Vision
du vendredi 28 septembre 1945
441> Elles sont longues les heures
d'un jour quand on ne sait que faire. Et ils ne savent vraiment pas que faire
pendant ce sabbat ceux qui sont avec Jésus, dans un pays où ils n'ont pas de
connaissances, dans une maison où les différences de langues et de coutumes
les séparent, comme s'il ne suffisait pas des préjugés hébraïques pour les
tenir séparés des caravaniers et des serviteurs d'Alexandre
Misace. Aussi plusieurs sont restés
au lit ou bien somnolent au soleil qui chauffe la vaste cour carrée de la
maison, Une cour faite vraiment pour accueillir des caravanes avec des
bassins et des anneaux fixés aux murs ou aux colonnes d'un portique rustique
qui s'étend le long des quatre côtés, et des écuries nombreuses avec des
greniers à foin ou à paille sur trois côtés. Les femmes se sont retirées dans
leur pièce. Je n'en vois aucune.
Margziam trouve
aussi de la distraction dans la cour fermée. Il observe le travail des
palefreniers qui étrillent les mulets, changent les litières, observent les
sabots, réajustent les fers qui ne tiennent plus, ou bien, cela est pour lui
d'un intérêt encore plus grand parce que c'est une chose nouvelle, il observe
avec enchantement la façon dont les chameliers s'y prennent avec les chameaux
pour préparer dès ce jour la charge de chaque animal, en la proportionnant à
la bête, en l'équilibrant, et comment ils font agenouiller et se dresser
l'animal pour pouvoir le charger et le décharger; en le récompensant ensuite
avec une poignée de légumes secs qui me paraissent des fèves et en finissant
par une distribution de baies de caroubiers que les hommes aussi mâchonnent
avec plaisir.
Margziam est vraiment étonné et il regarde autour de lui pour trouver quelqu'un
qui partage son étonnement. Mais il est déçu parce que les adultes ne
s’intéressent pas aux chameaux. Ou bien ils parlent entre eux ou bien ils
sommeillent. Il va trouver Pierre qui dort comme un bienheureux, la tête
appuyée sur du foin moelleux et il le secoue par la manche. Pierre ouvre
l’œil à demi et demande : "Qu'est-ce qu'il y a ? Qui me
veut ?"
"C'est moi. Viens voir les chameaux."
"Laisse-moi dormir. J'en ai tant vus... De vilaines bêtes."
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442> L'enfant va trouver Mathieu qui fait les comptes de la caisse, car dans ce voyage c'est lui
le trésorier :
"J'ai été auprès des chameaux, tu sais ? Ils mangent comme des
brebis, tu sais ? Et ils s'agenouillent comme des hommes et ils semblent
des barques avec leur mouvement de roulis quand ils marchent. Les as-tu
vus ?"
Mathieu, qui ne sait plus où il en est dans ses comptes par suite de
l'interruption, répond sèchement : "Oui" et il revient à son
argent.
Autre déception... Margziam regarde autour de lui... Voilà Simon le Zélote et Jude
Thaddée qui
parlent... "Comme ils sont beaux les chameaux ! Et bons ! Ils les
ont chargés et déchargés, et ils se sont mis par terre pour que l'homme ne se
fatigue pas. Puis ils ont mangé les caroubes. Les hommes aussi en ont mangé.
Cela me plairait... Mais je ne sais me faire comprendre, Viens, toi..."
et il prend Simon par la main.
Ce dernier, absorbé en une paisible discussion avec le Thaddée, répond
distraitement: "Oui chéri... Va, va et fais attention à ne pas te faire
mal."
Margziam le regarde étonné... Simon ne lui a pas répondu sur le même ton. Il
va presque pleurer. Il s'éloigne découragé et va s'appuyer à une colonne...
Jésus sort d'une pièce et le voit en train de bouder, et seul. Il va
trouver l'enfant et lui met une main sur la tête : "Que fais-tu
tout seul et chagrin ?"
"Personne ne m'écoute..."
"Que voulais-tu dire aux autres ?"
"Rien... Je parlais des chameaux... Ils sont beaux... ils me plaisent.
Ce doit être comme d'aller en barque d'aller là-haut... Et ils mangent des
caroubes, même les hommes..."
"Et tu veux aller là-haut et manger des caroubes. Viens, allons voir les
chameaux" et Jésus le prend par la main et va avec l'enfant tout
rasséréné au fond de la cour. Il va tout droit vers un chamelier et le salue
d'un sourire. Celui-ci s'incline et il continue à observer son animal auquel
il ajuste le fronton et règle la bride.
"Homme, tu me comprends ?"
"Oui, Seigneur, depuis vingt ans je vous connais."
"Cet enfant a un grand désir : monter à chameau... Et un
petit : manger une caroube" et Jésus sourit encore plus vivement.
"Ton fils ?"
"Je n'ai pas de fils, Moi. Je n'ai pas d'épouse."
"Toi, si beau et si fort, tu n'as pas trouvé de femme ?"
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443> "Je ne l'ai pas cherchée."
"Tu ne sens pas le désir d'une femme ?"
"Non. Jamais."
L'homme le regarde abasourdi, puis il dit : "Moi, j'ai neuf enfants
à Ischilo... J'y vais : un enfant. J'y vais : un
enfant. Toujours."
"Tu les aimes bien tes enfants ?"
"Mon sang ! Mais le travail est dur. Moi ici, les enfants là-bas.
Au loin... Mais c'est pour leur pain. Tu comprends ?"
"Je comprends. Alors tu peux comprendre l'enfant qui veut monter à
chameau et manger les caroubes ?"
"Oui, viens. Peur ? Non ? Bravo. Un bel enfant ! Moi
aussi j'en ai un comme cela. Noir comme cela. Prends ici. Serre bien" et
il lui met dans les mains le manche bizarre qui se trouve au-devant de la
selle. "Tiens-toi. Maintenant je viens, et le chameau se lève. Pas peur,
hein ?"
Et l'homme grimpe sur la selle élevée et s'installe et appelle le chameau qui
se dresse obéissant en tanguant fortement. Margziam rit, heureux, d'autant
plus heureux que l'homme lui a mis dans la bouche une magnifique caroube.
L'homme met le chameau au pas, dans la cour, puis au trot. Enfin, voyant que
Margziam n'a pas peur, il crie quelque chose à l'un de ses compagnons et
celui-ci ouvre la grande porte qui est sur l'arrière de la cour et le chameau
disparaît, avec sa charge, dans la verdure de la campagne.
Jésus rentre à la maison, dans une pièce où sont les femmes. Son sourire est
tellement épanoui que Marie Lui
demande : "Qu'as-tu, mon Fils, pour être si heureux ?"
"J'ai la joie de Margziam qui est en train de galoper sur un chameau.
Sortez pour le voir revenir."
Tout le monde sort dans la cour et s'assoit sur un muret près des bassins.
Les apôtres, ceux qui ne dorment pas, s'approchent. Ceux qui étaient aux
fenêtres des chambres du haut regardent en bas, ils voient et viennent aussi.
Des voix claires et juvéniles, qui annoncent Jean et les deux Jacques,
éveillent aussi Pierre et André et secouent Mathieu. Maintenant ils sont au complet car Jean
d'Endor vient
aussi avec deux disciples.
"Mais où est Margziam, je ne le vois pas ?" demande Pierre.
"En promenade sur le chameau. Personne de vous ne l'écoutait... Je l'ai
vu triste et j'y ai remédié."
Pierre, Mathieu et Simon se souviennent: "Ah ! oui ! Il
parlait des chameaux… et des caroubes. Mais moi, j'avais sommeil !"
"Moi, j'avais des comptes à faire, pour te rendre compte de ce que
j'avais reçu des géraséniens et de ce que j'avais
donné en aumônes"
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444> "Et Moi, je parlais de la foi avec ton
frère !"
"Peu importe. J'y ai pensé Moi. Pourtant, incidemment, je vous dis que
c'est de l'amour de s'occuper des jeux d'un enfant... Mais parlons d'autre
chose. Au dehors, la ville est toute en fête. De notre sabbat, il n'y a que
le souvenir, que celui d'une réjouissance générale. Alors, il vaut mieux
rester à l'intérieur, d'autant plus que s'ils veulent, ils peuvent nous
trouver. Ils savent où nous sommes. Voilà Alexandre qui passe en revue ses
chameaux. Maintenant je vais lui dire qu'il en manque un, par ma faute."
Jésus s'en va rapidement trouver le marchand et lui parle. Ils reviennent
ensemble. Le marchand dit : "Très bien, il s'amusera et la course
au soleil lui fera du bien. Tu peux être sûr que l'homme le traitera bien. Calipio est un brave homme. En échange de la course, je
te demande de me dire quelque chose. Cette nuit, je pensais à tes paroles...
à celles entendues à Ramot, entre Toi et la femme, à celles d'hier. Hier il me semblait monter sur une montagne élevée
comme celles des terres que j'habite, qui ont réellement leurs sommets dans
les nuages, Tu m'amenais en haut, en haut, en haut. Il me semblait que
j'étais pris par un aigle, un de ceux de notre plus grande montagne, la
première sortie du Déluge. Je voyais des choses nouvelles, jamais imaginées,
tout n'était qu'une lumière... Et je les comprenais. Ensuite, elles se sont
brouillées. Dis encore."
"Que dois-je dire ?"
"Mais, je ne sais pas... Tout était beau. Tu parlais qu'on se
retrouverait au Ciel... J'ai compris qu'on s'y aimerait différemment mais
pourtant également. Par exemple, nous n'aurons plus les soucis de maintenant
et pourtant nous serons tous pour un et un pour tous, comme si nous étions
une seule famille, Je m'exprime mal ?"
"Non, au contraire ! Nous serons
une seule famille même avec les vivants. Les âmes ne sont pas séparées par la
mort. Je parle des justes. Ils forment une seule grande famille. Imagine un
grand temple où il y a des gens qui adorent et prient et d'autres qui se
fatiguent. Les premiers prient aussi pour ceux qui se fatiguent, les seconds
travaillent pour ceux qui prient. Il en est ainsi des âmes. Nous nous
fatiguons sur la terre ; eux, nous soutiennent par leurs prières. Mais
nous devons offrir nos souffrances pour leur donner la paix. C'est une chaîne
sans fin. C'est l'Amour qui lie ceux qui ont été avec ceux qui sont. Et ceux
qui sont doivent être bons pour pouvoir retrouver ceux qui ont été et qui
nous désirent avec eux."
Sintica fait un geste involontaire, qu'elle arrête tout de suite.
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445> Mais Jésus la voit et l'invite à sortir de la réserve que
la femme garde toujours.
"Je réfléchissais... et cela fait
plusieurs jours que j'y réfléchis et pour dire vrai, cela me trouble, car il
me semble que croire à ton Paradis c'est perdre pour toujours ma mère et mes
sœurs..." un sanglot brise la voix de Sintica qui s'arrête pour ne pas
pleurer.
"Quelle est cette pensée qui te trouble à ce point ?"
"Maintenant je crois en Toi. Ma Mère, je ne puis la voir autrement que
païenne. Elle était bonne... Oh ! tellement ! Et tellement mes
sœurs ! La petite Ismène était la meilleure créature que la terre ait
portée. Mais elles étaient païennes... Or moi, tant que j'étais comme elles,
je pensais à l'Hadès et je
disais : "Nous nous réunirons". Maintenant il n'y a plus
d'Hadès, Il y a ton Paradis, le Royaume des Cieux pour ceux qui ont servi
avec justice le Dieu Vrai. Et ces pauvres âmes ! Ce n'est pas leur faute
si elles sont nées grecques ! Aucun des prêtres d'Israël n'est venu nous
dire : "Le Vrai Dieu, c'est le nôtre". Et alors ? Leurs
vertus, rien ? Leurs souffrances, rien ? Et ténèbres éternelles et
éternelle séparation de moi ? Je te le dis : un tourment ! Il
me semble presque les avoir reniées. Pardon, Seigneur... Je pleure..."
et elle s'agenouille en pleurant désolée.
Alexandre Misace dit : "Voilà ! Je
me demandais moi aussi si, en devenant un juste, je retrouverais jamais le
père, la mère, les frères, les amis..."
Jésus met ses doigts sur la tête brune de Sintica et dit : "Il y a
faute quand en connaissant le Vrai on persiste dans l'Erreur. Pas quand on
est convaincu d'être dans la Vérité et qu'aucune voix n'est venue dire :
"Ce que je vous apporte est la Vérité. Laissez vos chimères pour cette
Vérité et vous aurez le Ciel". Dieu est juste. Veux-tu qu'Il ne
récompense pas la vertu si elle s'est formée toute
seule au milieu de la corruption d'un monde païen ? Donne-toi la paix,
ma fille."
"Mais la faute d'origine ? Mais le culte infâme ?
Mais..." Autre chose serait dite par les israélites qui oppresserait
l'âme déjà affligée de Sintica, si Jésus par un geste n'avait, imposé le
silence.
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446> Il dit : "La faute d'origine est
commune à tous, israélites ou non. Ce n'est pas une prérogative des païens. Le
culte païen sera coupable du moment où sera diffusée dans le monde la Loi du
Christ. La vertu sera toujours vertu aux yeux de Dieu. Et par mon union avec
le Père je dis, et je dis en son nom, en traduisant par des paroles la Pensée
très Sainte, que les voies du pouvoir miséricordieux sont si grandes et
tendent toutes à réjouir les vertueux que seront enlevées les barrières d'une
âme à une autre âme et que la paix existera pour ceux qui méritent la paix.
Non seulement cela. Je dis qu'à l'avenir ceux qui, convaincus d'être dans la
Vérité suivront la religion de leurs pères avec justice et sainteté, ne
seront pas mal vus par Dieu et punis par Lui. C'est la malice, la mauvaise
volonté, le refus délibéré de la Vérité connue, et surtout d'attaquer la
Vérité révélée et de la combattre, c'est la vie vicieuse, qui séparera
réellement pour toujours les âmes des justes de celles des pécheurs. Relève
ton esprit abattu, Sintica. Cette mélancolie est un assaut infernal, qui
vient de la colère que Satan éprouve contre toi, proie pour toujours perdue
pour lui. L'Hadès n’existe pas. Il y a mon Paradis. Il ne cause pas la
douleur, mais au contraire la joie. Rien, qui vient de la Vérité, ne doit
être une cause d'abattement ou de doute, mais au contraire une force pour
toujours croire davantage et avec une joyeuse sécurité. Mais toi, dis-moi
toujours tes raisons. Je veux en toi une lumière tranquille et stable comme
celle du soleil"
Sintica, qui est encore à genoux, Lui prend la main et la baise... Le crrr, crrr du
chamelier fait comprendre que le chameau va rentrer au pas, sans faire de
bruit sur l'herbe épaisse qui est en dehors de la porte postérieure qu'un
serviteur ouvre tout de suite. Et Margziam revient, heureux, tout rouge de la
course : un tout petit bonhomme hissé en haut de la croupe du chameau et
qui rit en agitant les bras, pendant que le chameau s'agenouille, et qui
glisse en bas de la selle bizarre, en caressant le brun chamelier. Et puis il
court vers Jésus en criant : "Que c'est beau ! C'est sur ces
bêtes que sont venus pour t'adorer les sages d'Orient ? Et moi, j'irai
avec eux pour te prêcher partout ! Le monde semble plus grand vu de
là-haut et il dit : "Venez, venez, vous qui savez la Bonne
Nouvelle !" Oh ! Tu sais ? ... Même cet homme en a
besoin... Et toi aussi, marchand, et tous tes serviteurs... Que de gens qui
l'attendent et qui meurent sans qu'ils puissent l'avoir... Plus de gens que
de grains de sable dans le fleuve. Tous, sans Toi, Jésus ! Oh !
mais fais vite de la dire à tous !" et il s'accroche à ses côtés en
levant la tête. Et Jésus se penche et l'embrasse, en promettant :
"Tu verras le Royaume de Dieu évangélisé jusqu'aux confins les plus
lointains de Rome. Es-tu content ?"
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