Vision du vendredi 26 juillet 1946
515> Le lac n'est qu'une énorme
sardoine dans le chaton des collines qu'éclairent très faiblement les
étoiles, car la lune est déjà couchée. Jésus est seul dans le pavillon vert, la
tête appuyée sur ses avant-bras, posés sur la table près de la lampe dont la
lueur agonise. Mais il ne dort pas. De temps à autre, il lève la tête,
regarde encore les feuilles dépliées sur la table, que retient la lampe
placée au sommet des feuilles et ses avant-bras qui s'appuient en bas et
puis, de nouveau, il incline la tête.
Tout est silence. Le lac lui-même semble dormir dans le calme accablant de la
nuit. Puis voilà, en même temps, un bruissement du vent dans les feuillages,
le claquement solitaire d'une vague sur la rive, un changement dans la
nature, c'est comme un réveil des éléments. La pâle clarté de l'aube qui
pointe à peine est déjà une lumière, bien que l’œil ne s'en aperçoive pas
encore quand il regarde le jardin désert. C'est le miroir du lac qui donne un
reflet de ce retour de la lumière parce que sa sardoine foncée, couleur de
plomb, se fait plus clair, et lentement, par le reflet du ciel où l'aube
commence, il passe de la couleur du plomb au gris-ardoise, puis au gris-fer
pour devenir couleur d'opale et enfin le voilà qui reflète le ciel dans ses
eaux d'un bleu paradisiaque.
Jésus se lève, rassemble les feuilles, prend la lampe qui s'est
éteinte au premier souffle de la brise et il se dirige vers la maison. Il
rencontre une servante qui s'incline, puis un jardinier qui se dirige vers
les parterres, avec lequel il échange le salut. Il entre dans l'atrium où les
autres serviteurs commencent leurs premiers travaux.
"Paix à vous. Pouvez-vous appeler les miens ?"
"Ils sont déjà levés, Seigneur, et le char pour les femmes est déjà
prêt. Jeanne aussi est levée. Elle est dans l'atrium intérieur."
Jésus traverse la maison pour se rendre à l'atrium qui est du côté de la rue.
En fait tous sont rassemblés là.
"Allons. Mère, que le Seigneur soit avec toi. Marie, avec toi aussi, et
que ma paix vous accompagne. Adieu, Simon.
Porte ma paix à Salomé et aux enfants."
Jonathas ouvre le lourd portail. Dans la rue se trouve le char couvert.
La rue, entre les maisons, n'est pas encore très éclairée et elle est tout à
fait déserte. Les femmes montent avec leur parent dans le char qui s'éloigne.
"Allons de suite, nous aussi. André,
cours en avant là où sont les barques et dis aux garçons de nous rejoindre à
Tarichée."
"Comment ? Nous allons à pied ? Nous arriverons tard..."
"N'importe. Allez en avant pendant que je prends congé de Jeanne."
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516> Les
apôtres s'éloignent...
"Je te suis, Seigneur, ou plutôt, je te précède car je vais avec la
barque."
"Tu devras attendre longtemps..."
"Cela ne compte pas. Laisse-moi venir."
"Qu'il en soit comme tu veux. Chouza est
absent ?"
"Il n'est pas rentré, Seigneur."
"Tu lui diras que je le salue et que je l'exhorte à être juste. Caresse
pour moi les enfants. Et... toi qui as compris le Maître, fais comprendre à Chouza
qu'il est dans l'erreur et avec lui tous ceux qui veulent faire du Christ un
roi temporel."
Jésus aussi sort sur le chemin et rejoint rapidement les apôtres.
"Allons par le chemin d'Emmaüs. Beaucoup de malheureux vont aux sources,
les uns pour obtenir la guérison, d'autres pour trouver des secours."
"Mais nous n'avons pas la moindre piécette" observe Jacques de Zébédée.
Jésus ne répond pas.
Les routes se peuplent de minute en minute et de deux catégories de personnes
bien différentes. Il y a des maraîchers, des marchands, des serviteurs, des
esclaves, des gens du peuple qui se hâtent vers les marchés, et des riches
jouisseurs qui, en litières ou à cheval, vont eux aussi vers les sources,
thermales je suppose, si elles doivent donner la guérison.
Tibériade doit
être un peu cosmopolite car parmi ceux qui y habitent, on voit des gens de
nations différentes : des romains alourdis par leur vie oisive et
vicieuse, des grecs bichonnés et certainement pas moins licencieux que les
romains, mais dont le masque que leur laisse le vice n'a pas la même
expression que celui des latins, des gens de la côte phénicienne, des
hébreux, la plupart âgés; accents, langues, vêtements différents, et quelque
pâle visage de malade, homme ou femme, ou des visages las de patriciennes...
et aussi des visages de bons vivants des deux sexes qui avancent en groupes,
les uns à cheval, près des litières, les autres en litières, se livrant à des
railleries, à des discussions sur des sujets futiles, faisant des paris...
La route est belle. Un chemin ombragé par de grands arbres qui laissent voir
dans les intervalles de leurs troncs d'un côté le lac, de l'autre la
campagne. Le soleil, levé maintenant, ravive les teintes des eaux et des
plantes.
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517>
Plusieurs se retournent pour regarder Jésus et un murmure sur son
passage : paroles admiratives des femmes, plaisanteries des hommes,
parfois méprisantes, des grognements, quelque plainte que Jésus accueille,
les seules auxquelles il prête attention et qu'il exauce.
Quand il rend l'agilité aux membres d'un tyrien, ankylosés par l'arthrite, l'indifférence ironique
de plusieurs gentils se trouve secouée.
"Oh !" s'écrie un vieux romain au visage boursouflé de noceur.
"Oh ! c'est beau de guérir ainsi. Je l'appelle."
"Il ne le fera pas pour toi, vieux Silène. Que
voudrais-tu faire, une fois guéri ?"
"Revenir à la jouissance !"
"Alors inutile d'aller trouver le triste Nazaréen."
"J'y vais, et je parie ce que j'ai que..."
"Ne parie pas. Tu vas perdre."
"Laisse-le parier : il est encore ivre. Nous profiterons de son
argent."
Le vieux descend en titubant de la litière. Il rejoint Jésus qui écoute une
mère Israélite qui lui parle de sa fille, une fillette exsangue qu'elle
conduit par la main.
"Ne crains pas, femme. Ta fille ne va pas mourir. Retourne à ta maison.
Ne la conduis pas aux sources. Elle n'y trouverait pas la santé du corps, et
perdrait la pureté de son âme. Ce sont des lieux de licence dégradante"
et il le dit à haute voix de façon que tous l'entendent.
"J'ai foi, Rabbi. Je retourne chez moi. Bénis tes servantes,
Maître."
Jésus les bénit et il va s'éloigner.
Le romain le tire par son vêtement : "Guéris-moi"
commande-t-il.
Jésus le regarde et demande : "Où ?"
Les romains, et avec eux des grecs et des phéniciens, se sont rassemblés et
ils ricanent et parient. Des Israélites, qui se sont écartés en
murmurant : "Profanation ! Anathème !" et d'autres
paroles du même genre, s'arrêtent, pourtant par curiosité...
"Où ?" demande Jésus.
"De partout, je suis malade... Hi ! hi ! hi !" Je ne
sais s'il rit ou s'il pleure, tant est étrange le cri qui lui sort de la
bouche. Il semble que la graisse flasque que lui ont laissée des années de
vice gêne jusqu'aux cordes vocales. L'homme énumère ses infirmités et dit sa
peur de mourir.
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518> Jésus
le regarde sévèrement et répond : "En effet tu dois craindre la
mort car tu t'es tué toi-même" et il lui tourne le dos. L'autre cherche
à le reprendre par son vêtement pendant que ricanent ceux qui sont là, mais
Jésus se libère et s'éloigne.
"Pouce retourné, Appius Fabius ! Pouce
retourné ! Celui que l'on appelle le roi des hébreux, ne t'a pas fait
grâce. Donne-nous ta bourse, ton pari est perdu." Grecs et romains font
du vacarme en entourant l'homme déçu. Ce dernier les écarte en les bousculant
et se met à courir, aussi vite qu'il le peut, obèse comme il l'est, en
relevant son vêtement, titubant avec toute sa masse graisseuse. Mais il
trébuche et tombe dans la poussière au milieu des éclats de rire de ses amis
qui le traînent près d'un arbre, contre le tronc duquel l'homme ivre se serre
en pleurant du pleur stupide des ivrognes.
Les sources sont certainement proches car la foule est de plus en plus
nombreuse, affluant de routes nombreuses vers un seul endroit. Il stagne dans
l'air une odeur d'eaux sulfureuses.
"Descendons-nous vers la rive pour éviter ces gens immondes ?"
demande Pierre.
"Ils ne sont pas tous immondes. Il y a parmi eux beaucoup
d'Israélites" dit Jésus.
On est arrivé aux Thermes : une série d'édifices de marbres blancs, en
face du lac, séparés par des avenues, et séparés du lac par une vaste place
plantée d'arbres sous lesquels circulent ceux qui sont arrivés, en attendant
le bain, ou pour réagir après le bain. Des têtes de méduses en bronze, qui
font saillie dans le mur d'un édifice, jettent des eaux fumantes dans un
bassin de marbre, qui blanc à l'extérieur, est rougeâtre à l'intérieur, comme
s'il était recouvert de fer rouillé. De nombreux Israélites vont aux sources,
et boivent l'eau minérale avec des coupes. Je ne vois que des hébreux qui le fassent,
et à ce pavillon. Je crois deviner que les Israélites fidèles ont voulu avoir
un endroit particulier pour éviter les contacts avec les gentils.
De nombreux malades sont sur des brancards en attendant les soins, et voyant
Jésus, plusieurs crient : "Jésus, Fils de David, aie pitié de
moi."
Jésus se dirige vers eux. Paralytiques, arthritiques, ankylosés, atteints de
fractures, dont les os ne se ressoudent pas, malades d'anémie, d'affections
glandulaires, femmes flétries avant l'âge, enfants prématurément vieillis. Et
puis, sous les arbres, des mendiants qui se plaignent et demandent l'aumône.
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519> Jésus
s'arrête près des malades. Le bruit se répand que le Rabbi va parler et
guérir. Les gens, même ceux d'autres races, s'approchent pour voir.
Jésus regarde tout autour de Lui. Il sourit en voyant sortir, avec les
cheveux encore humides de la douche qu'il a prise, le grec envoyé par Sintica. Il
élève tout à coup la voix pour se faire entendre : "La miséricorde
ouvre les portes à la grâce. Soyez miséricordieux pour obtenir miséricorde. Tous les hommes sont pauvres en quelque
chose : les uns manquent d'argent, pour d'autres ce sont les affections,
la liberté, la santé, et tous les hommes ont besoin de l'aide de Dieu qui a
créé l'univers et qui peut, Lui, le Père unique, secourir ses enfants."
Il fait une pause comme pour donner aux gens le temps de choisir entre
l'écouter ou se rendre aux bains. Mais la plupart délaissent les bains.
Israélites et gentils se pressent pour l'entendre. Des romains sceptiques
dissimulent leur curiosité sous des plaisanteries : "Aujourd'hui il
ne manque pas le rhéteur pour que ce lieu ressemble aux Thermes romains"
disent-ils.
Le grec Zénon fend la foule en criant : "Par Zeus ! J'allais
me rendre à Tarichée, et
c'est ici que je te trouve !"
Jésus continue : "Hier, on m'a dit: "C'est difficile de suivre
ce que tu fais". Non, ce n'est pas difficile. Ma doctrine se base sur l'amour,
et il n'est jamais difficile de suivre l'amour. Que prêche ma doctrine? Le
culte d'un Dieu vrai, l'amour pour notre prochain. L'homme, éternel enfant, a
peur des ombres, et il suit des chimères parce qu'il ne connaît pas l'amour.
L'amour est sagesse et lumière. Il est sagesse parce qu'il s'abaisse pour
instruire, il est lumière parce qu'il vient pour éclairer. Là où se trouve la
lumière, les ombres disparaissent, et là où est la
sagesse, les chimères périssent. Parmi ceux qui m'écoutent, il y a des
gentils. Ils disent : "Où est Dieu ?" Ils disent :
"Qui nous prouve que ton Dieu soit le vrai ?" Ils
disent : "De quelle façon nous assures-tu que tu es véridique dans
tes paroles ?" Il n'y a pas que les gentils qui le disent. D'autres
aussi me demandent : "Par quel pouvoir fais-tu ces
choses ?" Par le pouvoir qui me vient du Père, du Père qui a mis
toutes choses au service de l'homme, sa créature préférée, et qui m'envoie
pour instruire les hommes mes frères. Le Père peut-Il, Lui qui a donné le
pouvoir aux entrailles du sol de rendre médicamenteuses les eaux des sources,
peut-Il avoir limité la puissance de son Christ ? Et qui, quel Dieu,
sinon le Dieu vrai, peut accorder au Fils de l'homme de faire les prodiges
qui recréent les membres détruits ? En quel temple d'idoles voit-on que
les aveugles recouvrent la vue et les paralytiques le mouvement ?
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520> En quel temple les mourants,
sur le "je le veux" d'un homme, se redressent-ils plus sains que
les gens bien portants ? Eh bien, Moi, pour louer le Dieu vrai, et pour
faire qu'il soit connu et loué par vous, je dis à tous ceux qui sont
rassemblés ici, quelles que soient leur race et leur religion, qu'ils auront
la santé qu'ils demandent aux eaux et qu'ils l'auront par Moi. Je suis l'Eau vive qui donne la vie du corps
et celle de l'esprit à celui qui croit en Moi, et qui d'un cœur droit opère
la miséricorde. Je ne demande pas des choses difficiles. Je demande un
mouvement de foi et un mouvement d'amour. Ouvrez votre cœur à la foi. Ouvrez
votre cœur à l'amour. Donnez pour posséder. Donnez les pauvres pièces de
monnaie pour avoir l'aide de Dieu. Commencez par aimer vos frères. Sachez
avoir de la miséricorde. Les deux tiers d'entre vous sont malades à cause de
leur égoïsme et de leur concupiscence. Abattez l'égoïsme, freinez vos
passions. Vous y gagnerez en santé physique et en sagesse. Abattez votre orgueil,
et vous recevrez les bienfaits du vrai Dieu. Je vous demande l'obole pour les
pauvres et ensuite je vous ferai le cadeau de la santé."
Jésus lève un pan de son manteau et le tend pour recevoir les pièces.
Nombreuses sont les pièces que païens et Israélites s'empressent d'y jeter,
et ce ne sont pas seulement les pièces qui y arrivent mais aussi des bagues
et d'autres bijoux qu'y jettent avec insouciance des dames romaines qui,
lorsqu'elles s'approchent de Jésus, le regardent, et il en est qui Lui murmurent
quelque parole et Jésus acquiesce ou répond brièvement.
L'offrande est terminée. Jésus appelle les apôtres pour qu'ils Lui amènent
les mendiants, et avec la même rapidité avec laquelle le trésor s'était
constitué, le voilà qu'il se disperse jusqu'à la dernière pièce. Il reste des
bijoux que Jésus rend aux donatrices car il n'y a personne susceptible de les
échanger contre de l'argent. Pour consoler les donatrices, il leur dit :
"Le désir vaut l'acte. L'offrande est aussi précieuse que si elle avait
été distribuée, car Dieu regarde à l'intention de l'homme."
Puis il se redresse et crie : "De qui me vient la puissance ?
Du vrai Dieu. Père, fais que Tu resplendisses en ton Fils. C'est en ton nom
que je commande aux malades : allez !"
C'est maintenant le spectacle si souvent
vu : les malades qui se lèvent, les estropiés qui se redressent, les
paralytiques qui se meuvent, les visages qui se colorent, les yeux qui
s'illuminent, le cri des hosannas, les félicitations des romains parmi
lesquels il y a deux femmes et un homme guéris et qui, voulant imiter les
israélites mais n'arrivant pas à s'humilier comme eux pour baiser les pieds
du Christ, s'inclinent, prennent un pan de son vêtement et le baisent.
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