le cœur du
Maître et je le rends heureux parce que je Lui montre ma confiance et j'en
reçois une instruction. Vous, au contraire !... Vous n'osez jamais
parler. C'est que vous êtes des orgueilleux. Oh ! moi, j'apprendrai de
Lui plus que tous. Et je pourrai parler..."
Ils sont arrivés aux portes de la ville. Ils y entrent tous ensemble car
Jésus les a attendus. Mais alors qu'ils franchissent l'entrée, Jésus
commande : "Que mes frères et Simon aillent en avant rassembler les
gens."
"Pourquoi pas moi, Maître ? Tu ne me donnes plus de missions ?
Elles ne sont plus nécessaires maintenant ? Tu m'en as donné deux de
suite et qui ont duré des mois..."
"Et tu t'en es plaint disant que je voulais t'éloigner. Maintenant tu te
plains parce que je te garde auprès de Moi ?"
Judas ne sait que répondre et il se tait. Il va en avant avec Thomas, le
Zélote, Jacques de Zébédée et André. Jésus s'arrête pour laisser passer
Philippe, Barthélemy, Mathieu et Jean, comme s'il voulait rester seul. Ils le
laissent faire.
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309> Mais le cœur affectueux de
Jean, dont les yeux plusieurs fois ont eu des larmes qui y ont brillé pendant
les discussions et les blasphèmes de Judas, peu après le fait se retourner à
temps pour voir que Jésus, ne se sachant pas observé dans la ruelle solitaire
et assombrie par les archivoltes successifs qui la cachent, se porte les
mains au front en un geste de douleur, se courbant comme quelqu'un qui
souffre beaucoup. Le blond Jean quitte ses compagnons et il revient vers son
Maître : "Qu'as-tu, mon Seigneur ? Tu souffres encore tant,
comme quand nous t'avons retrouvé à Aczib ? Oh ! mon
Seigneur !"
"Ce n'est rien, Jean, rien ! Aide-moi par ton amour, et tais-toi
avec les autres, et prie pour Judas."
"Oui, Maître. Il est très malheureux, n'est-ce pas ? Il est dans
les ténèbres, et il ne sait pas qu'il s'y trouve. Il croit avoir trouvé la
paix... Est-ce la paix que la sienne ?"
"Il est très malheureux" dit jésus accablé.
"Ne sois pas ainsi accablé, Maître. Pense au grand nombre de pécheurs,
endurcis dans le péché, qui sont redevenus bons.
Ainsi fera Judas. Oh ! Tu le sauveras certainement ! Cette nuit je
la passerai en prière pour lui. Je dirai au Père de faire de moi quelqu'un
qui sait seulement aimer, je ne veux plus que cela. Je songeais à donner ma
vie pour Toi, ou à faire briller ta puissance à travers mes œuvres. Maintenant plus rien de cela. Je renonce à tout, je
choisis la vie la plus humble et la plus commune et je demande au Père de
donner tout ce que j'ai à Judas... pour le satisfaire... et pour qu'ainsi il
se tourne vers la sainteté... Seigneur... je devrais te dire des choses... Je
crois savoir pourquoi Judas est ainsi."
"Viens cette nuit. Nous prierons ensemble et nous parlerons."
"Et le Père m'écoutera ? Il acceptera mon sacrifice ?"
"Le Père te bénira. Mais tu en souffriras..."
"Oh ! non ! Il suffit que je te voie content... et que
Judas... et que Judas..."
"Oui, Jean. Ils nous appellent. Courons."
La ruelle fait place à une belle route. La route devient une artère ornée de
portiques et de fontaines et elle est ornée de places plus belles l'une que
l'autre. Elle croise une artère pareille et il y a sûrement au fond un
amphithéâtre. Et des gens atteints de diverses infirmités
sont déjà rassemblés dans un coin des portiques en attendant le Sauveur.
Pierre vient à la rencontre de Jésus : "Ils ont conservé la foi en
ce que nous avons dit de Toi, au mois d'Etamin. Ils
sont venus tout de suite."
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