Vision
du dimanche 16 décembre 1945
359> Ils sont maintenant de l'autre
côté du Jourdain et ils marchent rapidement en direction sud-ouest en allant
vers une seconde chaîne de collines, plus élevée que la première, des
collines basses, au-delà desquelles se trouve la plaine du Jourdain. Par
leurs conversations je comprends qu'ils ont évité la plaine pour ne pas
retomber dans la boue qu'ils ont laissée de l'autre côté, et ils pensent
aller où ils doivent en suivant les routes de l'intérieur qui sont mieux
entretenues et plus praticables surtout par temps de pluie.
"À quel endroit pouvons-nous être ? demande Matthieu qui s'oriente mal.
"Entre Silo et Béthel certainement, dit Thomas. Je
reconnais les montagnes. J'y suis passé il y a peu de temps, avec Judas, qui à Béthel fut reçu
par des pharisiens."
"Tu pouvais l'être toi aussi. Tu n'as pas voulu venir. Mais ni eux ni
moi ne t'avons dit : "Ne viens pas".
"Et je ne dis pas non plus que vous me l'ayez dit. Je dis seulement que
j'ai préféré rester avec les disciples qui évangélisaient là."
L'incident est terminé. Et même André se réjouit en disant : "Si à Béthel nous avons des
pharisiens comme amis, on ne nous attaquera pas."
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360> "Mais nous revenons en arrière au lieu d'aller à
Jérusalem" lui objectent-ils.
"Nous devrons pourtant y aller pour la Pâque et je ne sais pas comment
nous ferons..."
"Mais oui ! Pourquoi a-t-il dit que nous retournons à Cana ? Les femmes pouvaient revenir, et nous accomplir
le pèlerinage..."
"C'est écrit que ma femme ne fera pas la Pâque à Jérusalem !"
s'exclame Pierre.
Jean interpelle Jésus qui est en grande conversation avec le Zélote: "Maître, comment
ferons-nous pour aller et revenir à temps?"
"Je ne sais pas. Je m'en remets à Dieu. Si nous sommes en retard, ce ne
sera pas ma faute."
"Tu as bien fait d'être prudent" dit le Zélote.
"Oh ! Moi, j'aurais continué car ce n'est pas encore mon heure. Je
le sens. Mais vous, comment auriez-vous supporté l'aventure, vous qui depuis
quelque temps êtes si... fatigués ?"
"Maître... tu as raison. Il semble qu'un démon ait soufflé parmi nous.
Nous sommes tellement changés !"
"L'homme se fatigue. Il veut que les choses aillent vite; et il a des
rêves déraisonnables. Quand il s'aperçoit que le rêve est différent de la
réalité, il se trouble et, s'il n'est pas de bonne volonté, il fléchit. Il ne
se souvient pas que le Tout Puissant, qui en un instant pouvait sortir du
Chaos l'Univers, l'a fait en des phases régulières et séparées en espaces de
temps appelés jours. Je dois du Chaos spirituel de tout un monde
sortir le Royaume de Dieu. Et je le ferai. J'en construirai les bases, je
suis en train de les construire, et je dois briser la roche très dure pour y
tailler des fondements qui ne s'écrouleront pas. Vous élèverez lentement les
murs. Vos successeurs continueront le travail en hauteur et en largeur. Comme
Moi je mourrai au travail, ainsi vous mourrez, et il y en aura d'autres qui
mourront en versant leur sang ou sans le verser, mais consumés par ce travail
qui demande l'esprit d'immolation, de générosité, et des larmes, et du sang,
et une patience sans mesure..."
Pierre passe
sa tête grisonnante entre Jésus et Jean.
"Peut-on savoir ce que vous dites ?"
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361> "Oh ! Simon !
Viens ici. On parlait de la future Église. J'expliquais qu'au lieu de vos
hâtes, de vos lassitudes, de vos découragements, et autres choses du même genre,
elle réclamait le calme, la constance, l'effort, la confiance. J'expliquais
qu'elle demande le sacrifice de tous ses membres. Depuis Moi, qui en suis le
Fondateur et qui en suis la Tête mystique, jusqu'à vous, jusqu'à tous les
disciples, jusqu'à tous ceux qui auront le nom de chrétiens et qui
appartiendront à l'Église universelle. Et en vérité, dans la grande échelle
des hiérarchies, ce seront souvent les plus humbles, ceux qui sembleront
simplement des "numéros", qui rendront l'Église vraiment vivante.
En vérité je devrai souvent me réfugier en eux pour continuer à maintenir
vivante la foi et la force des collèges apostoliques toujours renouvelés, et
ces apôtres je devrai les laisser tourmenter par Satan et par des hommes
envieux, orgueilleux et incrédules. Et leur martyre moral ne sera pas moins
pénible que le martyre matériel, pris comme ils le seront entre la volonté de
Dieu qui les pousse à agir et la volonté mauvaise de l'homme, instrument de
Satan, qui appliquera tout son soin et toute sa violence à les faire passer
pour des menteurs, des fous, des obsédés, pour paralyser mon œuvre en eux et
ses fruits qui sont autant de coups victorieux contre la Bête."
"Et ils résisteront ?"
"Et ils résisteront sans même m'avoir
matériellement avec eux. Ils devront croire non seulement à ce qu'il faut
croire obligatoirement, mais aussi à leur mission secrète, la croire sainte,
la croire utile, croire qu'elle vient de Moi. alors qu'autour d'eux Satan
sifflera pour les terroriser, et que criera le monde pour les tourner en
ridicule, et des ministres de Dieu, pas toujours parfaitement éclairés, pour
les condamner. C'est le destin de mes futures voix. Et pourtant je n'aurai
pas d'autres ressources pour secouer les hommes, les ramener à l'Évangile et
au Christ ! Mais pour tout ce que je leur aurai demandé, ce que je leur
aurai imposé et reçu d'eux, oh ! je leur donnerai une joie éternelle,
une gloire spéciale ! Il y a au Ciel un livre fermé. Dieu seul
peut le lire. Il renferme toutes les vérités. Mais parfois Dieu enlève les
sceaux et réveille les vérités déjà dites aux hommes en contraignant un
homme, choisi pour ce destin, à connaître le passé, le présent et l'avenir
tels que le livre mystérieux les contient. Avez-vous jamais vu un fils, le
meilleur de la famille, ou un écolier, le meilleur de l'école, appelé par son
père ou par son maître pour lire un livre de grandes personnes et en recevoir
l'explication ? Il se tient à côté du père ou du maître qui l'entoure
d'un bras, alors que de la main opposée il marque avec l'index les lignes dont
il veut qu'elles soient lues et connues par son préféré. C'est ainsi que Dieu
fait pour ceux qu'il appelle à une telle destinée. Il les attire et les
retient par son bras et Il les force à lire ce qu'il veut, et à en savoir le
sens, et à le dire ensuite, et à en avoir mépris et douleur.
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362> Moi, l'Homme, je suis le Chef
de file de ceux qui disent les Vérités du Livre céleste, et j'en reçois le
mépris, la douleur et la mort. Mais déjà le Père prépare ma Gloire. Et Moi,
une fois que j'y serai monté, je préparerai la gloire de ceux que j'aurai
forcé à lire dans le livre fermé les points que j'ai voulu, et en présence de
l'Humanité toute entière ressuscitée et des chœurs angéliques je les montrerai
pour ce qu'ils ont été, en les appelant auprès de Moi alors que j'ouvrirai
les sceaux du Livre que désormais il sera inutile de tenir fermé, et eux
souriront en revoyant écrites, en relisant les paroles que déjà j'avais
éclairées pour eux quand ils souffraient sur la terre."
"Et les autres ?" demande Jean très attentif à l'instruction.
"Quels autres ?"
"Les autres, qui comme moi n'ont pas lu ce livre sur la terre, ils ne
sauront jamais ce qu'il dit ?"
"Au Ciel, tout sera connu aux bienheureux. Ils connaîtront, absorbés
dans la Sagesse Infinie."
"Tout de suite ? À peine morts ?"
"Tout de suite dès l'entrée dans la Vie."
"Mais alors pourquoi au Dernier Jour feras-tu voir que tu les appelles à connaître le Livre ?"
"Parce qu'il n'y aura pas seulement les bienheureux à le voir, mais
toute l'Humanité. Et dans les damnés, il y en aura beaucoup de ceux qui ont
tourné en dérision les voix de Dieu comme celles de fous et de possédés, et
qui les auront tourmentés pour ce don que je leur ai fait. C'est une longue
mais obligatoire revanche accordée à ces martyrs de la méchanceté obtuse du
monde."
"Comme ce sera beau de voir cela !" s'écrie Jean ravi.
"Oui, et de voir tous les pharisiens grincer des dents avec rage"
dit Pierre en se frottant les mains.
"Oh ! moi je pense que je regarderai seulement Jésus et les bénis
qui liront avec Lui le Livre..." répond Jean qui rêve à cette heure, les
yeux perdus dans je ne sais quelle vision de lumière, devenus plus clairs par
une larme produite par l'émotion qui reste dans l’œil et en fait briller
l'iris bleu clair, avec un sourire enfantin sur ses lèvres rouges.
Le Zélote le regarde, Jésus aussi le
regarde. Mais Jésus ne dit rien. Le Zélote, au contraire, dit : "Tu
te regarderas toi-même alors ! Car si parmi nous il y en a un qui doit
être "voix de Dieu" sur la terre, et qui sera appelé à lire les
passages du Livre scellé, ce sera bien toi, Jean, préféré de Jésus et ami de
Dieu."
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363> "Oh ! ne dis pas cela ! Moi, je suis le
plus ignorant de tous. Et si Jésus n'avait pas dit que c'est aux enfants
qu'appartient le Royaume des Cieux je ne penserais pas pouvoir le posséder,
tellement je ne suis qu'un bon à rien. N'est-ce pas, Maître, que ma seule
valeur c'est de ressembler à un enfant ?"
"Oui, tu appartiens à la bienheureuse enfance, et sois-en
béni !"
Ils marchent encore quelque temps, puis Pierre, qui regarde en arrière de la
route caravanière sur laquelle ils sont maintenant, s'écrie :
"Miséricordieuse Providence ! Mais c'est le char des
femmes !"
Tout le monde se retourne. C'est réellement le lourd char de Jeanne qui avance au trot de deux robustes chevaux. Ils s'arrêtent
pour l'attendre. La capote de cuir entièrement descendue ne permet pas de
voir qui se trouve à l'intérieur. Mais Jésus fait signe d'arrêter et le
conducteur pousse une exclamation de joie quand il voit Jésus debout, les
bras levés, sur le bord de la route.
Alors que l'homme arrête les deux chevaux qui soufflent, apparaît à l'entrée
le visage maigre d'Isaac :
"Le Maître !" crie-t-il. "Mère, sois heureuse ! Il
est ici !"
Des voix de femmes, des bruits de pas, se produisent dans le char, mais avant
qu'une seule d'entre elles descende, ont déjà sauté à terre Manaën, Margziam et Isaac, qui accourent pour vénérer le Maître.
"Encore ici, Manaën ?"
"Fidèle à la consigne, et maintenant plus que jamais parce que les
femmes avaient peur... Mais... Nous t'avons obéi parce qu'il faut obéir, mais
crois bien qu'il n'y a rien de préoccupant. Je sais de source certaine que
Pilate a rappelé à l'ordre ceux qui mettent le trouble, en disant que
quiconque créerait des troubles pendant ces jours de fête serait durement
puni. Je crois que la femme de Pilate n'est
pas étrangère à cette protection et encore moins ses amies. À la cour on sait
tout et rien. Mais on est assez informé..." et Manaën s'écarte pour
céder la place à Marie qui
est descendue du char et a fait quelques mètres de route, toute tremblante et
émue.
Ils s'embrassent pendant que toutes les femmes disciples vénèrent le Maître.
Cependant Marie et Marthe de
Lazare ne sont pas là.
Marie murmure : "Quelle angoisse depuis ce soir-là ! Fils,
comme ils te haïssent tous !" et des larmes descendent le long des
marques rouges, traces de beaucoup d'autres qu'elle a versées ces derniers
jours.
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364> "Mais tu vois que le Père pourvoit à tout. Ne
pleure donc pas ! Je défie avec courage toute la haine du monde, mais
une seule de tes larmes m'accable. Allons, Mère sainte !!" et la tenant enlacée, il se tourne vers les femmes disciples
pour les saluer, et il a un mot particulier pour Jeanne qui a voulu revenir
en arrière pour accompagner Marie.
"Oh ! Maître ! On n'a pas de peine à rester avec ta Mère.
Marie est retenue à Béthanie par les souffrances de son frère. Moi, je suis
venue. J'ai laissé les enfants à la femme du gardien du palais, qui est bonne
et maternelle. Mais il y a aussi Chouza qui y veille et pense qu'il ne manquera rien au cher Mathias
que mon mari aime particulièrement ! Pourtant Chouza m'a dit aussi qu'il
était inutile de partir. L'avertissement du Proconsul a
brisé les ongles même à Hérodiade. Et lui, le Tétrarque, tremble de peur, et il n'a
qu'une pensée : veiller à ce que Hérodiade ne le ruine pas aux yeux de
Rome. La mort de Jean a fait beaucoup de tort à Hérodiade. Et Hérode se rend
compte aussi, et très bien, que le peuple est révolté contre lui à cause du
meurtre de Jean. Le renard comprend que le pire châtiment serait de perdre la
protection haineuse et illusoire de Rome. Le peuple l'attaquerait tout de
suite. Par conséquent, oh ! ne doute pas ! Il ne prendra aucune
initiative !"
"Alors retournons à Jérusalem ! Vous pouvez aller en toute
sécurité. Allons ! Que les femmes remontent sur le char et avec elles
Mathieu et ceux qui sont fatigués. Nous nous reposerons à Béthel.
Allons."
Les femmes obéissent. Montent avec elles Mathieu et Barthélemy. Les
autres préfèrent suivre le char à pied avec Manaën, Isaac et Margziam. Et
Manaën raconte comment il s'est informé pour savoir ce qu'il y avait de vrai
dans les racontars de l'hérodien qui avait semé l'inquiétude dans la
tranquille retraite de Béthanie près
de Lazare "très souffrant" dit Manaën.
"Est-il venu une femme à Béthanie ?"
"Non, Seigneur. Mais nous en sommes absents depuis trois jours. Qui
est-ce ?"
"Une disciple. Je la donnerai à Élise, car elle
est jeune, seule et sans moyens."
"Elise est au palais de Jeanne. Elle voulait venir, mais elle est très
enrhumée. Elle brûlait de te voir. Elle disait : "Mais vous ne
comprenez pas que sa vue me donne la paix ?"
"Je lui donnerai aussi une joie avec cette jeune fille. Et toi,
Margziam, tu ne parles pas ?"
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365> "J'écoute,
Maître."
"Le garçon écoute et écrit. Par l'un, par l'autre, il se fait répéter
tes paroles et il écrit, il écrit. Mais les aurons-nous bien dites,
nous ?" dit Isaac.
"Je les regarderai, Moi, et j'ajouterai ce qui manque dans le travail de
mon disciple" dit Jésus en caressant la joue légèrement brune de
Margziam. Et il demande : "Et le grand-père ? Tu l'as
vu ?"
"Oh ! oui ! Il ne me reconnaissait pas. Il a pleuré de joie.
Mais nous le reverrons au Temple car Ismaël les envoie. Et même cette année
il leur a donné plus de jours. Il a peur de Toi."
"Naturellement ! Après le petit ennui arrivé à Chanania au mois de Scebat !" dit Pierre en riant.
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