Le lundi 28 octobre 1946.
168/169> 519.1 - Jésus congédie les disciples Lévi,
Joseph, Matthias
et Jean,
trouvés je ne sais où et auxquels il confie le nouveau disciple Sidonia
dit Bartolmaï. Cela arrive aux premières maisons de Béthanie. Et les
disciples bergers s'en vont avec le nouveau venu et sept autres hommes qu'ils
avaient avec eux. Jésus les regarde partir et puis il se tourne pour regarder
ses apôtres et il leur dit :
"Et maintenant attendons ici Judas
de Simon..."
"Ah ! Tu t'es aperçu qu'il s'en est allé ? disent les autres étonnés.
Nous croyions que tu ne l'avais pas remarqué. Il y avait tant de gens et tu
n'as pas cessé de parler, avec le jeune homme d'abord, puis avec les
bergers..."
"J'ai vu dès le premier instant qu'il s'était éloigné. Rien ne
m'échappe. C'est pour cela que je suis entré dans des maisons amies pour dire
d'envoyer Judas à Béthanie s'il me cherchait..."
"Dieu veuille que non" mâchonne Jude
entre ses dents.
Jésus le regarde, mais il montre qu'il ne va pas relever la phrase, et il
continue, en s'adressant à tous car il les voit tous de l'avis du Thaddée —
les visages parfois parlent mieux que les paroles — :
"Il sera bon ce repos, en attendant son retour. Il donnera à tous du
réconfort. Ensuite, nous irons vers Tecua.
Le temps est froid, mais il tourne au beau. J'évangéliserai cette ville et
puis nous remonterons en passant par Jéricho
et nous irons sur l'autre rive. Les bergers m'ont dit que beaucoup de malades
me cherchent et je leur ai envoyé dire qu'ils n'affrontent pas le voyage,
mais qu'ils m'attendent dans ces endroits."
"Allons-y" dit Pierre en soupirant.
"Tu n'es pas content d'aller chez Lazare
?" demande Thomas.
"Je suis content."
"Tu as une manière de le dire."
"Je ne le dis pas à cause de Lazare. Je le dis à cause de Judas..."
"Tu es un pécheur, Pierre" lui dit Jésus pour l'avertir.
"Je le suis. Mais... lui, Judas de Kérioth,
qui s'en va, qui est impertinent, qui est un tourment, il ne l'est pas
?" dit vivement Pierre fâché et qui n'en peut plus.
"Il l'est. Mais s'il l'est, toi tu ne dois pas
l'être. Aucun de nous ne doit l'être.
519.2 - Rappelez-vous que Dieu nous
demandera compte, je dis : nous demandera,
car c'est à Moi d'abord avant que ce ne soit à vous que Dieu a confié
cet homme, de ce que nous aurons fait pour le racheter."
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170> "Et tu espères y réussir,
Frère ? Je ne puis le croire. Toi, cela je le crois, tu connais le passé, le
présent et l'avenir. Et par conséquent, tu ne peux te tromper sur le compte
de cet homme. Et... Mais il vaut mieux que je ne dise pas le reste."
"En fait, c'est une grande vertu de
savoir se taire. Sache cependant que la prévision, plus ou moins exacte, de
l'avenir d'un cœur, ne dégage personne de persévérer jusqu'à la fin pour arracher un cœur à la ruine.
Ne tombe pas toi non plus dans le fatalisme des pharisiens qui soutiennent
que ce qui est fixé par le destin
doit s'accomplir et que rien ne peut empêcher l'accomplissement de ce qui est
fixé par le destin. C'est par cette raison qu'ils justifient aussi leurs
fautes et qu'ils justifieront jusqu'au dernier acte de leur haine pour Moi.
Bien souvent Dieu attend le sacrifice d'un cœur, qui surmonte ses nausées et
ses indignations, ses antipathies, même justifiées, pour arracher un esprit
au marécage où il s'enfonce. Oui, je vous le dis. Bien souvent Dieu, le Tout
Puissant, le Tout, attend qu'une créature, un rien, fasse ou ne fasse pas un
sacrifice, une prière, pour signer ou ne pas signer la condamnation d'un
esprit. Il n'est jamais tard, jamais trop tard pour essayer et espérer de
sauver une âme. Et je vous en donnerai des preuves. Même
sur le seuil de la mort, quand aussi bien le pécheur que le
juste, qui pour lui se tourmente, sont près de quitter la Terre pour aller au
premier jugement de Dieu, on peut toujours sauver ou être sauvé. Entre la
coupe et les lèvres, dit le proverbe, il y a toujours place pour la mort.
Moi, je dis au contraire : qu'entre la fin de l'agonie et la mort, il y a
toujours le temps d'obtenir le pardon, pour soi-même ou pour ceux pour qui
nous voulons le pardon."
Personne ne dit un mot.
519.3 - Jésus, arrivé maintenant à la lourde
grille, appelle à haute voix un serviteur pour se faire ouvrir. Il entre et
demande des nouvelles de Lazare.
"Oh ! Seigneur ! Tu vois ? Je reviens de cueillir des feuilles de
laurier et de camphre et des baies de cyprès et d'autres feuilles et fruits
odorants pour les faire bouillir avec du vin et des résines et en faire des
bains pour le maître. Sa chair tombe en lambeaux et on ne peut résister à la
puanteur. Tu es venu, mais je ne sais si on te laissera passer..."
Pour empêcher l'air lui-même d'entendre, le serviteur éteint sa voix en un
murmure :
"On ne peut plus cacher maintenant qu'il a des plaies, les maîtresses
repoussent tout le monde... par crainte... Tu sais... Lazare est aimé
vraiment par peu de gens...
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171> Et beaucoup, pour plusieurs motifs,
se réjouiraient de... Oh ! ne me fais pas penser à ce qui est la peur de
toute la maison."
"Elles font bien. Mais ne craignez pas. Ce malheur n'arrivera pas."
"Mais... Pourra-t-il guérir ? Un miracle de Toi..."
"Il ne guérira pas, mais cela servira à glorifier le Seigneur."
Le serviteur est déçu... Jésus qui guérit tout le monde et qui ici ne fait
rien !... Mais il n'a qu'un soupir pour manifester sa pensée. Il dit
ensuite :
"Je vais trouver les maîtresses pour t'annoncer."
Jésus se trouve entouré par les apôtres qui s'intéressent à l'état de santé
de Lazare et sont consternés quand Jésus les informe.
519.4 - Mais déjà arrivent les deux sœurs.
Leur florissante et différente beauté semble embrumée par la douleur et la
fatigue des veilles prolongées. Pâles, abattues, émaciées, fatigués les yeux
auparavant très vifs de l'une et de l'autre, sans bagues ni bracelets,
portant des habits foncés, couleur de cendre, elles ressemblent plutôt à des
servantes qu'à des maîtresses. Elles s'agenouillent à une certaine distance
de Jésus, pour Lui offrir seulement leurs pleurs, des pleurs résignés, muets,
qui descendent comme d'une source intérieure et qui ne peuvent s'arrêter.
Jésus s'approche. Marthe
tend les mains en murmurant :
"Éloigne-toi, Seigneur. En vérité, nous craignons de pécher désormais
contre la loi sur la lèpre.
Mais, nous ne pouvons pas, ô Dieu, nous ne pouvons pas provoquer un semblable
décret contre notre Lazare ! Mais ne t'approche pas, car nous sommes immondes
ne cessant de toucher les plaies. Nous seules, car nous avons écarté tout
autre et on vient tout nous déposer sur le seuil et nous prenons, nous
lavons, nous brûlons, dans la pièce contiguë à celle de Lazare. Vois-tu nos
mains ? Elles sont brûlées par la chaux vive que nous employons pour les
vases qu'il faut rendre aux serviteurs. Nous pensons être ainsi moins
coupables"
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172> Et elle pleure.
Marie de Magdala,
qui jusqu'à présent s'est tue, dit à son tour en gémissant :
"Nous devrions appeler le prêtre. Mais... moi, je suis la plus coupable
car je m'y oppose et je dis que ce n'est pas le terrible mal maudit en
Israël. Non et non ! Mais ils nous haïssent tellement et ils sont si nombreux
qu'ils le diraient tel. Pour beaucoup moins Simon, ton apôtre, fut déclaré
lépreux !"
"Tu n'es pas prêtre ni médecin, Marie" dit Marthe en sanglotant.
"Non. Mais tu sais ce que j'ai fait pour être
certaine de ce que je dis.
519.5 - Seigneur, je suis allée et j'ai
parcouru toute la vallée de Hinnom, tout Siloan, tous les
tombeaux près de En Rogel. Habillée comme une servante, voilée, dès le début
de l'aurore, chargée de vivres et d'eaux médicinales, de bandes, et de
vêtements. Et j'ai donné, donné. Je disais que c'était un vœu pour celui que
j'aimais, et c'était vrai. Je demandais seulement de pouvoir regarder les
plaies des lépreux. Ils doivent m'avoir crue folle... Qui donc veut voir ces
horreurs ?! Mais moi, après avoir déposé à la limite des talus mes offrandes,
je demandais de voir. Eux au-dessus, moi plus bas ; eux étonnés, moi
dégoûtée ; eux pleurant, moi pleurant; j'ai regardé, regardé, regardé !
J'ai regardé les corps couverts de squames, de croûtes, de plaies, visages
rongés, cheveux blanchis et plus durs que des seimes,
les yeux suintant de la pourriture, les joues où l'on voit les dents, des
crânes sur des corps vivants, les mains réduites à des griffes monstrueuses,
des pieds comme des branches noueuses, puanteur, horreur, pourriture. Oh ! si
j'ai péché en adorant la chair, si j'ai joui avec mes yeux, avec l'odorat,
l'ouïe, le toucher, de ce qui était beau, parfumé, harmonieux, doux et lisse,
oh ! je t'assure que mes sens sont désormais purifiés par la mortification de
ces connaissances ! Mes yeux ont oublié la beauté séduisante de l'homme en
contemplant ces monstres, mes oreilles ont expié la jouissance passée des
voix viriles avec ces voix âpres, qui ne sont plus humaines, et ma chair a
frissonné, et mon odorat s'est révolté... et tout reste de culte personnel
est mort car j'ai vu ce que l'on est après la mort... Mais j'ai emporté avec
moi cette certitude : que Lazare n'est pas lépreux. Sa voix n'est pas
altérée, ses cheveux et tous les poils sont intacts, et les plaies sont
différentes. Il ne l'est pas, non !
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173> Et Marthe me peine parce qu'elle ne
me croit pas, parce qu'elle ne réconforte pas Lazare en le dissuadant de se
croire immonde. Tu vois ? Il ne veut pas te voir maintenant qu'il sait que tu
es ici, pour ne pas te contaminer. Les sottes peurs de ma sœur le privent
aussi de ton réconfort !..."
Sa nature véhémente la porte à la colère. Mais voyant que sa sœur désolée
éclate en sanglots, sa colère tombe tout d'un coup et elle embrasse Marthe en
lui donnant un baiser et elle lui dit : "Oh ! Marthe ! Pardon ! Pardon !
C'est la douleur qui me rend injuste ! C'est l'amour que j'ai pour toi et
Lazare qui voudrait vous convaincre ! Ma pauvre sœur ! Pauvres femmes que
nous sommes !"
"Allons ! Ne pleurez pas ainsi. Vous avez besoin de paix et de
compassion mutuelle pour vous et pour lui. Lazare, d'ailleurs, n'est pas
lépreux, c'est Moi qui vous le dis."
"Oh ! viens le voir, Seigneur. Qui mieux que Toi peut juger s'il est
lépreux ?" supplie Marthe.
"Ne t'ai-je pas déjà dit qu'il ne l'est pas ?"
"Oui, mais comment peux-tu le dire si tu ne le vois pas ?"
"Oh ! Marthe ! Marthe ! Dieu te pardonne parce que tu souffres et que tu
es comme en délire ! J'ai pitié de toi et je vais voir Lazare et je
découvrirai ses plaies et..."
"Et tu vas le guérir !!!" crie Marthe en se relevant.
"Je t'ai déjà dit d'autres fois que je ne puis le faire... Mais je vous
donnerai la paix de vous savoir en règle avec la loi sur les lépreux.
519.6 - Allons-y ..."
Et il se dirige le premier vers la maison en faisant signe à ses apôtres de
ne pas le suivre.
Marie court en avant, ouvre une porte,
traverse en courant un couloir, en ouvre une autre qui donne sur une petite
cour intérieure, y fait quelques pas et entre dans une pièce à demi-obscure
encombrée de bassins, de petits vases, d'amphores, de bandes... Une odeur
mélangée d'arômes et de décomposition pénètre dans les narines. Il y a une
porte en face de la première, et Marie l'ouvre en criant d'une voix qui veut
être lumineuse de joie :
"Voici le Maître. Il vient te dire que j'ai raison, mon frère. Allons,
souris, car il entre Celui qui est notre amour et notre paix !"
Et elle se penche sur son frère, le redresse sur ses oreillers, le baise,
sans souci de l'odeur qui, malgré tous les palliatifs, se dégage du corps
couvert de plaies, et elle est encore penché pour l'arranger que déjà la
douce salutation de Jésus résonne dans la pièce et celle-ci, envahie par une
pâle lumière, semble devenir lumineuse du fait de la divine présence.
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174> "Maître, tu n'as pas peur...
Je suis..."
"Malade ! Rien de plus. Lazare, les règles ont été données, et très
étendues et très sévères, par une mesure compréhensible de prudence. Il vaut
mieux exagérer en fait de prudence qu'être imprudent en certains cas comme
ceux des maladies contagieuses. Mais tu n'es pas contagieux, mon pauvre ami,
tu n'es pas immonde, si bien que je ne pense pas manquer à la prudence envers
les frères si je t'embrasse ainsi"
Et il l’embrasse en prenant le corps émacié dans ses bras.
"Tu es vraiment la Paix, Toi ! Mais tu n'as pas encore vu. Voilà Marie
qui découvre l'horreur. Je suis déjà un mort, Seigneur. Je ne sais pas
comment les sœurs peuvent résister..."
Je ne saurais pas moi non plus y résister, tant sont effrayantes et
répugnantes les plaies qui se sont formées le long des varices des jambes. Les mains splendides de Marie travaillent avec
légèreté sur elles alors qu'elle répond de sa voix merveilleuse :
"Tes maux sont des roses pour tes sœurs, des roses épineuses seulement
parce que tu souffres. Voici, Maître. Tu vois ? La lèpre n'est pas ainsi
!"
"Elle n'est pas ainsi. C'est un grand mal et qui te consume, mais il n'y
a pas de danger. Crois ton Maître ! Recouvre-le, Marie, j'ai vu."
"Et... tu ne touches donc pas ?" dit en soupirant Marthe, tenace
dans son espérance.
"Il ne faut pas. Non pas par dégoût, mais pour ne pas irriter les
plaies."
Marthe se penche, sans insister davantage, sur un bassin où il y a du vin ou
du vinaigre aromatisé, et elle y plonge des linges qu'elle passe à sa sœur.
Des larmes muettes tombent dans le liquide rougeâtre...
Marie enveloppe les pauvres jambes et étend de nouveau les couvertures sur
les pieds déjà inertes et jaunâtres comme ceux d'un mort.
519.7 - "Tu es seul ?"
"Non, avec tous, excepté Judas de Kérioth qui est resté à Jérusalem, et
viendra... Et même, si je suis déjà loin, vous l'enverrez à Bethabara. J'y serai, et
qu'il m'y attende."
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175> "Tu pars bientôt....
"Et je reviendrai bientôt. D'ici peu, c'est la Dédicace. Je serai chez toi
en ces jours."
"Je ne pourrai t'honorer pour les Encénies..."
"Je serai à Bethléem, ce jour-là. J'ai besoin de revoir mon
berceau..."
"Tu es triste... Je le sais... Oh ! ne rien pouvoir !"
"Je ne suis pas triste. Je suis le Rédempteur... Mais tu es fatigué. Ne
lutte pas contre le sommeil, mon ami."
"C'était pour te faire honneur..."
"Dors, dors. Nous nous reverrons ensuite..."
Et Jésus se retire sans bruit.
"Tu as vu, Maître ?" demande Marthe, une fois qu'ils sont sortis,
dans la cour.
"J'ai vu, mes pauvres disciples... Je pleure avec vous... Mais en vérité
je vous confie que mon cœur a beaucoup plus de plaies que votre frère. Mon
cœur est rongé par la douleur..."
Et il les regarde avec une si vive tristesse que les deux oublient leur douleur
pour la sienne, et ne pouvant l'embrasser puisqu'elles sont des femmes, elle se bornent à baiser ses mains et son vêtement et à vouloir le
servir comme des sœurs affectueuses.
Et elles le servent dans une petite salle en l'entourant d'affection.
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