Vision
du mardi 1er janvier 1946, 6,35 heures du matin
373> Jésus dit :
"Lève-toi, Maria (Valtorta).
Sanctifions le jour par une page d'Évangile. Car ma Parole est sanctification.
Regarde, Maria. Parce que regarder les jours du Christ sur la terre, c'est
sanctification. Écris, Maria. Parce qu'écrire sur le Christ, c'est
sanctification. Parce que répéter ce que dit Jésus, c'est sanctification.
Parce que prêcher Jésus, c'est sanctification. Parce qu'instruire les frères,
c'est sanctification. Il te sera donné une grande récompense pour cette
charité."
Jésus a quitté Rama et il
est déjà en vue de Jérusalem. Il avance, comme l'année précédente, en
chantant les psaumes prescrits.
374> Beaucoup de gens, sur
la route très fréquentée, se retournent pour regarder le groupe apostolique qui
passe. Certains saluent respectueusement; d'autres se bornent à jeter un coup
d’œil en souriant avec vénération, ce sont surtout des femmes; il y en a qui
se contentent de regarder; d'autres qui ont un sourire ironique et méprisant;
d'autres enfin passent hautains et manifestement malveillants.
Jésus avance tranquillement, habillé proprement et convenablement. Comme tous
les autres, Lui aussi a changé de vêtement en vue d'une entrée convenable et,
je dirais, correcte, dans la cité sainte.
Margziam aussi
est cette année à la hauteur des circonstances avec ses habits neufs et il
marche à côté de Jésus chantant de bon cœur d'une voix plutôt désagréable car
elle est en mue. Mais sa tonalité imparfaite se perd dans le chœur fourni des
voix de ses compagnons. Elle s'élève seule et argentine dans les notes
élevées qu'il décroche encore avec netteté et sûreté. Il est heureux,
Margziam...
Ils vont entrer par la Porte de Damas qui
est déjà en vue mais il leur faut s'arrêter et interrompre les chants à cause
d'une pompeuse caravane qui occupe toute la route et interrompt la
circulation en obligeant de rester sur le bord du chemin. Mais cet itinéraire
est le plus court. Margziam demande alors : "Mon Seigneur, ne
vas-tu pas dire une autre belle parabole pour ton fils absent ?
Je voudrais la joindre aux autres écrits que je possède, parce que sûrement
nous trouverons à Béthanie ses envoyés et ses nouvelles. Et je désire lui
donner une joie comme je l'ai promis et comme son cœur et le mien le
désirent..."
"Oui, mon fils. Bien sûr que je vais te la donner."
"Une qui vraiment le console et qui lui dise qu'il est toujours aimé de
Toi..."
"J'en parlerai ainsi et j'en aurai de la joie parce que ce sera une
vérité qui sera dite."
"Quand la diras-tu, Seigneur ?"
"Tout de suite. Nous allons tout de suite au Temple comme on le doit, et
là je parlerai avant qu'on ne m'empêche de le faire."
"Et tu parleras pour lui ?"
"Oui, mon fils."
"Merci, Seigneur ! Ce doit être tellement douloureux d'être ainsi
séparés..." dit Margziam qui a dans ses yeux noirs une larme qui brille.
Jésus lui met la main sur les cheveux et il se retourne pour faire signe aux
douze de s'approcher pour reprendre la marche.
Haut
de page
375> Les douze, en
effet, s'étaient arrêtés pour écouter des gens dont je ne sais s'ils
croyaient au Maître ou s'ils désiraient le connaître, et qui s'étaient
arrêtés eux aussi pour la même raison que Jésus et les siens.
"Nous arrivons, Maître. Nous écoutions ces gens parmi lesquels il y a
des prosélytes venus de loin, qui nous demandaient où ils auraient pu
t'approcher" dit Pierre en accourant.
"Pour quel motif le désiraient-ils ?"
Et Pierre, maintenant aux côtés de Jésus qui
reprend la marche, dit : "Par le désir d'entendre ta parole et
aussi pour être guéris de certaines infirmités. Tu vois ce char couvert, tout
en arrière ? Ce sont des prosélytes de la Diaspora, venus par mer ou par
un long voyage, poussés par la foi en Toi en plus que par le respect pour la
Loi, à faire ce voyage. Il y en a d'Éphèse, de Pergé et d'Iconium, et
il y en a un, pauvre, de Philadelphie,
qu'eux, riches marchands pour la plupart, ont accueilli par pitié sur leur
char, en pensant se rendre propice le Seigneur."
"Margziam, va leur dire de me suivre au Temple. Et ils auront l'une et
l'autre chose : la santé pour l'âme par la parole, et la santé pour
leurs corps s'ils savent avoir foi."
Le jeune homme s'en va rapidement, mais des douze s'élève un chœur de
désapprobation pour "l'imprudence" de Jésus qui veut se mettre en
évidence au Temple...
"Nous y allons justement pour leur faire voir que je n'ai pas peur. Pour
montrer qu'aucune menace ne peut me faire désobéir au précepte. Mais vous
n'avez pas encore compris leur jeu ? Toutes ces menaces, tous ces
conseils qui ne sont amicaux qu'en apparence, ont pour but de me faire
pécher, pour avoir un véritable élément d'accusation. Ne soyez pas lâches.
Ayez foi. Ce n'est pas mon heure."
"Mais pourquoi ne vas-tu pas d'abord rassurer ta Mère ? Elle
t'attend..." dit Judas Iscariote.
"Non. Je vais d'abord au Temple qui, jusqu'au moment marqué par
l'Éternel, est la Maison de Dieu. Ma mère souffrira
moins, en m'attendant, qu'elle ne souffrirait en sachant que je suis à
prêcher au Temple. Et de cette façon j'honore mon Père et ma Mère en donnant
au Premier les prémices de mes heures pascales, et à la seconde la
tranquillité. Allons, ne craignez pas. Du reste si quelqu’un a peur, qu'il
aille au Gethsémani pour
couver sa peur parmi les femmes."
Haut
de page
376> Les apôtres, fouettés par cette dernière observation,
ne parlent plus. Ils se remettent en rangs, trois par trois, et ils sont
quatre seulement au premier rang où se trouve Jésus, jusqu'à ce que Margziam
vienne la compléter à cinq, si bien que le Thaddée et le Zélote passent
derrière Jésus, resté au milieu entre Pierre et Margziam.
À la Porte de Damas, ils voient Manaën.
"Seigneur, j'ai pensé qu'il valait mieux me faire voir pour enlever tout
doute sur la situation. Je t'assure qu'il n'y a rien, en dehors de
l'animosité des pharisiens et des scribes, de dangereux pour Toi. Tu peux
aller en toute sûreté."
"Je le savais, Manaën. Mais je te suis reconnaissant. Viens avec Moi au
Temple, si cela ne te pèse pas..."
"Me peser ? Mais, pour Toi je défierais le monde entier ! Rien
ne me fatiguerait !"
L'Iscariote marmonne quelque chose.
Manaën se retourne fâché. Il dit d'une voix
assurée : "Non, homme, ce ne sont pas des "paroles". Je
prie le Maître d'éprouver ma sincérité."
"Il n'en est pas besoin, Manaën. Allons."
Ils avancent à travers une foule serrée et, arrivés à une maison amie, ils se
débarrassent des sacs que Jacques, Jean et André déposent pour tous dans un
atrium long et sombre. Puis ils rejoignent leurs compagnons.
Ils entrent dans l'enceinte du Temple en passant près de l'Antonia. Les
soldats romains regardent mais ne bougent pas. Ils parlent entre eux. Jésus
les observe pour voir s'il y a quelqu'un de sa connaissance, mais il ne voit
ni Quintilien ni le soldat Alexandre.
Les voilà dans le Temple, dans le grouillement peu sacré des premières cours
où sont les marchands et les changeurs. Jésus regarde et frémit. Il pâlit et
paraît grandir encore tant est solennelle sa démarche sévère.
L'Iscariote le tente ; "Pourquoi ne répètes-tu pas le geste
saint ? Tu le vois ? Ils ont oublié... et la profanation est de
nouveau dans la Maison de Dieu. Tu ne t'en émeus pas ? Tu ne te dresses
pas pour la défendre ?" Le visage brun et beau, mais ironique et
faux malgré les efforts que fait Judas pour qu'il ne paraisse pas tel, est
presque celui d'un renard quand, une peu penché comme par un respect plein de
vénération, il dit ces paroles à Jésus en le scrutant par en-dessous.
"Ce n'est pas l'heure. Mais tout cela sera purifié. Et pour
toujours !..." dit Jésus avec décision.
Haut
de page
377> Judas sourit et commente : "Le "pour toujours"
des hommes !! Beaucoup trop précaire, Maître ! Tu le
vois !..."
Jésus ne lui répond pas, absorbé comme il l'est à saluer de loin Joseph d'Arimathie qui passe enveloppé dans son riche
manteau, suivi par d'autres.
Ils font les prières rituelles et puis reviennent à la Cour des Gentils, sous
les portiques de laquelle se pressent les gens.
Les prosélytes
rencontrés en route ont suivi Jésus. Ils ont traîné leurs malades avec eux,
et maintenant ils les étendent à l'ombre sous les portiques, près du Maître.
Leurs femmes, qui les attendent ici, s'approchent tout doucement. Toutes
voilées. Mais une, peut-être malade, est déjà assise et ses compagnes la
conduisent près des autres malades. D'autres gens se serrent autour de Jésus.
Je vois que les groupes de rabbins sont stupéfaits et désorientés par la
venue publique et la prédication de Jésus.
"La paix soit avec vous, ô vous tous qui m'écoutez ! La Pâque
sainte ramène les fils fidèles dans la Maison du Père. Elle semble, notre
Pâque bénie, une mère soucieuse du bien de ses fils. Elle les appelle à haute
voix pour qu'ils viennent, qu'ils viennent de partout, laissant en suspens
tout souci pour un souci plus grand, l'unique vraiment grand et utile :
celui d'honorer le Seigneur et Père. Cela fait comprendre comment nous sommes
frères ; et de cela, par un suave témoignage, surgit l'ordre et
l'engagement d'aimer le prochain comme soi-même. Nous ne nous sommes jamais
vus ? Nous nous ignorions ? Oui. Mais si nous sommes ici, car fils
d'un Unique Père qui nous veut dans sa Maison pour le banquet pascal, voilà
que, si ce n'est par nos sens matériels, certainement par la partie supérieure,
nous nous sentons des êtres égaux, des frères, venus d'Un Seul, et nous nous
aimons comme si nous avions grandi ensemble. C'est une anticipation, cette
union d'amour qui est la nôtre, de l'autre plus parfaite dont nous jouirons
dans le Royaume des Cieux, sous le regard de Dieu, tous embrassés par son
Amour : Moi, Fils de Dieu et de l'Homme, avec vous, hommes fils de Dieu.
Moi, le Premier-né, avec vous, frères, aimés au-delà de toute mesure humaine,
jusqu'à me faire Agneau pour les péchés des hommes.
Haut
de page
378> Mais nous qui jouissons au moment présent de notre
fraternelle union dans la Maison du Père, souvenons-nous aussi de ceux qui
sont loin et qui pourtant sont nos frères: dans le Seigneur ou par l'origine.
Ayons-les dans notre cœur. Portons-les dans notre cœur, eux, les absents,
devant l'autel saint. Prions pour eux en recueillant avec l'esprit leurs voix
lointaines, leur nostalgie d'être ici, leurs soupirs. Et comme nous
recueillons ces soupirs conscients des Israélites absents, recueillons aussi
ceux des âmes qui appartiennent à des hommes qui ne savent même pas qu'ils
ont une âme et qu'ils sont les fils d'Un Seul. Toutes les âmes du monde
crient dans la prison de leurs corps vers le Très-Haut. Dans leurs sombres
prisons elles gémissent vers la Lumière. Nous, qui sommes dans la lumière de
la vraie Foi, ayons pitié d'eux.
Prions :
Notre Père qui es dans les Cieux, que ton Nom
soit sanctifié par toute l'Humanité ! Le connaître, c'est aller vers la
sainteté. Fais que les gentils et les païens connaissent ton existence, ô
Père saint, et, comme les trois sages d'un temps désormais lointain mais pas
inerte, car rien n'est inerte de ce qui se rapporte à l'avènement de la
Rédemption dans le monde, qu'ils viennent vers Dieu, vers Toi, Père, guidés
par l'Etoile de Jacob, par l'Etoile du Matin, par le Roi et le Rédempteur de
la race de David, par Celui que Tu as oint, déjà offert et consacré afin d'être
Victime pour les péchés du monde.
Que vienne ton Règne en tout lieu
de la terre où on te connaît et on t'aime, où encore on ne te connaît pas. Et
qu'il vienne surtout pour ceux qui sont trois fois pécheurs, qui tout en te
connaissant ne t'aiment pas dans tes œuvres et manifestations de Lumière, et
qui cherchent à repousser et à étouffer la Lumière venue dans le monde parce
que ce sont des âmes de ténèbres, qui préfèrent les œuvres de ténèbres et ne
savent que vouloir étouffer la Lumière du monde et t'offenser Toi-même, car
Tu es la Lumière très Sainte et le Père de toutes les lumières, en commençant
par celle qui s'est faite Chair et Parole pour apporter ta Lumière à toutes
les âmes de bonne volonté.
Que soit faite, Père très Saint, ta
Volonté en tout cœur qui existe dans le monde, c'est-à-dire que tout cœur
se sauve et que pour aucun ne soit sans fruit le Sacrifice de la Grande
Victime, parce que telle est ta Volonté : que l'homme se sauve et
jouisse de Toi, Père Saint, après le pardon qui va être donné.
Donne-nous tes secours, ô
Seigneur, tous tes secours. Et donne-les à tous ceux qui attendent, à ceux
qui ne savent pas qu'ils attendent, donne-les aux pécheurs avec le repentir
qui sauve, donne-les aux païens avec la blessure de ton appel qui secoue,
donne-les aux malheureux, donne-les aux reclus, aux exilés, à ceux qui sont
malades du corps ou de l'esprit, donne-les à tous, Toi qui es le Tout, parce
que le temps de la Miséricorde est venu.
Haut
de page
379> Pardonne, ô Père
Bon, les péchés de tes fils. De ceux de ton peuple qui sont les plus
graves, de ceux qui sont coupables de vouloir rester dans l'erreur, alors que
ton amour de prédilection a justement donné à ce peuple la Lumière. Et donne le
pardon à ceux qu'abrutit un paganisme corrompu qui enseigne le vice, et qui
se noient dans ce paganisme lourd et méphitique, alors qu'il y a parmi eux
des âmes de valeur elles aussi, et que Tu aimes puisque Tu les as créées.
Nous pardonnons, Moi le premier je pardonne, pour que Tu puisses pardonner,
et sur la faiblesse des créatures nous invoquons ta protection pour que Tu
délivres du Principe du Mal, duquel viennent tous les crimes, toutes les
idolâtries, toutes les fautes, toutes les tentations et erreurs, ceux que Tu
as créés. Ô Seigneur, délivre-les du Prince horrible pour qu'ils puissent
venir à la Lumière éternelle."
Les gens ont suivi avec attention cette solennelle prière. Des rabbins
célèbres se sont approchés, parmi lesquels, tenant pensivement dans la main
son menton barbu, il y a aussi Gamaliel... Un groupe de femmes se sont
approchées, toutes enveloppées dans des manteaux avec une sorte de capuchon
qui leur cache le visage. Et les rabbins se sont écartés dédaigneusement...
Sont accourus aussi, attirés par la nouvelle de l'arrivée du Maître, de
nombreux disciples fidèles parmi lesquels Hermas, Etienne, le prêtre Jean. Et
puis Nicodème et Joseph, deux inséparables, et d'autres de leurs amis qu'il
me semble avoir déjà vus.
Pendant la pause qui succède à la prière du Seigneur, qui se recueille en
Lui-même avec une austérité solennelle, on entend Joseph d'Arimathie qui
dit : "Eh bien, Gamaliel ? Cela ne te paraît, ne te paraît pas
encore, une parole du Seigneur ?"
"Joseph, il m'a été dit : "Ces pierres frémiront au son de mes
paroles" répond Gamaliel.
Étienne crie avec impétuosité : "Accomplis le prodige,
Seigneur ! Commande, et elles s'ébranleront ! Que croule l'édifice,
mais que s'élèvent dans les cœurs les murs de la Foi en Toi, ce serait un
grand don ! Fais-le à mon maître !"
"Blasphémateur !" crie un groupe furieux de rabbins et de
leurs élèves.
"Non" crie à son tour Gamaliel. "Mon disciple parle en
disant une parole inspirée. Mais nous nous ne pouvons l'accepter parce que
l'Ange de Dieu ne nous a pas encore purifiés du passé avec le charbon pris à
l'Autel de Dieu...
Haut de page
380> Et peut-être, même
si son cri - et il montre Jésus - arrachait les gonds de ces portes, nous ne
saurions pas encore croire..." Il relève un pan de son ample manteau
très blanc, et s'en couvre la tête en cachant presque son visage, et il s'en
va.
Jésus le regarde partir... Puis il reprend la parole pour répondre à certains
qui murmurent entre eux et qui paraissent scandalisés et qui, pour rendre
plus explicite leur scandale, s'en déchargent sur Judas de Kériot avec toute
une suite de plaintes que l'apôtre subit sans réagir en haussant les épaules
et en montrant un visage pas du tout satisfait.
Jésus dit : "En vérité, en vérité je vous dis que ceux qui
paraissent bâtards sont de vrais fils et ceux qui sont de vrais fils
deviennent bâtards.
Écoutez, vous tous, une parabole.
Il y avait une fois un homme qui pour ses
affaires dut s'absenter longtemps de sa maison en laissant des fils encore
enfants. De l'endroit où il se trouvait, il écrivait des lettres à ses fils
aînés pour les garder toujours dans le respect du père absent et pour leur
rappeler ses instructions. Le dernier, qui était né après son départ, était
encore en nourrice chez une femme éloignée de l'endroit et qui était du pays
de son épouse, femme d'une autre race. L'épouse mourut alors que ce fils
était encore petit et loin de la maison. Les frères dirent :
"Laissons-le là où il est, chez les parents de notre mère. Peut-être le
père l'oubliera et ce sera à notre avantage, ayant à partager l'héritage avec
un de moins, quand notre père viendra à mourir". Et ils agirent ainsi.
De cette façon, l'enfant qui était au loin, vécut, élevé par ses parents
maternels, ignorant les instructions du père, ignorant qu'il avait un père et
des frères ou, ce qui est pire, connaissant l'amertume de cette
réflexion : "Tous m'ont repoussé comme si j'étais un bâtard",
et il en arriva à croire qu'il l'était, tant il se sentait rejeté par son
père.
Devenu homme il prit un emploi. En effet, aigri comme il l'était par ces
pensées, il avait pris en haine même la famille de sa mère qu'il pensait
coupable d'adultère. Le hasard voulut que ce jeune homme s'en allât dans la
ville où était son père. Et sans savoir qui il était, il le fréquenta et il
eut l'occasion de l'entendre parler. L'homme était un sage. Et comme il
n'avait pas de satisfactions avec ses fils éloignés de lui — désormais ils
agissaient à leur guise, ne maintenant que des rapports conventionnels avec
leur père qui vivait au loin, tout juste pour qu'il se rappelât qu'ils
étaient "ses" fils et pour qu'il s'en souvienne dans son testament
— il donnait des conseils raisonnables à des jeunes qu'il avait l'occasion
d'approcher dans la ville où il était.
Haut
de page
381> Le jeune homme fut attiré par
cette droiture toute paternelle à l'égard de tant de jeunes et non seulement
il le fréquenta mais il se fit un trésor de toutes ses paroles et en rendit
meilleur son esprit aigri.
L'homme tomba malade, et il dut se décider à retourner dans sa patrie. Le
jeune homme lui dit : "Seigneur, toi seul m'as parlé avec justice
en élevant mon âme. Permets-moi de te suivre comme serviteur. Je ne veux pas
retomber dans le mal où j'étais". "Viens avec moi. Tu prendras la
place du fils dont je n'ai pu avoir de nouvelles". Et ils retournèrent
ensemble à la maison paternelle.
Ni le père, ni les frères, ni le jeune homme lui-même, ne se rendirent compte
que le Seigneur avait réuni de nouveau ceux d'un même sang sous un même toit.
Mais le père dut beaucoup pleurer pour les fils qu'il connaissait, car il les
trouva oublieux de ses enseignements, avides, le cœur dur, sans plus de foi
en Dieu, mais au contraire avec beaucoup d'idolâtries dans le cœur :
orgueil, avarice et luxure étaient leurs dieux, et ils ne voulaient pas
entendre parler d'autre chose que d'intérêts humains. L'étranger, au
contraire, s'approchait toujours plus du Seigneur, devenait juste, bon,
affectueux, obéissant. Les frères le haïssaient parce que le père aimait cet
étranger. Lui pardonnait et aimait car il avait compris que c'est dans
l'amour que réside la paix.
Un jour le père, dégoûté de la conduite de ses fils, leur dit :
"Vous vous êtes désintéressés des parents de votre mère et jusque de
votre frère. Vous me rappelez la conduite des fils de Jacob envers leur frère
Joseph. Je veux aller dans ce pays pour avoir de ses nouvelles; il peut se
faire que je le retrouve et que j'en sois réconforté". Et il prit congé
tant de ses fils que du jeune inconnu, en donnant à ce dernier un petit
capital pour qu'il pût retourner à l'endroit d'où il était venu et y monter
un petit commerce.
Lorsque il fut arrivé à la ville de l'épouse qu'il avait perdue, les parents
de celle-ci lui racontèrent que le fils abandonné, qui portait d'abord le nom
de Moïse, avait pris le nom de Manassé parce
que lui en naissant avait fait oublier à son père d'être juste puisqu'il
l'avait abandonné.
"Ne me faites pas tort ! On m'avait dit que l'on avait perdu les
traces de l'enfant, et je n'espérais même plus trouver quelqu'un d'entre vous.
Mais parlez-moi de lui. Comment est-il ? Est-il devenu fort ? Ressemble-t-il à mon épouse aimée, qui mourut en me le
donnant ? Est-il bon ? M'aime-t-il ?"
Haut
de page
382> "Pour être fort, il l'est, et il est beau comme sa
mère, à part qu'il a les yeux franchement noirs. Mais de sa mère il a pris
jusqu'à son envie de caroube au côté. De toi, au contraire, il a le léger
zézaiement. Devenu adulte il est parti d'ici, aigri par sa situation, ayant
des doutes sur l'honnêteté de sa mère et de la rancœur à ton égard. Il aurait
été bon s'il n'avait pas eu cette rancœur dans l'âme. Il est parti au-delà
des monts et du fleuve à Trapezius pour..."
"À Trapezius, vous dites ? Dans le Sinope ? Oh ! dites-moi ! Là-bas j'y étais et
j'ai connu un jeune homme qui zézayait un peu, seul et triste, et si bon sous
son apparente dureté. C'est lui ? Dites ?"
"C'est peut-être lui. Recherche-le. Au côté droit il a une caroube en
relief et sombre comme l'avait ta femme".
L'homme partit précipitamment dans l'espoir de retrouver encore l'étranger
chez lui. Il était parti pour retourner à la colonie de Sinope. Et l'homme y
revint... Il le trouva. Il le fit venir pour découvrir son côté. Il le
reconnut. Il tomba à genoux en louant Dieu de lui avoir rendu son fils qui
était meilleur que les autres qui s'abêtissaient de plus en plus alors que
lui, pendant les mois qui s'étaient écoulés, était devenu de plus en plus
saint. Et il dit à son bon fils : "Tu auras la part de tes frères, puisque
toi, sans amour de la part de personne, tu t'es rendu plus juste que tout
autre".
Et n'était-ce pas justice ? Bien sûr que si. En vérité je vous dis que
sont de vrais fils du Bien ceux qui, rejetés par le monde, méprisés, haïs,
critiqués, abandonnés comme bâtards, considérés comme une honte et une mort,
savent surpasser les fils qui ont grandi dans la maison mais qui sont
rebelles à ses lois. Ce n'est pas d'appartenir à Israël qui donne droit au
Ciel, ni d'être pharisien, scribe ou docteur qui assure ce sort. C'est
d'avoir une volonté bonne et de venir généreusement à la Doctrine de l'amour,
de se renouveler en elle, pour devenir par elle fils de Dieu en esprit et en
vérité.
Vous tous qui écoutez, sachez que beaucoup qui se croient sûrs en Israël
seront supplantés par ceux qui sont pour eux des publicains, des prostituées,
des gentils, des païens et des galériens. Le Royaume des Cieux appartient à
ceux qui savent se renouveler en accueillant la Vérité et l'Amour."
Jésus se retourne et il va vers le groupe
des malades prosélytes. "Savez-vous croire en ce que j'ai
dit ?" demande-t-il à haute voix.
"Oui, ô Seigneur !" répondent-ils en chœur.
"Voulez-vous accueillir la Vérité et l'Amour ?"
"Oui, ô Seigneur."
"Si je ne vous donnais que cela, seriez-vous contents ?"
Haut
de page
383> "Seigneur, tu sais ce dont nous avons le plus
besoin. Donne-nous surtout ta paix et la Vie éternelle."
"Levez-vous et allez louer le Seigneur ! Vous êtes guéris au Nom
saint de Dieu."
Et rapidement il se dirige vers la première porte qu'il trouve, en se mêlant
à la foule qui remplit Jérusalem, avant même que la foule exaltée et
stupéfaite qui se trouve dans la Cour des Païens puisse le rechercher en
criant des hosannas...
|