Vision
du lundi 1er octobre 1945
460> Bozra,
soit à cause de la saison, soit parce qu'elle est renfermée dans ses ruelles,
se montre au matin toute embrumée. Embrumée et très sale. Les apôtres,
revenus de faire des achats au marché, en parlent entre eux. C'est que
l'industrie hôtelière de cette époque et de cette localité est tellement
préhistorique que chacun doit s'occuper de son ravitaillement. On comprend
que les hôteliers ne veulent pas y perdre. Ils se bornent à cuire ce que les
clients leur apportent et espérons qu'ils n'en prennent pas leur part, tout
au plus ils achètent pour le client ou lui vendent le ravitaillement dont ils
ont des provisions en exerçant à l'occasion le métier de bouchers sur les
pauvres agneaux destinés à être rôtis.
Ce fait d'acheter à l'hôtelier ne plaît pas à Pierre et maintenant il y a une
prise de bec entre l'apôtre et l'hôtelier : presque une tête de
malandrin qui ne manque pas d'insulter l'apôtre, en le traitant de
"galiléen" alors que ce dernier réplique en lui montrant un
porcelet égorgé par l'hôtelier pour le compte de clients de passage :
"Moi, galiléen, toi, un cochon de païen. Dans ta puante hôtellerie je
n'y resterais pas une heure, si j'étais le maître. Voleur et... (je laisse
dans l'encrier un autre terme ... plus expressif)."
J'en conclus qu'entre ceux de Bozra et les
galiléens il y a une de ces nombreuses incompatibilités régionales et
religieuses dont était plein Israël ou plutôt la Palestine.
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461> L'hôtelier crie plus
fort : "Si ce n'était pas que tu es avec le Nazaréen et que je vaux
mieux que vos dégoûtants pharisiens qui le haïssent sans raison, je te
laverais la figure avec le sang du porc. Comme cela, tu devrais débarrasser
le plancher et aller te laver. Mais je le respecte, Lui, dont la puissance
est certaine. Et je te dis qu'avec toutes vos histoires, vous êtes des
pécheurs. Nous valons mieux que vous. Nous, nous ne dressons pas d'embûches,
nous ne sommes pas des traîtres. Vous, pouah ! Race de traîtres injustes
et criminels qui ne respectez pas même le peu de saints que vous avez parmi
vous."
"Pour qui, traîtres ? Pour nous ? Ah ! fasse le Ciel que
maintenant..." Pierre est furieux et il est sur le point d'en venir aux
mains alors que son frère et Jacques le retiennent et que Simon le Zélote
s'interpose avec Mathieu.
Mais plus que leur intervention vaut, pour
faire tomber la colère, la voix de Jésus qui se montre à une porte et
dit : "Simon, maintenant, tais-toi et toi aussi, homme."
"Seigneur, cet hôtelier m'a insulté et menacé le premier."
"Nazaréen, c'est lui qui m'a offensé le premier."
Moi, lui. Lui et moi. Ils se renvoient mutuellement la faute. Jésus s'avance
sérieux et calme.
"Vous avez tort tous les deux. Et toi, Simon, plus que lui. Car toi, tu
connais la doctrine de l'amour, du pardon, de la douceur, de la patience, de
la fraternité. Pour ne pas être maltraité comme galiléen, il faut se faire
respecter comme saint. Et toi, homme, si tu te sens meilleur que les autres, bénis-en
Dieu et sois digne de devenir toujours meilleur. Et surtout ne souille pas
ton âme avec des accusations mensongères. Mes apôtres ne sont pas des
traîtres ni des dresseurs d'embûches."
"En es-tu certain, Nazaréen ? Et alors pourquoi ces quatre sont-ils
venus me demander si tu étais venu, avec qui tu étais, et tant de belles
choses ?"
"Quoi ? Quoi ? Qui est-ce ? Où sont-ils ?" Les
apôtres l'entourent, oubliant qu'ils s'approchent d'un homme couvert de sang
de porc, ce qui auparavant les horrifiait et les tenait à distance.
"Vous, allez à vos affaires. Toi pourtant, Misace,
reste." Les apôtres s'en vont dans la pièce d'où est sorti Jésus et dans
la cour il ne reste, en face l'un de l'autre, que Jésus et l'hôtelier. À
quelques pas de Jésus, se trouve le marchand qui reste à observer la scène,
étonné.
"Réponds, homme, avec sincérité. Et pardonne si le sang a rendu furieux
l'un de mes disciples. Qui sont ces quatre et qu'ont-ils dit ?"
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462> "Qui ils sont, je ne sais rien de
précis, mais certainement ce sont des scribes et des pharisiens de l'autre
côté. Qui les a amenés ici, je ne sais pas. Je ne les ai jamais vus. Mais ils
sont bien au courant de ce qui te concerne. Ils savent d'où tu viens, où tu
vas, avec qui tu es. Mais ils voulaient que je le leur confirme. Non. Je
serai un scélérat, mais je connais mon métier. Moi, je ne connais personne,
je ne vois rien, je ne sais rien. Pour les autres, bien entendu. Car pour
moi, je sais tout. Mais pourquoi dois-je dire aux autres ce que je sais et en
particulier à ces hypocrites ? Un ribaud, moi ? Oui. À l'occasion
je rends service aux voleurs. Tu le sais très bien... Mais je ne saurais
voler ou tenter de te voler la liberté, l'honneur, la vie. Et eux - je ne
suis plus Fara de Tolomée si ce
n'est pas vrai ce que je dis - eux te pistent pour te faire du mal. Et qui
les envoie ? Peut-être quelqu'un de la Pérée ou de la Décapole?
Peut-être quelqu'un de la Trachonitide ou de la Gaulanitide ou de l'Auranitide ?
Non. Nous, ou bien nous ne te connaissons pas, ou bien si nous te connaissons
nous te respectons comme un juste si nous ne croyons en Toi comme un saint,
Qui alors les a envoyés ? Quelqu'un de ton côté et peut-être un
de tes amis, car ils savent trop de choses..."
"Ëtre renseigné sur ma caravane c'est
facile..." dit Misace.
"Non, marchand, pas sur toi, mais sur les autres qui sont avec Jésus.
Moi, je ne sais pas et je ne veux pas savoir. Je ne vois pas et je ne veux
pas voir. Pourtant je te dis : si tu te sais coupable, tu dois remédier.
Si tu te sais trahi, tu dois pourvoir."
"Pas de coupable, homme, pas de trahison. Il y a seulement qu'Israël ne
me comprend pas. Mais comment me connais-tu ?"
"Par un garçon. Un garnement qui faisait parler de lui à Bozra et à Arbela. Ici parce
qu'il venait accomplir ses péchés, là-bas parce qu'il déshonorait sa famille.
Et puis il s'est converti, Il
est devenu plus honnête qu'un juste et maintenant il est passé avec tes
disciples, disciple lui aussi, et il t'attend à Arbela
pour t'honorer avec son père et sa mère. Et il raconte à tout le monde que tu
as changé son cœur à la prière de sa mère. Philippe de Jacob, si
jamais cette région devient sainte, il aura le mérite de l'avoir sanctifiée.
Et si à Bozra il y a quelqu'un qui croit en Toi,
c'est grâce à lui."
"Où sont maintenant les scribes venus ici ?"
"Je ne sais pas. Ils s'en sont allés parce que je leur ai dit qu'il n'y
avait pas de place pour eux. J'avais de la place, mais je ne voulais pas
loger les serpents à côté de la colombe. Ils sont dans la région, c'est
certain. Fais attention."
"Je te remercie, homme, comment t'appelles-tu?»
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463> "Fara. J'ai fait mon
devoir, souviens-toi de moi."
"Oui. Et toi souviens-toi de Dieu et pardonne à mon Simon. Le grand
amour qu'il me porte l'aveugle parfois."
"Rien de mal, je l'ai offensé moi aussi... Mais cela fait mal de
s'entendre insulter. Toi, tu n'insultes pas..."
Jésus soupire, puis il dit : "Veux-tu aider le
Nazaréen ?"
"Si je puis..."
"Je parlerais volontiers de cette cour..."
"Je te laisserai parler. Quand ?"
"Entre la sixième et la neuvième heure."
"Va tranquillement où tu veux. Bozra saura que
tu parles. Moi, j'y pense."
"Dieu t'en récompense» et Jésus lui fait un sourire qui est déjà une
récompense. Puis il se dirige vers la pièce où il était d'abord.
Alexandre Misace Lui dit : "Maître, souris-moi
aussi de cette manière... Je vais moi aussi dire aux habitants de venir
écouter la Bonté qui parle. J'en connais beaucoup. Adieu."
"À toi aussi que Dieu te donne la récompense" et Jésus lui sourit.
Il entre dans la pièce. Les femmes sont autour de Marie qui a le visage
attristé et qui se lève tout de suite en allant vers son Fils. Elle ne parle
pas, mais tout en elle est interrogation. Jésus lui sourit et lui répond en
disant à tous : "Rendez-vous libres pour la sixième heure. Ensuite
je parlerai ici à la foule. En attendant, allez, sauf Simon
Pierre, Jean et Hermastée.
Annoncez-moi et faites beaucoup d'aumônes."
Les apôtres s'en vont. Pierre s'approche lentement de Jésus qui est près des
femmes et il demande : "Pourquoi pas moi ?"
"Quand on est trop impulsif, on reste à la maison. Simon, Simon !
Quand donc sauras-tu exercer la charité envers le prochain ? Pour le
moment, c'est une flamme allumée mais uniquement pour Moi, c'est une lame
droite et raide, mais seulement pour Moi. Sois doux, Simon de Jonas."
"Tu as raison, Seigneur. Ta Mère m'a déjà réprimandé comme elle le sait,
sans faire souffrir, mais son reproche m'a pénétré profondément. Cependant...
fais-moi des reproches Toi aussi, mais... ensuite ne me regarde plus avec cet
air triste."
"Sois bon. Sois bon... Sintica, je voudrais te parler en
particulier. Monte sur la terrasse. Viens toi aussi ma Mère..."
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464> Et sur la terrasse rustique
qui couvre une aile du bâtiment, dans le tiède rayonnement du soleil, Jésus
se promène lentement entre Marie et la grecque, et il dit : "Demain, nous nous séparerons pour
quelque temps. Près d'Arbela vous, les femmes,
accompagnées par Jean d'Endor, vous
irez vers la Mer de Galilée en continuant ensemble jusqu'à Nazareth. Mais
pour ne pas vous envoyer seules avec un homme un peu maladroit, je vous ferai
accompagner par mes frères et par Simon Pierre. Je prévois qu'il y aura des
répugnances pour cette séparation, mais l'obéissance est la vertu du juste.
Comme vous passez par le territoire que Chouza est
chargé de surveiller au nom d'Hérode, Jeanne pourra avoir une escorte pour le reste de la route. Alors vous
renverrez les fils
d'Alphée et
Simon Pierre. Mais voici pourquoi je t'ai demandé de monter ici. Je veux te
dire, Sintica, que j'ai décidé pour toi un séjour dans la maison de ma Mère.
Elle le sait déjà. Avec toi, il y aura Jean d'Endor et Margziam.
Soyez-y de bon cœur, en vous formant toujours plus à la Sagesse. Je veux que
tu aies grand soin du pauvre Jean. Je ne le dis pas à ma Mère parce qu'elle
n'a pas besoin de conseils. Tu peux comprendre et avoir pitié de Jean et lui
peut te faire tant de bien car c'est un maître avisé. Puis je viendrai, Moi.
Oh ! bientôt ! Et nous nous verrons souvent, J'espère te trouver
toujours plus sage dans la Vérité. Je te bénis, Sintica, en particulier.
C'est mon adieu pour toi, cette fois. À Nazareth, tu trouveras l'amour et la
haine comme partout. Mais dans ma maison tu trouveras la paix.
Toujours."
"Nazareth m'ignorera et moi, je l'ignorerai. Je vivrai en me nourrissant
de la Vérité, et le monde ne sera rien pour moi, Seigneur."
"C'est bien. Tu peux disposer, Sintica,
et silence pour l'instant. Mère, tu es au courant... Je te confie mes perles
les plus chères. Pendant que nous sommes en paix, entre nous, Maman, fais que
ton Jésus se réconforte par tes caresses..."
"Que de haine, mon Fils !"
"Que d'amour !"
"Que d'amertume... Jésus bien-aimé !"
"Que de douceur !"
"Que d'incompréhension, mon Fils !"
"Que de compréhension Maman !"
"Oh! mon Trésor, Fils chéri !"
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