Vision
du samedi 2 février 1946
464> Ils sortent du Temple où
fourmille une foule pour se plonger dans le grouillement des rues où tous les
gens courent affairés par les derniers préparatifs de la Pâque, et les
retardataires cherchent anxieusement une pièce, un vestibule, n'importe quoi,
pour en faire un cénacle pour consommer l'agneau.
Il est facile dans ces conditions de se rencontrer et de ne pas se
reconnaître dans la bousculade continuelle qui fait défiler sous les yeux des
visages de tous les âges, de toutes les régions où il y a des Israélites, où
le sang pur d'Israël a contracté, par mélanges de sangs ou même simplement
par mimétisme, des ressemblances avec d'autres races.
465> C'est ainsi que l'on voit des
hébreux de type égyptien; d'autres, avec leurs grosses lèvres, leurs nez
camus et leur angle facial, semblent provenir de croisements avec les
nubiens; d'autres aux traits bien dessinés, fins, aux membres grêles, aux
yeux vifs, trahissent leur appartenance aux colonies grecques ou des mélanges
avec les grecs; alors que des hommes robustes et de grande taille, au visage
plutôt carré, annoncent clairement qu'ils ne sont pas tout à fait étrangers
aux latins; il y en a beaucoup aussi que nous modernes nous dirions
circassiens ou perses, avec déjà quelque chose qui rappelle les yeux mongols
ou indiens dans le visage très blanc des premiers et le visage olivâtre des
seconds. Un beau kaléidoscope de visages et de vêtements ! L’œil en est
fatigué, au point qu'il finit facilement par regarder sans voir. Mais ce qui
échappe à l'un est remarqué par l'autre. Il est donc compréhensible que ce
qui échappe au Maître, toujours un peu absorbé en Lui-même quand on le laisse
en paix, sans l'interroger, est remarqué par l'un ou l'autre de ceux qui sont
avec Lui. Et les apôtres, les plus voisins de Jésus, se montrent ce qu'ils
voient et chuchotent entre eux en faisant des commentaires... très humains
sur les personnes qu'ils se montrent.
Un de ces commentaires salés sur un ancien disciple qui passe raide, feignant
de ne pas les voir, est remarqué par Jésus : "Pour qui dites-vous ces
paroles ?" demande-t-il.
"Pour ce balourd-là" indique Jacques de
Zébédée. "Il a feint de ne pas
nous voir, et il n'est pas le seul à agir ainsi. Pourtant quand tu devais le
guérir et qu'il te cherchait, alors, il savait te voir ! Qu'il attrape
la pustule maligne !"
"Jacques !! C'est avec ces sentiments que tu es à côté de Moi et
que tu te prépares à consommer l'agneau ? En vérité tu es plus
incohérent que lui. Lui s'est séparé franchement quand il a senti qu'il ne
pouvait pas faire ce que je disais. Toi, tu restes, mais tu ne fais pas ce
que je dis. N'es-tu pas peut-être plus pécheur que lui ?"
Jacques rougit à en être congestionné et, mortifié, se retire en arrière de
ses compagnons.
"C'est que cela fait mal de les voir agir ainsi, Maître !" dit
Jean pour aider son frère qui a reçu les reproches. "Notre
amour se révolte de voir leur manque d'amour..."
"Oui. Mais croyez-vous les amener à
l'amour en agissant ainsi ? Impolitesses, paroles méchantes, insultes,
n'ont jamais amené au point où l'on devrait amener un rival ou quelqu'un qui
pense autrement. C'est la douceur, la patience, la charité, la persévérance
malgré tous les refus, qui finissent par obtenir un résultat. Je comprends
votre cœur qui souffre de ne pas me voir aimé et je partage vos sentiments.
Mais je voudrais vous savoir, vous voir plus surnaturels dans vos actions et
dans vos moyens pour me faire aimer. Allons, Jacques, viens ici. Ce n'est pas
pour te mortifier que t'ai parlé. Comprenons-nous, aimons-nous, au moins
entre nous, mes amis... Il y a déjà tant d'incompréhension et de douleur pour
le Fils de l'homme !"
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466> Jacques, rasséréné, revient à côté de Lui.
Ils marchent un moment en silence, puis Thomas explose en
une exclamation de tonnerre : "Pourtant, c'est vraiment une
honte!"
"Quoi?" demande Jésus.
"Mais la lâcheté d'un si grand nombre! Maître, ne vois-tu pas combien
font semblant de ne pas te connaître ?"
"Et qu'est-ce que cela fait ? Est-ce que leur manière de faire
changera un iota de ce qui est écrit de Moi ? Non. Ce n'est que pour eux
que changera ce qui pourrait être écrit. Car dans les livres éternels, il
pouvait être dit d'eux : "Les bons disciples"; alors qu'on
écrira: "Ceux qui ne furent pas bons, ceux pour qui ne servit à rien la
venue du Messie". Parole redoutable, vous savez ? Plus que celle
de : "Adam, avec Ève, pécha". Parce que Moi, je puis annuler ce péché. Mais je
ne pourrai pas annuler le reniement du Verbe Sauveur... Tournons de ce côté.
Moi, je m'arrêterai avec les frères, avec Simon Pierre et Jacques dans le
faubourg d'Ophel. Judas
de Simon restera aussi. Mais Simon le
Zélote, Jean et Thomas iront au
Gethsémani prendre les sacs..."
"Oui, ainsi Jonas n'avalera
pas son agneau de travers" dit Pierre encore
fâché. Les autres rient...
"Bon, bon ! Ne t'étonne pas s'il a peur. Demain ce pourrait être
toi."
"Moi, Maître ? Il est plus facile que la mer de Galilée devienne du
vin que moi j'aie peur" assure Pierre.
"Et pourtant... L'autre soir... Oh ! Simon ! Tu ne paraissais
pas très courageux dans l'escalier du palais de Chouza" dit, caustique, Judas de Kériot sans beaucoup
d'ironie mais... assez sarcastique pour piquer Pierre.
"C'est parce que... je craignais pour le Seigneur que j'étais agité,
moi ! Pas pour autre chose."
"Bien ! Bien ! Souhaitons-nous de n'avoir jamais... peur pour
ne pas faire piètre figure, hein !" répond Judas de Kériot en lui
frappant l'épaule de la main, d'un air protecteur et mauvais... À d'autres
moments, sa manière de faire aurait déchaîné une réaction. Mais Pierre,
depuis le soir précédent, est en... admiration devant Judas et supporte tout
de lui.
Jésus dit : "Que Philippe et Nathanaël, avec André et Matthieu, aillent
au palais de Lazare dire que nous arrivons."
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467> Ces derniers se
séparent et les autres avancent avec Jésus. Les disciples, sauf Étienne et Isaac, vont avec
les apôtres envoyés au palais. Au faubourg d'Ophel,
nouvelle séparation. Ceux qui sont envoyés au Gethsémani y vont rapidement
avec Isaac. Étienne reste avec Jésus, les fils d'Alphée, Pierre, Jacques et
l'Iscariote et, pour ne pas rester arrêtés au carrefour, ils avancent
lentement dans la même direction que ceux qui sont allés au Gethsémani. Ils
font exactement le raccourci qui dans la nuit du Jeudi
Saint sera parcouru par Jésus entre
ceux qui le torturent. Maintenant, vers midi, le chemin est désert. Une toute
petite place, avec une fontaine ombragée par un figuier qui ouvre ses
feuilles tendres sur le miroir d'une eau tranquille, se rencontre après
quelques pas.
"Voilà Samuel d'Annalia" dit Jacques
d'Alphée qui doit bien le connaître. Le
jeune homme va entrer dans la maison avec l'agneau... Il est chargé aussi
d'autres aliments.
"Il s'occupe du repas pascal aussi pour le parent" observe Jude
d'Alphée.
"Mais maintenant s'est-il établi ici ? N'était-il pas
parti ?" dit Pierre.
"Oui, il s'est établi ici. On dit qu'il fréquente la fille de Cléophas, le sandalier. Elle a de l'argent..."
"Ah ! et alors pourquoi dit-il qu'Annalia l'a abandonné ?" demande l'Iscariote. "C'est un mensonge !"
"L'homme, dit Jésus à Judas de Kériot, s'en sert facilement. Et il ne
sait pas qu'en agissant ainsi, il se met sur la voie du mal. Il suffit d'un
premier pas, d'un pas, pour ne plus pouvoir s'en dégager... C'est de
la glu... c'est un labyrinthe... c'est une trappe. Une trappe d'où on ne
remonte pas..."
"Dommage ! L'homme paraissait si bon, l'an dernier !" dit
Jacques de Zébédée.
"Oui. Moi, je croyais vraiment qu'il aurait imité son
épouse en se donnant tout entier à Toi pour faire un couple angélique
à ton service. Je l'aurais juré... !" dit Pierre.
"Mon Simon ! Ne jure jamais de l'avenir d'un homme. Il n'y a rien
de plus incertain. Aucun élément, qui existe au moment du serment, ne peut
être une garantie de certitude. Il y a des criminels qui deviennent saints,
et il y a des justes, ou des gens qui semblent l'être, qui deviennent
criminels" lui répond Jésus.
Samuel, pendant ce temps, après être entré dans la maison en est sorti de
nouveau pour aller prendre de l'eau pure à la fontaine... Il voit ainsi
Jésus. Il le regarde avec un mépris manifeste et Lui lance certainement une
insulte, mais elle est dite en hébreux et je ne la comprends pas.
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468> L'Iscariote se précipite en avant, lui saisit un bras et
le secoue comme un arbre dont on veut faire tomber les fruits mûrs :
"Est-ce ainsi que tu parles au Maître, ô pécheur ? Par terre, à
genoux ! Tout de suite. Demande-lui pardon, langue souillée d'ordure de
porc ! Par terre ! Ou je te mets en morceaux !" Il est
terrible dans sa violence subite, le beau Judas ! Son visage s'altère et
fait peur. C'est inutilement que Jésus essaie de le calmer. Tant qu'il ne
voit pas le blasphémateur à genoux dans la terre boueuse qui entoure la
fontaine, il ne ralentit pas la pression.
"Pardon" dit entre ses dents le malheureux qui doit être torturé
par la tenaille des doigts de Judas, mais il le dit mal. Uniquement parce
qu'il y est forcé.
Jésus répond : "Je n'ai pas de rancœur. Toi, si, malgré ce que tu
dis. La parole est inutile si elle n'est pas accompagnée par le mouvement du
cœur. Toi, dans ton cœur, tu blasphèmes encore contre Moi. Et tu es
doublement fautif. En effet tu m'accuses et tu me hais, pour un motif dont,
au fond de ta conscience, tu sais qu'il n'est pas vrai et parce que c'est toi
seul qui as manqué à ton devoir, pas Annalia, pas
Moi. Mais je te pardonne tout. Va et fais en sorte de redevenir honnête et
agréable à Dieu. Laisse-le, Judas."
"Je pars. Mais je te hais ! Tu m'as enlevé Annalia,
et je te hais..."
"Tu te consoles pourtant avec Rébecca, la fille du sandalier. Et tu t'en consolais encore du
temps où Annalia était ton épouse et où, malade,
elle ne pensait qu'à toi..."
"J'étais veuf... je pensais l'être déjà... et je cherchais une épouse...
Maintenant je reviens vers Rébecca parce que... parce que... Annalia ne veut pas de moi" s'excuse Samuel qui voit
ses manigances découvertes.
Judas Iscariote termine : "...et parce que Rébecca est très riche,
laide comme une sandale éculée... et vieille comme une semelle perdue sur un
sentier... mais riche, oh ! riche..." et il rit, sarcastique, alors
que l'autre s'enfuit.
"Comment le sais-tu ?" demande Pierre.
"Oh !... il est facile de savoir où sont les filles à marier et
l'argent !"
"Bien ! Allons-nous par le sentier, Maître ? Cette place est
un vrai four. Là. il y a de l'ombre et de l'air" supplie Pierre en
sueur.
Ils vont lentement, attendant le retour des autres. La ruelle est déserte.
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469> Une femme sort d'une porte et vient se prosterner en
pleurant aux pieds de Jésus.
"Qu'as-tu ?"
"Maître !... Tu es déjà purifié?"
"Oui. Pourquoi le demandes-tu?"
"Parce que je voulais te dire... Mais tu ne peux pas t'en approcher. Ce
n'est qu'une pourriture... Le médecin le dit infecté. Après Pâque
j'appellerai le prêtre... et... et Hinnon
l'accueillera. Ne dis pas que je suis coupable. Moi, je ne savais pas... Il a
travaillé plusieurs mois à Joppé, et il est revenu dans cet état, en disant
qu'il s'était blessé. J'ai employé les baumes et les lavages avec les
aromates... Mais cela n'a servi à rien. J'ai consulté un herboriste. Il m'a
donné des poudres pour le sang... J'ai éloigné les enfants... j'ai mis son
lit à part... car... je commençais à comprendre. Le mal a empiré. J'ai appelé
le médecin. Il m'a dit : "Femme, tu connais ton devoir et moi le mien.
C'est une plaie de luxure. Sépare-le de toi. Moi, je le séparerai du peuple,
et le prêtre d'Israël. Il aurait dû y penser quand il offensait Dieu, toi. et
lui-même. Maintenant qu'il expie". J'ai obtenu son silence jusqu'après
les Azymes. Mais si tu avais pitié du pécheur, de moi qui l'aime encore, et
des cinq enfants innocents..."
"Que veux-tu que je fasse ? Ne penses-tu pas qu'il a péché et qu'il
est juste qu'il expie ?"
"Si, ô Seigneur! Mais tu es la vivante Miséricorde!" Toute la foi,
dont une femme est capable, se manifeste dans sa voix, dans son regard, dans
son attitude de femme agenouillée, les bras tendus vers le Sauveur.
"Et lui, qu'a-t-il dans le cœur ?"
"Le découragement... Que veux-tu qu'il ait d'autre,
Seigneur ?"
"Il suffirait d'un sentiment de repentir surnaturel, de justice, pour
obtenir la pitié !..."
"De justice ?"
"Oui, dire : "J'ai péché. Ma faute mérite cela et bien
davantage, mais à ceux que j'ai offensé, je demande pitié".
"Moi, je la lui ai déjà donnée. Toi, Dieu, donne-la lui. Je ne puis te
dire d'entrer. Tu vois que moi je ne te touche pas non plus... Mais, si tu
veux, je vais l'appeler et, du haut de la terrasse, je le ferai parler."
"Oui."
La femme, la tête dans l'entrée de la maison, appelle à haute voix :
"Jacob !
Jacob ! Monte sur le toit. Montre-toi. Ne crains pas."
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470> L'homme, au bout d'un
moment, se montre au parapet de la terrasse : un visage jaunâtre,
bouffi, la gorge bandée, une main bandée... une ruine d'homme corrompu... Il
regarde avec des yeux aqueux du malade de maladies ignobles. Il
demande : "Qui me veut?"
"Jacob, il y a le Sauveur !..." La femme ne dit rien
de plus, mais elle semble vouloir hypnotiser le malade, lui transmettre sa
pensée...
L'homme, soit qu'il sente la pensée de sa femme, soit qu'il ait un mouvement
spontané, tend les bras et il dit: "Oh ! délivre-moi ! Je
crois en Toi ! Il est horrible de mourir ainsi !"
"Il est horrible de manquer à son propre devoir. Tu ne pensais pas à
elle ? Pas à tes enfants ?"
"Pitié, Seigneur... Pour eux, pour moi... Pardon !
Pardon !" et il s'abat en pleurant sur le muret, les mains bandées
dépassant avec tout le bras, qui reste découvert à cause des manches qui sont
remontées, souillé déjà par les pustules toutes proches, enflé, repoussant...
L'homme, dans cette position, semble une marionnette macabre, une dépouille
jetée là, déjà sur le point de se décomposer. Il fait peine à voir et donne
la nausée.
La femme pleure, toujours agenouillée dans
la poussière. Jésus semble attendre encore un mot...
Finalement, il descend, entre les sanglots : "Je gémis près de Toi
dans la contrition de mon cœur ! Promets au moins qu'eux ne souffriront
pas de la faim... et puis... je m'en irai, résigné à l'expiation. Et Toi,
sauve mon âme, Sauveur béni ! Elle au moins ! Elle au
moins !"
"Oui. Je te guéris. À cause des innocents. Pour te donner la possibilité
de te montrer juste. Tu comprends ? Rappelle-toi que le Sauveur t'a
guéri. Dieu, selon la façon dont tu répondras à cette grâce, te pardonnera
tes fautes. Adieu ! Paix à toi, femme." Et il s'en va presque en
courant à la rencontre de ceux qui viennent du Gethsémani, sans même se
laisser arrêter par les cris de l'homme qui se sent et se voit guéri, ni par
ceux de sa femme...
"Prenons cette ruelle pour ne pas passer de nouveau par-là" dit Jésus
après s'être rassemblé avec les autres.
Ils prennent une ruelle misérable, si étroite que l'on a du mal à passer deux
à la fois et si un âne y passe avec un bât, il n'y a plus qu'à se coller au
mur comme un timbre-poste. C'est la pénombre à cause des toits qui se
touchent presque, la solitude, le silence et des odeurs nauséabondes. Ils
s'en vont en file comme un défilé de moines tout
le long de la ruelle misérable. Puis ils se réunissent sur une petite place
remplie de garçons.
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471> "Pourquoi as-tu parlé
ainsi à cet homme ? Tu ne le fais jamais..." demande Pierre
curieux.
"Parce que cet homme sera un de mes ennemis et
cette faute à venir aggravera celles qu'il a déjà."
"Et tu l'as guéri ?!" demandent tous stupéfaits.
"Oui. À cause des petits innocents."
"Hum ! Il se rendra de nouveau malade..."
"Non. Pour la vie du corps, après l'épouvante et la souffrance qu'il a
eues, il fera attention. Il ne se rendra plus malade."
"Mais il péchera contre Toi, dis-tu ? Moi je l'aurais fait
mourir."
"Tu es un pécheur, Simon de Jonas."
"Et Toi, tu es trop bon, Jésus de Nazareth" réplique Pierre.
Ils disparaissent dans une rue centrale, et je ne vois plus rien.
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