Vision du mardi 21 mai 1946
336> Ou plutôt un nouveau
commencement de sabbat, car le coucher de soleil du vendredi commence
lorsque, toutes en sueur mais joyeuses, arrivent Myrta et Noémi, avec
le jeune Abel.
Elles descendent de leurs mulets qu'Abel conduit ailleurs, certainement dans
une écurie d'amis, peut-être des deux âniers de Nazareth devenus disciples, et
elles entrent par la porte de l'atelier ouverte pour aérer la pièce où il y a
peu de temps la chaleur de la cheminée rustique s'était rendue complice de la
grande chaleur estivale.
Thomas est
en train de ranger ses outils et Simon
balaie la sciure, pendant que Jésus nettoie les récipients,
grands et petits, de colle et de peinture.
"Paix à Toi, Maître, et à vous disciples" saluent les femmes en
s'inclinant beaucoup dès l'entrée, pour finir par se prosterner aux pieds de
Jésus après avoir traversé l'atelier !
"Paix à vous. Vous êtes très fidèles ! Venir par cette
chaleur !"
"Oh ! ce n'est rien ! On est si bien ici, qu'on oublie tout.
Ta Mère, où est-elle ?"
"Elle est à côté en train de finir un vêtement d'Aurea. Allez-y
aussi."
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337> Les deux s'en vont rapidement avec leurs sacs, et l'on entend
leurs voix claires, plutôt basses, qui se fondent avec la voix encore
aigrelette d'Aurea et la voix argentine de Marie.
"Maintenant elles vont être heureuses !" dit Thomas.
"Oui. Ce sont deux braves femmes" répond Jésus.
"Maître, Myrta, en plus de conserver le fils qu'elle avait, a acquis une
nouvelle enfant. Et en un peu plus d'un an..." dit le Zélote.
"Oui, en un peu plus d'un an ! Il y a déjà plus d'un an que Marie de Lazare s'est convertie. Comme le temps passe ! Il me semble
que c'était hier... Que de choses, l'an dernier ! Quelle belle retraite
avant l'élection ! Puis Jean d'Endor, puis Margziam ! Puis Daniel
de Naïm et puis Marie de
Lazare et puis Sintica !... Mais où peut être Sintica ? Moi j'y pense souvent
et je ne sais pas comprendre pourquoi..." Thomas finit par parler seul
car Jésus et Simon ne lui répondent pas mais, au contraire, ils sortent pour
se laver dans le jardin afin de rejoindre les femmes disciples.
Abel de Bethléem de Galilée revient et il trouve encore Thomas en train de
réfléchir devant la place où généralement il travaille, perdu dans ses
pensées et déplaçant ses menus chefs-d’œuvre d'orfèvre.
"Tu as trouvé du travail ?" lui demande le disciple en se
penchant sur ces menus objets.
"Oh ! j'ai fait plaisir à toutes les femmes de Nazareth. Je
n'aurais, jamais supposé qu'il y aurait tant de broches, tant de bracelets et
de colliers et de lys à réparer. J'ai même dû prier Mathieu de m'apporter du
métal de Tibériade. Je me suis fait une clientèle... ah ! ah ! (et
il rit, tout joyeux) comme mon père lui-même n'en a pas. Il est vrai que je ne demande pas d'argent..."
"Tu perds tout ?"
"Non. Je prends seulement la valeur du métal. Le travail, j'en fais
cadeau."
"Tu es généreux."
"Non. Je suis sage. Je ne reste pas à rien faire. Je donne un exemple de
travail et de détachement de l'argent et je prêche... Tais- toi! je crois
avoir prêché davantage en agissant ainsi sans dire une parabole, sans avoir
dit un mot dans la synagogue, que si j'avais parlé continuellement. Et
puis... Je fais mon apprentissage. Je me suis promis que c'est par le travail
que je ferai de la propagande quand je devrai aller prêcher Jésus parmi les
infidèles. Et je m'y entraîne."
"Tu es sage comme orfèvre et comme apôtre."
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338> "Je m'efforce de l'être par amour pour Jésus. Alors, tu as une
sœur ? Traite-la bien, sais-tu ? C'est comme une petite colombe de nid,
je te le dis, moi qui, par mon métier; suis habitué à traiter avec les
femmes. Une petite colombe ingénue, qui a eu grand peur de l'épervier, et qui
cherche pour se défendre des ailes maternelles et fraternelles. Si ta mère
n'avait pas voulu l'avoir, moi, je l'aurais demandée pour ma sœur jumelle. Un
enfant de plus, un de moins ! Elle est si bonne, ma sœur, tu
sais ?"
"Ma mère aussi. Elle a perdu une petite quand elle est restée veuve.
Peut-être son lait avait tourné dans la douleur de la mort de son époux... Je
m'en souviens à peine de cette petite sœur... et peut-être je ne m'en
souviendrais plus si ma mère ne la pleurait souvent et si toute petite pauvre
de Bethléem n'avait pas eu droit à la nourriture et aux vêtements de notre
maison en souvenir de la petite morte... Mais ayant grandi auprès de ma mère
seulement, j'ai fini par avoir un grand amour pour les petites... Elle, je
vois qu'elle n'est plus une toute petite... mais je la verrai comme telle,
pour son cœur, si elle est comme ma mère et Noémi et toi, vous dites..."
"Sois-en certain. Allons à côté..."
Dans l'autre pièce, c'est-à-dire dans la petite salle à manger, se trouvent
les femmes, Jésus et le Zélote. Et Myrta, qui est venue avec déjà une grande
espérance, est en train de conquérir Aurea en lui essayant un vêtement de lin
qu'elle a cousu pour la fillette.
"Elle lui va vraiment bien" dit-elle en le lui enlevant et en la
caressant pendant qu'elle lui rajuste le vêtement qui s'était chiffonné quand
on mettait le neuf.
"Il va très bien. Mais tout ira bien. Tu verras, ma fille... Oh !
voilà mon Abel. Avance, fils. Voici Aurea. Maintenant elle va être à nous, tu
le sais ?"
"Je le sais, mère, et je me réjouis avec toi.» Il regarde la fillette...
il l'étudie... ses yeux sombres se fixent et se perdent dans les larges iris
couleur de ciel pâle. L'examen le satisfait. Il lui sourit et lui dit :
"Nous nous aimerons dans le Seigneur qui nous a sauvés, et nous
l'aimerons et nous le ferons aimer. Je serai pour toi un frère spirituel et
affectueux. Je le promets devant le Maître et devant ma mère" et avec un
beau sourire limpide de jeune homme pur, en route déjà vers une haute
spiritualité, il lui tend sa main forte et brune.
Aurea reste hésitante et puis, en rougissant, met sa main gauche dans la main
droite qu'on lui présente et elle dit : "C'est ainsi que nous
agirons, dans le Seigneur."
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339> Les adultes sourient entre eux...
"Ici, on peut entrer sans frapper aux portes..."
"Voici Simon de Jonas ! Cette fois il n'a pas résisté à la
tentation..." dit en riant Thomas tout en courant dehors.
"Oui, je n'ai pas résisté... Paix à Toi, Maître !" Il embrasse
Jésus qui lui rend son baiser. "Qui peut résister ?" Il voit
Marie et il s'incline pour la saluer, puis il reprend : "Cependant,
par scrupule, nous sommes passés par Tibériade et nous avons cherché Judas,
pour que... nous soyons tous, hein ? Les autres sont en train de venir,
Margziam aussi... Je disais donc que nous sommes passés par Tibériade.
Hum ! oui ! pour chercher Judas, pour le cas où... il aurait pensé,
au moins au quatrième sabbat, venir à Capharnaüm... Il aurait été ennuyeux
que nous fussions tous partis... Et nous l'avons trouvé... oui ! Ou plutôt
c'est Isaac qui l'a trouvé en allant saluer Jonathas... En effet, Isaac a
fini par venir à Capharnaüm pour t'attendre avec je ne sais combien de
disciples restés là pour devenir plus sages sous la conduite d'Hermas et
d'Etienne, de ton fils, Noémi, et du prêtre Jean... Mais Isaac est venu avec
nous, parce que lui aussi meurt de l'envie de te voir... Et, pauvre
Isaac ! il n'a pas été très bien accueilli par Judas, Mais Isaac doit
avoir détruit toute impatience, tout ressentiment, tout emportement pendant
sa longue maladie... Il ne réagit jamais ! Même si on le gifle, il
sourit... Quel homme paisible ! Bien. Il nous a dit : "Judas,
moi, je l'ai vu. Il ne vient pas. N'insistez pas". J'ai compris. J'ai
dit : "Il t'a mal répondu ! Dis-le. Je suis le chef et je dois
savoir..." "Oh ! non" a-t-il répondu. "Il ne m'a pas
mal répondu, lui, mais son mal. Il faut le plaindre..."... Et
plaignons-le... Nous voici, en somme. Et bienheureux de... Voici les
autres..."
Et avec les autres, il y a aussi Jude et Jacques d'Alphée avec leur
mère et les disciples de
Nazareth : Aser, Ismaël et Simon
d'Alphée et aussi, chose rare,
Joseph
d'Alphée.
Ils se déchargent de
leurs sacs : Nathanaël a apporté du miel et Philippe un panier de raisin blond comme les cheveux
d'Aurea. Pierre, du poisson mariné, et de même les fils de Zébédée. Mathieu, qui n'a pas de maison tenue par des femmes
et par conséquent n'a rien de bon, a apporté une jarre pleine de terre et
dedans un mince tronc que je dirais d'après le feuillage, un citronnier ou un
oranger ou quelque autre agrume, et il explique : "Il donne des
primeurs... il faut être allé à Cyrène pour en avoir. Moi, je connais quelqu'un qui
y est allé, un du fisc comme moi autrefois. Maintenant il est en retraite à Ippo. J'y suis allé pour qu'il me donne le plant parce qu'il faut le mettre en place à la
nouvelle lune. Il donnera de bons et beaux fruits. La fleur a un parfum suave
et ressemble à une étoile de cire, une étoile comme ton nom... Voici" et
il offre la plante à Marie.
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340> "Mais quelle fatigue tu as eue de
porter ce poids, Mathieu" Je te suis reconnaissante. Mon jardin se fait
de plus en plus beau grâce à vous. Le camphrier de Porphyrée, les roses de Jeanne, ta plante rare, Mathieu, les autres
plantes à fleurs apportées par Judas de Kériot... Que de belles choses, comme vous êtes
tous bons pour la Mère de Jésus !"
Les apôtres sont tous émus, pourtant ils se regardent entre eux quand Marie
nomme Judas.
"Oui. Ils t'aiment bien, mais nous aussi t'aimons bien" dit avec
sérieux et fierté Joseph d'Alphée.
"Certainement ! Vous êtes les chers fils d'Alphée, mon parent, et
de Marie si bonne. Et vous m'aimez bien. Mais cela est naturel, nous sommes
parents... Eux, par contre, ne sont pas de notre sang et pourtant ils sont
pour moi comme des fils, comme des frères pour Jésus, tant ils l'aiment et le
suivent..."
Joseph saisit l'allusion et il s'éclaircit la voix en cherchant ses mots...
Il les trouve... Il dit : "Bien sûr ! Mais si moi je ne suis
pas encore avec eux, c'est parce que je pense aux conséquences pour Lui, pour
toi... et... et... En somme, c'est de l'amour, le mien aussi, spécialement
pour toi, pauvre femme, qui restes seule trop longtemps... Et je suis venu
dire à Jésus que je suis content qu'il se soit souvenu aussi des besoins de
Sa Mère et qu'il ait fait ce qui était utile ici...» et, content d'être le chef
de la parenté, et de pouvoir louer et réprimander, il se plaît à louanger
Jésus pour tous les travaux de menuiserie, de peinture et autres, faits
pendant ce mois : "C'est ce qu'il faut faire ! Maintenant on
voit que cette femme a un fils ! Mais je suis heureux de pouvoir dire
que je retrouve mon sage, Jésus de Joseph. Bravo ! Bravo !"
Et le sage Jésus de Joseph, le très sage Verbe divin, humilie dans une chair,
doux et humble, accueille les louanges mêlées aux... conseils autoritaires du
cousin Joseph avec un sourire si doux qu'il sert à freiner toute réaction
apostolique intempestive en faveur de Jésus.
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341> Et Joseph, ayant pris le vent, et voyant qu'on l'écoute ainsi
ne se borne pas à cela, mais il continue: "Je veux espérer que désormais
Nazareth n'aura plus l'occasion de voir une pauvre mère abandonnée et son
fils qui, imprudent, sort des sentiers battus pour suivre des chemins qui ne présentent pas de sécurité dans leurs buts et
leurs conséquences. J'en parlerai avec mes amis, avec le chef de la
synagogue... Nous te pardonnerons... Oh ! Nazareth sera bien heureuse de
te rouvrir ses bras comme à un fils qui revient. Et qui revient exemple de
vertu pour tous les habitants. Dès demain, moi-même, je t'accompagnerai à la
synagogue et..."
Jésus lève la main pour imposer silence et calme, mais avec décision il
dit : "Dans la synagogue, comme fidèle, certainement j'y irai comme
j'y suis allé aux autres sabbats. Mais il ne faut pas que tu plaides en ma
faveur car une heure après le coucher du soleil, je partirai pour retourner
évangéliser comme c'est mon devoir d'obéissance envers le Très-Haut."
Une grande humiliation pour Joseph !... Très grande !... Toute sa
bonhomie vole en éclats, et c'est son intransigeance hostile qui de nouveau
affleure : "C'est bien ! Mais ne viens pas me chercher à
l'heure du besoin. J'ai fait mon devoir et tes malheurs inévitables ne
retombent pas sur moi. Adieu. Ici, je suis de trop car je ne puis vous
comprendre et vous ne pouvez me comprendre. Je me retire sans rancœur, mais
très affligé... Que le Seigneur te protège, comme Il protège tous ceux qui...
sont un peu simples d'esprit, à qui il manque quelque chose... Adieu,
Marie ! Courage, pauvre Mère !"
"Adieu, Joseph. Mais ce n'est pas pour Lui, c'est pour toi que je dois
avoir courage, car tu es celui qui se trouve hors du chemin de Dieu et tu me
donnes de la douleur" dit Marie, calme, mais sûre d'elle.
"Tu es un sot, voilà ! et si tu n'étais pas maintenant chef de
famille, je te frapperais, enfant qui es de mon sang mais pas de mon
esprit..." crie Marie d'Alphée. Et elle continuerait, mais Marie la
supplie : "Tais-toi ! Par amour pour moi."
"Je me tais. Oui. Mais... Mais regardez si je dois voir parmi mes fils
un pareil bâtard !…" Le bâtard, pendant ce temps, s'en est allé
alors que la bonne Marie d'Alphée décharge tout ce qu'elle avait sur le cœur
pour ce fils têtu. Et son chagrin se fond en une crise de larmes et, en
sanglotant, elle dit ce qui la peine par-dessus tout : "Et je ne
l'aurai pas avec moi dans le Ciel, lui, je ne l'aurai pas ! Je le verrai
dans les tourments ! Oh ! Jésus ! Fais un miracle !"
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