Vision
du lundi 15 octobre 1945
527> Une soirée déjà sombre de
décembre, froide, venteuse. À part les feuilles arrachées aux arbres qui en
ont encore et qui bruissent au sifflement du vent, il n'y a pas d'autre bruit
dans les rues de Nazareth, obscures comme celles d'une ville morte. Des
maisons fermées il ne sort ni lumière ni bruit. Une vraie soirée de loups...
528> Et par contre, par les
rues de Nazareth, se dirige l'Agneau de Dieu, tout droit vers sa maison.
Grande ombre obscure dans son vêtement sombre, il semble se perdre dans les
ténèbres de la nuit sans étoiles. Son pas est à peine perceptible quand il le
pose sur un amoncellement de feuilles sèches qui, après avoir tournoyé dans
l'air, ont été déposées par le vent sur le sol, prêtes à repartir pour être
transportées ailleurs.
Il arrive devant la maison de Marie de Cléophas.
Il reste un instant indécis s'il doit entrer dans le jardin et frapper à la
porte de la cuisine ou bien poursuivre... Mais ensuite, il continue sa route
sans s'arrêter. Le voilà maintenant dans la ruelle où se trouve sa maison. On
voit déjà le balancement tourmenté des oliviers sur le talus auquel la maison
s'adosse, on les voit se balancer noirs sur le ciel noir. Il hâte le pas. Il
arrive à la porte, il écoute attentivement. Il est si facile d'entendre ce
qui se passe dans cette maison si petite ! Il suffit d'appuyer l'oreille
sur l'huisserie pour n'avoir que quelques centimètres de bois de la porte
entre celui qui écoute et celui qui parle... Et pourtant il n'entend aucune
voix.
"Il est tard, soupire-t-il. J'attendrai l'aube pour frapper."
Mais au moment où il va s'éloigner, il est rejoint par le bruit rythmique du
métier à tisser. Il sourit, il dit : "Elle est levée. Elle tisse.
C'est sûrement elle... C'est bien la cadence de Maman."
Je ne puis voir son visage, mais je suis certaine qu'il sourit, car il y a un
sourire dans sa voix qui d'abord était triste et maintenant est gaie.
Il frappe. Le bruit cesse un moment et puis voilà le bruit d'un siège que
l'on repousse et puis la voix argentine qui demande : "Qui
frappe ?"
"Moi, Maman !"
"Mon Fils !" un doux cri de joie, un cri, bien que tenu dans
un registre bas. On entend le bruit du verrou et son déplacement. et la porte
s'ouvre, faisant apparaître une déchirure d'or sur le noir de la nuit. Marie
tombe dans les bras de Jésus, là sur le seuil, comme si Lui ne pouvait
attendre une minute pour la recevoir, et elle pour se jeter sur ce Cœur.
"Fils ! Fils ! Mon Fils !" Les baisers et les douces
paroles de "Maman-Fils"... Ensuite ils entrent; et la porte se
referme doucement.
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529> Marie explique tout
bas : "Ils dorment tous. Moi, je veillais... Depuis le moment où Jacques
et Jean sont revenus en disant que tu les suivais, je t'ai
toujours attendu jusqu'à une heure tardive. Tu as froid, Jésus ? Oui, tu
es gelé. Viens. J'ai gardé le foyer allumé. J'y jetterai un fagot. Tu te
réchaufferas." Et elle le conduit par la main comme s'il était toujours
le petit Jésus...
La flamme brille joyeuse et crépite dans le foyer ravivé. Marie regarde Jésus
qui tend ses mains à la flamme pour les réchauffer. "Comme tu es
amaigri ! Tu n'étais pas ainsi quand nous nous sommes quittés... Tu
deviens de plus en plus maigre et exsangue, mon Fils. Autrefois tu étais
couleur de lait et de rose. Mais maintenant, tu sembles fait de vieil ivoire.
Qu'as-tu eu de nouveau, mon Fils ? Toujours les pharisiens ?"
"Oui... et autre chose encore. Mais maintenant je suis heureux, ici avec
toi, et je vais être tout de suite bien. Cette année, les Encénies se font ici, Maman ! J'arrive à l'âge parfait, ici
à tes côtés. Es-tu contente ?"
"Oui. Mais l'âge parfait, pour Toi, mon cœur, est encore loin. Tu es
jeune, et pour moi, tu es toujours mon petit. Voici, le lait est chaud.
Veux-tu le boire ici ou là-bas ?"
"Là-bas, maman. J'ai chaud maintenant. Je vais le boire pendant que tu
recouvres ton métier."
Ils reviennent dans la petite pièce et Jésus s'assied sur le banc près de la
table et il boit son lait. Marie le regarde et sourit. Elle sourit quand elle
prend le sac de Jésus et le pose sur une console. Elle sourit tellement que
Jésus demande : "À quoi penses-tu ?"
"Je pense que tu es arrivé juste pour
l'anniversaire de notre
départ pour Bethléem... Alors aussi, il y avait des
sacs et des coffres ouverts et pleins de vêtements et spécialement de petits
langes... pour un tout Petit qui pouvait naître, disais-je à Joseph, qui devait
naître, me disais-je à moi-même, à Bethléem de Juda... Je
les avais cachés au fond, parce que Joseph avait peur de cela... il ne savait
pas encore que la naissance du Fils de Dieu n'aurait pas été sujette ni pour
Lui-même, ni pour sa Mère, aux misères habituelles de l'enfantement et de la
naissance. Il ne savait pas, et il avait peur d'être loin de Nazareth avec
moi, dans cet état. Moi, j'étais certaine que c'était là que je serais
Mère... Tu exultais trop en moi par la joie d'être arrivé à ton jour natal,
et au jour natal de la Rédemption, par conséquent, pour que je puisse me
tromper. Les anges tourbillonnaient autour de la Femme qui te portait, mon
Dieu...
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530> Ce n'était plus l'Archange sublime, plus
le très doux Ange qui me
garde, comme c'était dans les mois précédents. Maintenant c'étaient
des chœurs et des chœurs
d'anges qui allaient du Ciel de Dieu à mon petit Ciel : le sein
où tu étais... Je les entendais chanter et échanger leurs paroles de
lumière... des paroles anxieuses de te voir, Toi, le Dieu Incarné… Je les
entendais pendant leurs fugues d'amour du Paradis, pour venir t'adorer Toi,
Amour du Père, caché dans mon sein. Et je cherchais à apprendre leurs
paroles... leurs chants... leurs ardeurs... Mais une créature humaine ne peut
dire et posséder des choses du Ciel..."
Jésus l'écoute, Lui assis, elle debout près de la table, songeant comme Lui
est bienheureux... une main abandonnée sur le bois sombre, l'autre qui
s'appuie sur le cœur... Et Jésus couvre la petite, blanche et délicate main
de sa main longue et moins claire, et il serre dans sa main cette main
sainte... Et quand elle se tait, comme si elle regrettait de n'avoir pu
apprendre des anges leurs paroles, leurs chants et leurs ardeurs, Jésus
dit : "Toutes les paroles des anges, tous leurs chants, toutes
leurs ardeurs, ne m'auraient pas rendu heureux sur la terre, si je n'avais
pas eu les tiens, Maman ! Tu m'as dit et donné ce qu'eux n'ont pu me
donner. Ce n'est pas toi qui as appris d'eux, mais eux qui ont appris de toi...
Viens ici, Maman, à côté de Moi, et raconte encore... non pas d'alors...
mais de maintenant. Que faisais-tu ?"
"Je travaillais..."
"Je le sais, mais qu'était-ce ? Je parie que tu te fatiguais pour
Moi. Fais voir..."
Marie devient plus rouge que l'étoffe qui est sur le métier et que Jésus, qui
s'est levé, regarde.
"De la pourpre ? Qui te l'a donnée ?"
"Judas de Kériot. Il se l'est fait donner par des pêcheurs de Sidon, je
crois. Il veut que je te lasse un vêtement de roi… Le vêtement, je te le
fais, mais pour Toi, il n'est pas besoin de pourpre pour être roi."
"Judas est têtu plus qu'un mulet" c'est le seul commentaire sur la
pourpre qui a été donnée... Puis il se tourne vers sa Mère : "Et on
peut faire un vêtement avec ce qu'il t'a donné ?"
"Oh ! non, Fils ! Cela pourra servir pour les franges du
vêtement et du manteau. Pas plus."
"C'est bien. J'ai compris pourquoi tu les fais avec des bandes étroites.
Alors... Maman : cette idée me plaît. Tu me mettras de côté ces bandes,
et un jour je te dirais de t'en servir pour un beau vêtement. Mais maintenant, ce n'est pas le moment. Ne te fatigue
pas."
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531> "Je travaille quand je suis à Nazareth..."
"C'est vrai... Et les autres, qu'ont-ils fait pendant ce
temps ?"
"Ils se sont instruits."
"Ou plutôt : tu les as instruits. Qu'en penses-tu?"
"Oh! ce sont trois bons écoliers. À part Toi, je n'ai jamais eu
d'élèves plus dociles et plus attentifs. J'ai cherché aussi à fortifier un
peu Jean. Il est bien malade. Il ne vivra pas longtemps..."
"Je le sais. Mais pour lui, c'est un bien. Du reste, lui-même le désire.
Il a compris spontanément la valeur de la souffrance et de la mort. Et Sintica ?"
"C'est dommage de l'éloigner. Elle vaut cent disciples pour la sainteté
et son aptitude pour comprendre le surnaturel."
"Je comprends, mais je devrai le faire."
"Ce que tu fais est toujours bien fait, mon Fils."
"Et l'enfant ?"
"Lui aussi apprend. Mais il est très triste ces jours-ci... il se
souvient du malheur d'il y a un an... Oh ! ce n'était pas très gai,
ici !... Jean et Sintica soupirent en pensant à leur départ d'ici,
l'enfant pleure en pensant à sa mère morte..."
"Et toi ?"
"Moi... tu le sais, Fils. Il n'y a pas de soleil quand tu es loin de
moi. Il n'y serait pas non plus si le monde t'aimait. Mais au moins il y
aurait la tranquillité... Au contraire..."
"Il y a des pleurs. Pauvre Maman !... On ne t'a pas posé de
questions sur Jean et Sintica ?"
"Et qui veux-tu donc qui en fasse? Marie d'Alphée sait et se
tait. Alphée de Sara a déjà vu Jean, et il n'est pas curieux. Il l'appelle "le
disciple"."
"Et les autres?"
"À part Marie d'Alphée, il ne vient personne chez moi, Quelque femme
pour un travail ou un conseil. Mais les hommes de Nazareth ne franchissent
plus mon seuil."
"Pas même Joseph et Simon ?"
"...Non... Simon m'envoie de l'huile, de la farine, des olives, du bois,
des œufs... comme pour se faire pardonner de ne pas te comprendre, comme pour
parler par ses cadeaux. Mais il les donne à Marie, sa mère, et il ne vient
pas ici. Du reste, si quelqu'un venait, il ne verrait que moi, car Sintica et
Jean se retirent quand quelqu'un frappe..."
"Une vie bien triste."
532> "Oui. Et l'enfant en
souffre un peu, si bien que maintenant Marie l'emmène avec elle quand elle
fait les commissions. Mais maintenant nous ne serons plus tristes, mon Jésus,
tu es ici!"
"J'y suis, Moi... Maintenant allons dormir. Bénis-moi, Maman, comme
quand j'étais petit."
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