Vision
du vendredi 19 octobre 1945
542> Le métier à tisser est au
repos, car Marie et Sintica cousent vivement les étoffes apportées par le Zélote. Les
morceaux des vêtements, déjà taillés, sont pliés en tas bien rangé sur la
table, couleur par couleur, et de temps à autre, les femmes en prennent un
morceau, en le faufilant ensuite sur la table, de sorte que les hommes sont
repoussés vers le coin où se trouve le métier au repos, tout près, mais sans
s'y intéresser, du travail des femmes. Il y a là aussi les deux apôtres, Jude et Jacques
d'Alphée, qui de leur côté regardent le travail féminin sans poser de
questions mais, je crois, pas sans curiosité.
Et les deux cousins parlent de leurs frères, en particulier de Simon qui les a accompagnés jusqu'à la porte et puis s'en est allé
"parce qu'il a un enfant souffrant" dit Jacques pour apaiser la nouvelle et excuser son frère. Jude est plus
sévère et il dit : "C'est justement pour cela qu'il aurait dû venir,
mais il semble que lui aussi soit devenu hébété. Comme tous les nazaréens,
d'ailleurs, si on met à part Alphée et les deux disciples et
qui sait maintenant où ils sont. On comprend que Nazareth n'a rien d'autre de
bon. La bonté, elle l'a crachée toute entière comme si elle avait une saveur
désagréable à notre ville..."
"Ne parle pas ainsi, prie Jésus. N'empoisonne pas ton esprit... Ce n'est
pas leur faute…"
"De qui, alors?"
"De tant de choses... Ne cherche pas. Mais Nazareth n'est pas toute
entière ennemie. Les enfants..."
"Parce que ce sont des enfants."
"Les femmes..."
"Parce que ce sont des femmes. Mais ce ne seront pas les enfants et les
femmes qui affermiront ton Royaume."
"Pourquoi, Jude ? Tu es dans l'erreur. Les enfants d'aujourd'hui
seront justement les disciples de demain, ceux qui propageront le Royaume sur
toute la terre. Et les femmes... pourquoi ne peuvent-elles pas le
faire ?"
"Tu ne pourras certainement pas faire des femmes des apôtres. Elles
seront tout au plus des femmes disciples, comme tu as dit, pour aider les
disciples."
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543> "Tu changeras d'avis sur tant de choses
à l'avenir, mon frère. Mais Moi, je n'essaie même pas de te faire changer
d'avis. Je me heurterais à une mentalité qui te vient de
siècles d'idées et de préjugés erronés sur la femme. Je te prie seulement
d'observer, de remarquer, en toi, les différences que tu vois entre les femmes disciples et les disciples, et
de remarquer, impartialement, comment elles répondent à mon enseignement. Tu
verras, en commençant par ta mère qui, si on veut, a été la première des
femmes disciples dans l'ordre du temps et de l'héroïsme, et l'est toujours,
en tenant tête courageusement à un pays qui se moque d'elle parce qu'elle m'est
fidèle, en résistant même aux voix de son sang qui ne lui épargne pas les
reproches parce qu'elle m'est fidèle, tu verras que les femmes sont
meilleures que vous."
"Je le reconnais, c'est vrai. Mais à Nazareth même les femmes disciples,
où sont-elles ? Les filles d'Alphée, les
mères d'Ismaël et d'Aser et
leurs sœurs. Et c'est tout. Trop peu. Je voudrais ne plus venir à Nazareth
pour ne pas voir tout cela."
"Pauvre mère ! Tu lui donnerais une grande douleur" dit Marie en
intervenant dans la conversation.
"C'est vrai" dit Jacques. "Elle espère tant d'arriver à
réconcilier nos frères avec Jésus et nous. Je crois qu'elle ne désire que
cela. Mais ce n'est certainement pas en restant éloignés que nous le ferons.
Jusqu'à présent je t'ai donné raison en restant isolé mais, à partir de
demain, je veux sortir, approcher celui-ci ou celui-là... Car, si nous devons
avoir à évangéliser même les gentils, pourquoi n'évangéliserions-nous pas
notre ville ? Moi, je me refuse à la croire tout entière mauvaise,
impossible à convertir."
Jude Thaddée ne réplique pas, mais il est visiblement inquiet.
Simon le Zélote qui était resté toujours silencieux, intervient :
"Moi, je ne voudrais pas insinuer des soupçons. Mais permettez que, pour
soulager votre esprit, je vous pose une question. Celle-ci : êtes-vous
sûrs que dans la réserve de Nazareth il n'y ait pas des forces étrangères
venues d'ailleurs, qui ici travaillent bien d'après un élément qui devrait,
si on raisonnait avec justice, donner les meilleures garanties pour donner la
certitude que le Maître est le Saint de Dieu ? La connaissance de la vie parfaite de Jésus,
citoyen de Nazareth, devrait rendre plus facile aux nazaréens de l'accepter
comme le Messie
promis. Moi, plus que vous et avec moi beaucoup d'hommes de mon âge, à
Nazareth, nous avons connu, au moins de réputation, des prétendus Messies. Et
je vous assure que leur vie intime démentait en eux la plus obstinée
affirmation de messianité.
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544> Rome les a poursuivis
férocement comme rebelles, Mais en dehors de l'idée politique, que Rome ne
pouvait permettre, là où elle règne, l'existence de ces faux Messies,
pour de nombreuses raisons particulières, ils auraient mérité d'être punis.
Nous les agitions et les soutenions parce qu'ils nous servaient à nourrir
notre esprit de révolte contre Rome. Nous les secondions parce que, obtus
comme nous l'étions, nous voulions voir en eux le "roi" promis.
Cela jusqu'à ce que le Maître ait manifesté clairement la vérité et
malheureusement, malgré cela, nous ne croyons pas comme nous devrions,
c'est-à-dire totalement. Ces faux Messies berçaient notre esprit affligé,
d'espérances d'indépendance nationale et de rétablissement du royaume
d'Israël. Mais, oh ! misère ! Quel royaume instable et corrompu
cela aurait été ?! Non, vraiment proclamer ces faux Messies rois
d'Israël et fondateurs du Royaume promis, c'était avilir l'idée messianique.
Chez le Maître, à la profondeur de la doctrine s'unit la sainteté de la vie.
Et Nazareth le connaît comme aucune autre ville. Je ne pense même pas à
accuser Nazareth d'incroyance à cause du caractère surnaturel de sa venue
qu'eux, les nazaréens, ignorent. Mais la vie ! Mais sa vie !...
Maintenant tant de rancœur, tant d'impénétrable résistance... Mais que
dis-je ! Une résistance si développée ne pourrait-elle avoir pour
origine des manœuvres ennemies ? Nous les connaissons les ennemis de
Jésus. Nous savons ce qu'ils valent. Croyez-vous qu'il n'y a qu'ici qu'ils
soient inactifs et absents, si partout ils nous ont ou précédés ou
accompagnés ou suivis pour détruire l’œuvre du Christ ? N'accusez pas
Nazareth comme l'unique coupable. Mais pleurez sur elle dévoyée par les
ennemis de Jésus."
"Tu as bien parlé Simon. Pleurez sur elle..." dit Jésus. Et il est
attristé.
Jean d'Endor observe : "Tu as bien parlé aussi en disant que les
éléments favorables deviennent défavorables Car l'homme use rarement de
justice dans sa réflexion. Ici, le premier obstacle est l'humilité de la
naissance, l'humilité de l'enfance, l'humilité de l'adolescence, l'humilité
de la jeunesse de notre Jésus. L'homme oublie que la vraie valeur se cache
sous des apparences modestes alors que la nullité se déguise en êtres
puissants pour s'imposer à la foule."
"C'est possible... Mais rien ne change ma pensée au sujet de mes
concitoyens. Quelque chose qu'on ait pu leur dire, ils devaient savoir juger
d'après les œuvres réelles du Maître et non d'après les paroles
d'inconnus."
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545> Un long silence, rompu
seulement par le bruit de la toile que la Vierge coupe en bandes pour en
faire des volants. Sintica n'a jamais parlé tout en restant très attentive.
Elle garde toujours son attitude de profond respect, de réserve qui ne
se fait moins rigide qu'avec la Vierge et l'enfant. Mais maintenant l'enfant
s'est endormi, assis sur un banc, juste aux pieds de Sintica et la tête
appuyée sur les genoux de celle-ci, sur son bras replié; Aussi elle ne bouge
pas et elle attend que Marie lui passe les morceaux d'étoffe.
"Quel sommeil innocent ! Il sourit..." remarque Marie en se
penchant sur le petit visage du dormeur.
"Qui sait à quoi il rêve ?" dit en souriant Simon.
"C'est un enfant très intelligent" dit Jean.
"Il apprend rapidement et il veut avoir des explications claires. Il
pose des questions, très subtiles et il veut des réponses claires. Sur tout.
Je reconnais que parfois je suis embarrassé sur la réponse à donner. Ce sont
des raisonnements supérieurs à son âge et aussi à mes possibilités
d'explication."
"Oui! Comme ce jour... Te rappelles-tu, Jean ? Tu avais deux élèves
très difficiles, ce jour-là ! Et très ignorants !" dit Sintica
en souriant légèrement et en fixant le disciple de son regard profond.
Jean sourit à son tour et dit : "Oui. Et vous avez un maître très
incapable qui doit appeler à son secours la vraie Maîtresse... car, dans
aucun des nombreux livres que j'avais lus, je n'avais trouvé la réponse à
donner à un enfant, sot pédagogue que j'étais. C'est signe que je suis un
pédagogue encore ignorant."
"La science humaine est encore de l'ignorance, Jean. Ce n'est pas le
pédagogue, mais ce qu'on lui avait donné pour l'être qui était insuffisant.
La pauvre science humaine ! Oh ! comme elle me semble
mutilée ! Cela me fait penser à une déité qui était honorée en Grèce. Il
fallait le matérialisme païen pour pouvoir croire qu'étant privée d'ailes, la
victoire serait pour toujours en possession des grecs ! Non seulement ce
furent les ailes pour la Victoire, mais la liberté nous fut enlevée... Il
aurait mieux valu qu'elle eût des ailes, d'après notre croyance. Nous aurions
pu la croire capable de voler pour dérober les foudres célestes afin de
flécher les ennemis. Mais dans l'état où elle était, elle ne donnait pas
l'espérance mais le découragement, mais une parole de tristesse. Je ne
pouvais la voir sans souffrir... Elle me paraissait souffrante, avilie par sa
mutilation. Un symbole de douleur et non pas de joie... Et elle le fut. Mais comme pour la Victoire l'homme agit
avec la Science. Il lui mutile les ailes qui permettraient d'atteindre le
savoir du Surnaturel, en lui donnant des clefs pour ouvrir tant de secrets du
connaissable et de la création. Ils ont cru et ils croient la tenir captive
en lui mutilant les ailes... Ils n'en ont fait qu'une déficiente... La
science ailée ce serait la Sagesse. Comme elle est, ce n'est
qu'une compréhension partielle."
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546> "Et ma Mère vous a
répondu ce jour-là ?"
"Avec une clarté parfaite et une chaste parole, pouvant être entendue
par un enfant et deux adultes de sexe différent sans que personne eût à
rougir."
"Sur quoi portait-elle ?"
"Sur la faute d'origine, Maître. J'ai écrit l'explication de ta Mère
pour m'en souvenir" dit encore Sintica, et Jean
d'Endor dit
aussi : "Moi de même. Je crois que c'est une chose sur laquelle on nous
interrogera beaucoup, si un jour on va parmi les gentils. Moi, je ne pense
pas y aller parce que..."
"Pourquoi, Jean ?"
"Parce que j'ai peu de temps à vivre."
"Mais tu y irais volontiers ?"
"Plus que beaucoup d'autres en Israël, parce que je n'ai pas de
préventions. Et aussi... Oui, aussi pour cela. J'ai donné le mauvais exemple
parmi les gentils, à Cintium, et en Anatolie.
J'aurais voulu arriver à faire le bien où j'ai fait du mal. Le bien à
faire : apporter ta parole là-bas, te faire connaître... Mais ce serait
trop d'honneur... Je ne le mérite pas."
Jésus le regarde en souriant, mais ne dit rien à ce sujet. Il demande :
"Et vous n'avez pas d'autres questions à me poser ?"
"Moi, j'en ai une. Elle m'est venue l'autre soir, quand tu parlais de
l'oisiveté avec l'enfant. J'ai cherché à me donner une réponse, mais sans y
réussir. J'attendais le sabbat pour te la faire, quand les mains sont
inoccupées et que notre âme, entre tes mains, s'élève vers Dieu" dit
Sintica.
"Pose maintenant ta question pendant que l'on attend l'heure du
repos."
"Voici, Maître. Tu as dit que si quelqu'un s'attiédit dans le travail
spirituel, il s'affaiblit et se prédispose aux maladies de l'esprit. N'est-ce
pas ?"
"Oui, femme."
"Maintenant cela me semble en opposition avec ce que j'ai entendu de Toi
et de ta Mère sur la faute d'origine, ses effets en nous, la libération de
cette faute par ton intermédiaire. Vous m'avez enseigné que par la Rédemption
sera annulée la faute d'origine. Je crois ne pas me tromper en disant qu'elle
sera annulée non pas pour tous, mais seulement pour ceux qui croiront en
Toi."
"C'est vrai."
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547> "Je laisse donc
les autres et je prends un de ces sauvés. Je le considère après les effets de
la Rédemption. Son âme n'a plus la faute d'origine. Elle revient donc en
possession de la Grâce comme l'avaient les premiers Parents. Cela ne lui
donne-t-il pas alors une vigueur, qu'aucune langueur ne peut attaquer ?
Tu diras : "L'homme fait aussi des péchés personnels". C'est
d'accord, mais je pense qu'eux aussi tomberont avec ta Rédemption. Je ne te
demande pas comment. Mais je suppose que pour témoigner qu'elle a vraiment
existé - et je ne sais pas d'ailleurs comment elle se produira, bien que tout
ce qui se rapporte à Toi dans le Livre sacré fasse trembler, et j'espère
qu'il s'agit d'une souffrance symbolique, limitée au moral, bien que la
douleur morale ne soit pas une illusion mais un spasme peut-être plus atroce
que le spasme physique - je suppose que tu laisseras, des moyens, des
symboles. Toutes les religions en ont et on les appelle alors des mystères...
Le baptême actuel en vigueur en Israël, en est un, n'est-ce pas ?"
"Oui. Et il y aura, avec des noms différents de ceux que tu leur donnes,
dans ma religion aussi des signes de ma Rédemption appliqués aux âmes
pour les purifier, les fortifier, les éclairer, les soutenir, les nourrir,
les absoudre."
"Et alors ? Si elles sont absoutes aussi des péchés personnels,
elles seront toujours en grâce... Comment alors seront-elles faibles et
prédisposées à des maladies spirituelles ?"
"Je t'apporte une comparaison. Prenons
un enfant qui vient de naître de parents très sains, sain et robuste lui
aussi. Il n'y a en lui aucune tare physique, héréditaire. Son organisme est
parfait pour le squelette et les organes. Il jouit d'un sang qui est sain. Il
a, par conséquent, tout ce qui est requis pour grandir fort et sain, parce
qu'aussi la mère a un lait abondant et nourrissant. Mais dès le premier
instant de sa vie, il est atteint par une très grave maladie, dont on ne
connaît pas la cause. Une maladie vraiment mortelle. Il s'en tire
difficilement, grâce à la pitié de Dieu qui lui garde la vie, déjà sur le
point de quitter son petit corps. Eh bien, crois-tu qu'après cela cet enfant
sera robuste comme s'il n'avait pas eu ce mal ? Non, il y aura une
faiblesse permanente en lui. Même si elle n'est pas visible, elle existera et
le prédisposera aux maladies qu'il aurait évitées s'il n'avait pas été
malade. Quelque organe ne sera plus intègre comme avant. Son sang sera moins
résistant et moins pur qu'auparavant, toutes raisons pour lesquelles il
contractera plus facilement des maladies et celles-ci, quand elles
l'atteindront, le prédisposeront à tomber de nouveau malade.
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548> Il en est de même dans
le domaine spirituel. La Faute d'origine sera effacée chez ceux qui croient
en Moi. Mais l'esprit conservera une tendance au péché que sans la Faute
originelle il n'aurait pas eue. C'est pour cela qu'il faut surveiller et
soigner continuellement son esprit comme le fait une mère soucieuse pour son
cher petit resté affaibli à la suite d'une maladie infantile. Il faut donc
éviter l'oisiveté et être toujours actif pour fortifier les vertus. Si
quelqu'un tombe dans la paresse ou la tiédeur il sera plus facilement séduit
par Satan. Et tout péché grave, parce qu'il ressemble à une grave rechute, le
disposera toujours plus à l'infirmité et à la mort de l'esprit. Au contraire,
si rendue par la Rédemption, la Grâce est aidée par une volonté active et
infatigable, voilà qu'elle se garde. Et non seulement cela. Mais elle grandit
associée aux vertus conquises par l'homme. Sainteté et Grâce ! Quelles
ailes sûres pour voler vers Dieu ! As-tu compris ?"
"Oui, mon Seigneur. Toi, c'est-à-dire la Trinité très sainte, vous
donnez à l'homme la base qu'il lui faut. L'homme, grâce à son travail et à
son attention, doit éviter sa destruction. J'ai compris, Tout péché grave détruit la Grâce,
c'est-à-dire la santé de l'esprit. Les signes que tu nous laisseras rendront la
santé, c'est vrai, mais le pécheur obstiné, qui refuse la lutte contre le
péché, deviendra à chaque fois plus faible même si chaque fois il reçoit le
pardon. Il faut donc lutter pour ne pas périr. Merci, Seigneur... Margziam
s'éveille. Il est tard..."
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