Le mardi 12 février 1946.
177> 382.1 – La route, bien qu'elle
traverse des vertes campagnes bordées jusqu'à la limite de la route d'arbres
feuillus, est une fournaise sous le soleil de midi. Des champs, où les
moissons vont très rapidement mûrir, arrive une chaleur et une odeur de four où
la fleur de farine devient du pain. La lumière est aveuglante. Chaque épi
semble une petite lampe d'or dans les enveloppes d'or et les barbes
piquantes, et le scintillement du soleil sur la paille des tiges est pour
l’œil un tourment comme le scintillement du chemin que le soleil rend
aveuglant. C'est en vain que l’œil cherche à se reposer sur les feuillages.
S'il se lève pour les chercher, il est encore davantage à la merci d'un
soleil impitoyable et il doit le baisser tout de suite pour fuir sa violence
et il doit le fermer et se contenter d'une fente à travers les cils
poussiéreux, rougis et irrités. La sueur trace des lignes brillantes sur les
joues poussiéreuses. Les pieds fatigués se traînent en soulevant une nouvelle
poussière qui est un perpétuel tourment.
Jésus réconforte ses apôtres fatigués. Comme il sue, Lui aussi, il s'est mis
son manteau sur la tête pour se défendre du soleil et il conseille aux autres
de l'imiter. Ils obéissent sans parler. Ils sont trop épuisés pour pouvoir se
livrer à leurs habituelles lamentations. Ils marchent comme des gens ivres...
"Prenez courage. Voici une maison là-bas dans les champs..." dit
Jésus.
"Si elle est comme les autres... il n'y a que le découragement de faire
beaucoup de chemin sans but, à travers des champs enflammés" bougonne
Pierre dans son manteau.
Et les autres approuvent par un "ouais !" découragé.
"Moi, j'y vais. Vous, restez ici à l'abri de ce peu d'ombre."
"Non, non. Nous venons nous aussi. Au moins nous y trouverons un puits,
ici où l'eau ne manque pas... et nous boirons pour éteindre le feu que nous
avons à l'intérieur."
"Boire, ainsi échauffés, vous ferait mal."
"Nous mourrons... mais ce sera toujours mieux que ce que nous supportons
maintenant..."
Jésus ne réplique rien. Il soupire et s'en va en avant le premier par un
petit sentier à travers les moissons.
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178> 382.2 – Les champs ne vont pas jusqu'à
la maison, mais s'arrêtent à la limite d'un merveilleux verger, ombragé et où
les feuillages tempèrent la lumière et la chaleur, qui forme autour de la
maison une couronne épaisse et reposante. Et les apôtres, avec un
"ah !" de soulagement, y entrent. Et Jésus va de l'avant sans
se soucier de leurs requêtes de s'arrêter un peu.
Un roucoulement de pigeons, un grincement de poulie, des voix paisibles de
femmes arrivent de la maison et se répandent dans le silence absolu de la
campagne.
Jésus débouche sur une petite place qui entoure la maison, comme un trottoir
large et propre sur lequel une tonnelle de vigne étend une dentelle de
feuillage et une ombre protectrice. Deux puits, l'un à droite de la maison,
l'autre à gauche, ombragés par la vigne. Des parterres contre les murs de la
maison. Des rideaux légers, à rayures sombres, ondoient aux portes ouvertes.
Voix de femmes et bruits de vaisselle sortent d'une pièce.
Jésus va dans cette direction et à son passage une douzaine de pigeons, qui
becquetaient du grain jeté sur le sol, prennent leur vol avec de grands
battements d'ailes. Le bruit attire l'attention des gens qui se trouvent dans
la pièce et on remarque le déplacement du rideau que Jésus écarte de la main
droite. Une servante le déplace aussi à gauche et reste étonnée devant
l'Inconnu.
"La paix à cette maison ! Puis-je, comme pèlerin, me
restaurer ?" dit Jésus en restant sur le seuil de la pièce.
C'est une vaste cuisine dans laquelle les servantes sont en train de ranger
la vaisselle qui a servi pour le repas du midi.
"La maîtresse ne te repoussera pas. Je vais l'avertir."
"J'en ai douze autres avec Moi, et si je devais me restaurer Moi seul,
je préférerais m'en passer."
"Nous le dirons à la maîtresse et certainement..."
382.3 – "Maître
et Seigneur ! Toi, ici ? Chez moi ? Quelle grâce est-ce
donc ?" interrompt une voix, et une femme, Nikê, avance rapidement
et elle s'agenouille pour baiser les pieds de Jésus.
Les servantes sont comme des statues. Celle qui lavait les assiettes est
restée avec un torchon dans la main droite et une assiette qui dégoutte dans
la main gauche, rougie par l'eau bouillante.
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179> Une autre, occupée à nettoyer les
couteaux, assise par terre dans un coin sur ses talons, se dresse sur les
genoux pour mieux voir et les couteaux tombent avec fracas sur le sol. Une
troisième, qui est en train de vider la cendre des fourneaux, lève son visage
couvert de cendre et elle reste ainsi, la bouche ouverte, au-dessus du foyer.
"Je suis ici. On nous a repoussés de plusieurs maisons. Nous sommes
fatigués et assoiffés."
"Oh ! Viens ! Viens ! Pas ici. Dans les salles situées au
nord qui sont fraîches et ombragées. Et vous, préparez de l'eau pour la
toilette et les boissons aromatisées. Et toi, fillette, cours éveiller
l'intendant pour qu'il s'occupe d'un casse-croûte en attendant le
repas..."
"Non, Nikê ! Je ne suis pas un hôte mondain. Je suis ton Maître
persécuté. Je te demande abri et amour plutôt que de la nourriture. Je
demande de la pitié, plutôt pour mes amis que pour Moi-même..."
"Oui, Seigneur. Mais quand avez-vous fait le dernier repas ?"
"Eux, je ne sais pas. Moi, hier à l'aurore avec eux."
"Tu vois donc... Je ne ferai pas de gaspillage. Mais comme une sœur ou
une mère, je donnerai à tous ce qu'il faut et à Toi, comme servante et
disciple, je donnerai amour et aide. Où sont les frères ?"
"Dans le verger. Mais peut-être ils arrivent déjà. J'entends leurs
voix."
Nikê court au-dehors, elle les voit et les appelle, et puis elle les conduit
avec Jésus dans un frais vestibule où il y a déjà des bassins et des
serviettes et où ils peuvent se rafraîchir le visage, les bras et les pieds
de la poussière et de la sueur.
"Je vous en prie, enlevez vos vêtements trempés de sueur. Donnez-les
tout de suite aux servantes. Cela vous fera grand bien d'avoir des vêtements
propres et des sandales fraîches. Et puis venez dans cette salle. Je vous y
attends."
Et Nikê s'en va en fermant la porte...
382.4 – ..."Ah !
on est bien dans cette ombre et ainsi rafraîchis !" soupire Pierre
en entrant dans la salle où Nikê les attend, prévenante et respectueuse.
"Ma joie de pouvoir vous soulager est certainement plus grande que le
soulagement lui-même, ô apôtre de mon Seigneur."
"Hum ! Apôtre... Oui... Mais, vois-tu Nikê, pas de façons. Toi,
sans faire peser que tu es riche et sage, moi sans faire peser que je suis
apôtre. Ainsi... en bons frères qui ont besoin l'un de l'autre pour l'âme et
pour la chair. Cela me fait trop... peur de penser que je suis
"apôtre"."
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180> "Peur de quoi ?" demande
la femme stupéfaite, et elle sourit.
"De... d'être trop... trop gros par rapport à la glaise que je suis et
que le poids me fasse crouler... Peur de... d'y aller en coq pour
l'orgueil... Peur que... avec l'idée que je suis l'apôtre, les autres... les
disciples, je veux dire, et les bonnes âmes se tiennent à distance, en
gardant le silence même si je me trompe... Et cela je ne le veux pas car
parmi les disciples, même parmi ceux qui croient, ainsi, simplement et
seulement, il y en a tant qui sont meilleurs que moi, les uns en ceci, les
autres en cela et moi, je veux faire comme... comme cette abeille qui est
entrée et qui des paniers de fruits que tu as fait apporter pour nous s'est
régalée un peu de ceci, un peu de cela, et maintenant y met pour compléter
les sucs de ces fleurs et qui ensuite sortira pour sucer les trèfles et les
bleuets, les camomilles et les liserons. Elle prend de tout, et moi, j'ai
besoin de faire comme elle..."
"Mais tu goûtes la plus belle fleur : Le Maître !"
"Oui, Nikê. Mais de Lui j'apprends à devenir fils de Dieu. Des hommes
bons, j'apprendrai à devenir homme."
"Tu l'es."
"Non, femme. Je suis un peu moins qu'un animal, et je ne sais vraiment
pas comment le Maître me supporte..."
"Je te supporte parce que tu sais ce que tu es, et parce qu'à cause de
cela on peut te travailler comme une pâte. Mais si tu étais obstiné, têtu,
orgueilleux surtout, je te chasserais comme un démon" dit Jésus.
382.5 – Des
servantes arrivent avec des tasses de lait froid et des amphores poreuses où
les liquides sont certainement très frais.
"Veuillez vous restaurer, dit Nikê. Ensuite vous pourrez vous reposer
jusqu'au soir. La maison a des pièces et des lits et s'il n'y en avait pas,
je donnerais les miens pour votre repos. Maître, je me retire pour les
occupations de la maison. Vous savez tous où me trouver et où trouver les
servantes."
"Va, et ne te tourmente pas pour nous."
Nikê sort. Les apôtres font honneur au goûter qui leur a été offert. Ils
mangent de bon appétit, parlent et commentent.
"De bons fruits !"
"Et une bonne disciple."
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181> "Une belle maison, sans luxe, mais sans
misère."
"Et dirigée par une femme qui exerce une douce autorité. Ordre,
propreté, respect et en même temps tendresse."
"Quels beaux champs elle a autour ! Une richesse !"
"Oui. Et une fournaise… !" dit Pierre qui n'a pas encore
oublié ce qu'il a souffert.
Les autres rient.
"Pourtant ici, on est bien. Mais savais-tu que Nikê habitait
ici ?" demande Thomas.
"Pas plus que vous. Je savais qu'elle avait près de Jéricho des terres
récemment acquises. Rien de plus. Le cher ange des pèlerins nous a guidés."
"Vraiment c'est Toi qu'il a guidé. Nous ne voulions pas venir."
"Moi, j'étais prêt à me jeter par terre et à me faire brûler par le
soleil plutôt que de faire un pas de plus" dit Matthieu.
"On ne peut plus marcher de jour. Cette année le soleil a déjà pris
beaucoup de force. Il semble devenir fou lui aussi."
"Oui, nous marcherons aux premières heures du jour et dans la soirée.
Mais bientôt nous irons sur les montagnes. Là, la chaleur est plus
tempérée."
"Chez moi ?" demande l'Iscariote.
"Oui, Judas. Et à Yutta et à Hébron."
"Mais nous n'irons pas à Ascalon, hein ?"
"Non, Pierre. Nous irons là où nous ne sommes pas encore allés. Mais
certainement nous aurons encore du soleil et de la chaleur. Un peu de
sacrifice pour amour de Moi et celui des âmes. Maintenant reposez-vous. Moi,
je vais prier dans le verger."
"Mais n'est-tu jamais fatigué. Toi ? Ne vaudrait-il pas mieux que
tu te reposes Toi aussi ?" demande Jacques d'Alphée.
"Peut-être le Maître veut-il s'arrêter ici..." observe le Zélote.
"Non. Nous allons partir à l'aube pour traverser le fleuve à gué aux
heures fraîches."
"Où allons-nous au-delà du Jourdain ?"
"Les foules reviennent à leurs maisons après la Pâque. À Jérusalem un
trop grand nombre m'ont cherché en vain. Je prêcherai et guérirai au gué.
Ensuite nous irons mettre en ordre la maisonnette de Salomon. Elle nous sera
précieuse..."
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182> "Mais ne revenons pas en Galilée ?"
"Nous y irons aussi. Mais nous resterons beaucoup dans cette partie
méridionale et ce sera un précieux abri. Dormez, Moi je sors."
382.6 – Le souper doit avoir eu lieu.
C'est la nuit. Une rosée abondante tombe bruyamment des corniches sur les
feuilles de vigne. Au ciel des étoiles en nombre invraisemblable. Le regard
se perd dans leur contemplation. Chants des grillons et cris des oiseaux
nocturnes. Silence de la campagne.
Les apôtres se sont déjà retirés. Mais Nikê est levée et elle écoute le
Maître.
Lui est assis tout droit sur un siège de pierre contre la maison. La femme
est debout, devant Lui, dans une attitude d'attention respectueuse. Jésus
doit terminer un discours déjà commencé. Il dit :
"Oui, l'observation est juste. Mais j'étais certain qu'au pénitent, ou
plutôt à celui "qui allait renaître", l'aide du Seigneur ne ferait
pas défaut. Pendant qu'on soupait et que tu interrogeais en servant, je
pensais que l'aide ce serait toi. Tu as dit : "Je ne peux te suivre
que pendant de courtes périodes parce qu'il me faut surveiller la maison et
la nouvelle domesticité". Et tu le regrettais, en disant que si tu avais
su que tu m'aurais trouvé de suite, tu n'aurais pas fait l'acquisition qui te
lie. Tu vois qu'elle a servi à recevoir les évangélisateurs. Elle est donc
bonne. Mais tu peux servir encore... en attendant de servir parfaitement ton
Seigneur. Je te demande un service, pour l'amour de cette âme qui est en
train de renaître, qui est pleine de bonne volonté, mais qui est très faible.
L'excès de pénitence pourrait l'angoisser et Satan pourrait se servir de
cette angoisse."
"Que dois-je faire, ô mon Seigneur ?"
"Y aller. À chaque lune y aller comme si c'était un rite. Il l'est.
C'est un rite d'amour fraternel. Tu iras à Carit et, montant par le sentier
parmi les ronces, tu appelleras : "Élie ! Élie !"
Lui se montrera étonné et tu le salueras ainsi : "La paix à toi,
frère, au nom de Jésus le Nazaréen". Tu lui apporteras autant de pains
biscuités qu'il y a de jours dans une lune. Rien de plus en été. À partir des
Tabernacles, avec les pains tu lui apporteras quatre logs
d'huile chaque mois.
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183> Aux Tabernacles, tu lui apporteras
une peau de chèvre, lourde et ne prenant pas l'eau, et une couverture. Pas
plus."
"Et pas un mot ?"
"Ce qui est strictement utile. Il te demandera de mes nouvelles. Tu
diras ce que tu sais. Il te confiera ses doutes, ses espoirs, et ce qui
l'accablera. Tu diras ce que ta foi et ta pitié t'inspireront. Il ne durera
pas longtemps, d'ailleurs, le sacrifice... Pas même douze lunes... Veux-tu
user de pitié envers Moi et envers le pénitent ?"
"Oui, mon Seigneur...
382.7 – Mais
pourquoi es-tu si triste ?"
"Et toi, pourquoi pleures-tu ?"
"Parce que dans tes paroles je sens un présage de mort... Si tôt te
perdre, Seigneur ?"
Nikê pleure dans son voile.
"Ne pleure pas ! Ce sera une telle paix pour Moi ensuite.... Plus
de haine. Plus de pièges. Plus de toute cette... horreur du péché sur Moi,
autour de Moi... Plus de contacts atroces... Oh ! Ne pleure pas,
Nikê ! Ton Sauveur sera en paix. Il sera victorieux..."
"Mais avant... mais avant... Avec mon mari, nous lisions toujours les
prophètes... Et nous tremblions d'horreur à cause des paroles de David
et d'Isaïe...
Mais vraiment, vraiment, en sera-t-il ainsi de Toi ?"
"Cela et davantage encore..."
"Oh !... Qui te réconfortera ? Qui te fera mourir avec...
l'espoir encore ?"
"L'amour des disciples et spécialement des femmes disciples
fidèles."
"Le mien aussi, alors. Car à aucun prix je ne serai loin de mon
Rédempteur. Seulement... oh ! Seigneur ! Exige de moi
n'importe quelle pénitence, n'importe quel sacrifice, mais donne-moi un
courage viril pour cette heure-là. Quand tu seras "comme une terre
desséchée",
"avec la langue attachée au palais"
à cause de la soif, quand tu sembleras "le lépreux qui se couvre le
visage",
fais que moi je te reconnaisse pour le Roi des rois, et que je te secoure
comme une servante dévouée. Ne me cache pas ton visage torturé, ô mon
Dieu !
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184> Mais comme maintenant permets-moi
de me délecter dans la splendeur de ton visage, Étoile du matin, fais que je
puisse te regarder alors et que ton visage s'imprime dans mon cœur qui,
oh ! le mien aussi comme le tien, sera mou comme de la cire,
ce jour-là, à cause de la douleur..."
Nikê est maintenant à genoux, presque prosternée et de temps à autre, elle
lève son visage en larmes pour regarder son Seigneur, candeur de chair dans
la candeur de la lune, sur le fond obscur du mur.
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