Vision
du mercredi 3 octobre 1945
474> La vénération de Misace se révèle au matin
suivant. Pour les premiers kilomètres de route, il a fait arranger la charge
des chameaux de
manière à former un berceau commode pour les cavaliers inexperts. Et c'est
assez amusant de voir émerger des paquets et des caisses, les têtes brunes ou
blondes, aux cheveux longs jusqu'aux oreilles des hommes ou des tresses qui
apparaissent sous le voile des femmes. De temps à autre le vent, produit par
la course accélérée des chameaux, rejette en arrière ces voiles et on voit
briller au soleil les cheveux d'or de Marie de Magdala ou ceux d'un blond plus doux de Marie très
Sainte, alors que les têtes de couleurs plus ou moins foncées de Jeanne, Sintica, Marthe, Marcelle, Suzanne et Sara
prennent des reflets d'indigo ou de bronze foncé, et que les têtes chenues d'Élise, de Salomé et de Marie
de Cléophas, saupoudrées d'argent, brillent sous le clair soleil qui les
chauffe.
Les hommes avancent sur leur nouveau moyen de transport et Margziam rit heureux. On s'aperçoit que l'explication du marchand est
vraie quand, en se retournant, on voit tout en bas Bozra avec
ses tours et ses hautes maisons dans le dédale de ses rues étroites. Des
collines en pente douce se présentent au nord-ouest. C'est à leur base que
s'allonge la route pour Arbela, c'est là que s'arrête la caravane pour faire
descendre les voyageurs et se séparer. Les chameaux s'agenouillent avec leur
charge mouvante, ce qui fait pousser des cris à plus d'une femme. Je
m'aperçois maintenant que les femmes avaient été prudemment attachées à leurs
selles. Elles descendent un peu étourdies par le roulis, mais reposées.
Misace aussi descend, qui avait pris en selle
Margziam et, pendant que les chameliers refont les chargements suivant la
méthode habituelle, il s'approche de Jésus pour un nouveau salut.
"Je te remercie, Misace. Tu nous as épargné
beaucoup de fatigue et de perte de temps."
"Oui, vingt milles se sont faits en une petite heure. Ils
ont de longues jambes les chameaux, même si leur démarche n'est pas douce. Je
veux espérer que les femmes n'en ont pas trop souffert."
Les femmes assurent toutes qu'elles se sont reposées et sans souffrance.
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475> "Maintenant vous
êtes à six milles d'Arbela. Que le Ciel vous accompagne et vous donne un agréable
chemin. Adieu, mon Seigneur. Permets-moi de baiser tes pieds saints. Heureux
de t'avoir rencontré, Seigneur. Souviens-toi de moi." Misace baise les pieds de Jésus et puis remonte en selle
et son crrr, crrr
fait relever les chameaux... Et la caravane part au galop sur la route
plate, parmi des nuages de poussière.
"Le brave homme ! Je suis tout mal fichu mais, en revanche, mes
pieds sont délassés. Mais quelles secousses ! C'est autre chose qu'une
tempête du Nord sur le lac ! Vous riez ? Moi, je n'avais pas de
coussins comme les femmes. Vive ma barque ! C'est encore la chose la
plus propre et la plus sûre. Et maintenant, mettons-nous les sacs au dos et
allons-y."
C'est une compétition à qui prendrait la plus lourde charge. Mais les
vainqueurs sont ceux qui doivent rester avec Jésus, c'est-à-dire Mathieu, le Zélote, Jacques et Jean, Hermastée et Timon. Ils
prennent tout pour épargner les trois qui doivent aller avec les femmes, ou
plutôt les quatre s'il faut compter Jean
d'Endor, mais comme il est mal en point, son aide aurait été toute
relative.
Ils marchent à vive allure pendant quelques kilomètres. Ils arrivent au
sommet de la colline qui servait de paravent du côté ouest, et là réapparaît
une plaine fertile entourée par un cercle de collines plus élevées que celles
d'abord rencontrées et qui a, en son milieu, une colline longue et isolée.
Dans la plaine, une ville : Arbela.
Ils descendent et ils sont vite dans la plaine. Ils marchent encore quelque
temps, puis Jésus s'arrête en disant : "Voici l'heure de la
séparation. Prenons ensemble la nourriture et puis séparons-nous. C'est la
bifurcation pour Gadara, Vous
prendrez cette route et, avant le soir, vous pourrez être sur les terres que Chouza a en garde."
Il n'y a pas beaucoup d'enthousiasme... Mais enfin, on obéit. Pendant le
repas Margziam dit : "Alors, c'est le moment de te donner cette
bourse. Elle m'a été donnée par le marchand quand j'étais en selle avec lui.
Il m'a dit : "Tu la donneras à Jésus avant de le quitter et tu Lui
diras qu'il m'aime comme il t'aime". La voilà. Elle me pesait ici, dans
mon vêtement. Elle semble pleine de cailloux."
"Fais voir ! Fais voir ! L'argent c'est lourd !"
Tout le monde est curieux. Jésus délie les cordons de cuir qui ferment la
bourse en peau de gazelle, je crois, parce qu'elle me semble en peau de
chamois, et il renverse le contenu sur son vêtement. Des pièces de monnaie
roulent. Mais c'est ce qu'il y a en moins grande
quantité. Il en sort tant de sachets de byssos :
des sachets attachés avec un fil. Des couleurs délicates transparaissent à
travers le lin très fin et le soleil semble allumer un petit brasier dans ces
paquets, comme si c'étaient des braises sous une couche de cendre.
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476> "Qu'est-ce ? Qu'est-ce ? Délie,
Maître."
Tous sont penchés sur Lui qui calmement dénoue le nœud d'un premier paquet de
feu blond : topazes de différentes tailles, encore bruts, resplendissent
libres au soleil. Un autre paquet : des rubis, des gouttes de sang
coagulé. Un autre : des éclats d'émeraude à la riante couleur verte. Un
autre : des morceaux de ciel avec de purs saphirs. Un autre : des
douces améthystes. Un autre : l'indigo violet des béryls. Un
autre : la splendeur noire des onyx... Et ainsi de suite pour les douze
paquets. Dans le dernier, le plus lourd, toute la splendeur d'or des
chrysolithes, il y a un petit parchemin : "Pour ton Rational de
vrai Pontife et Roi."
Le vêtement de Jésus est un petit pré sur lequel sont effeuillés des pétales
lumineux... Les apôtres plongent les mains dans cette lumière qui est devenue
matière multicolore. Ils sont stupéfaits... Pierre murmure : "Si Judas de Kériot était là !..."
"Tais-toi ! Il vaut mieux qu'il n'y soit pas" dit brusquement le Thaddée.
Jésus demande un morceau de toile pour faire un seul paquet des pierres et,
pendant que durent les commentaires, il réfléchit.
Les apôtres disent : "Mais il était bien riche cet
homme !" et Pierre provoque les rires lorsqu'il dit :
"Nous avons trotté sur un trône de gemmes. Je ne croyais pas être sur
une pareille splendeur. Mais si cela avait été un peu plus moelleux !
Que vas-tu en faire maintenant ?"
"Je vais le vendre pour les pauvres." Il lève les yeux et souriant
regarde les femmes.
"Et où vas-tu trouver ici un joaillier qui achète cette
marchandise ?"
"Où ? Ici. Jeanne, Marthe, Marie, achetez-vous mon
trésor ?"
Les trois femmes, sans même se consulter, disent : "Oui" avec
vivacité. Mais Marthe ajoute : "Ici nous avons peu d'argent."
"Vous me le ferez trouver à Magdala pour la nouvelle lune."
"Combien veux-tu, Seigneur ?"
"Pour Moi, rien. Pour mes pauvres, beaucoup."
"Donne donc. Tu auras beaucoup" dit Marie-Magdeleine qui prend la
bourse et la met dans son sein.
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477> Jésus garde seulement
les pièces de monnaie. Il se lève, embrasse sa Mère, embrasse sa tante, ses
cousins, Pierre, Jean d'Endor et Margziam. Il bénit les femmes et les
congédie. Et elles s'en vont se retournant encore, encore jusqu'à ce qu'un
tournant de la route les cache.
Jésus, avec ceux qui restent, se dirige vers Arbela. Une toute petite troupe,
désormais, avec seulement huit personnes. Ils marchent rapidement et en
silence vers la ville qui se rapproche de plus en plus.
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Et même pour aujourd'hui, avec beaucoup de patience des deux
côtés, nous avons fini ! Vingt-trois interruptions hier, quatorze
aujourd'hui. N'était-ce que l'infinie patience de Jésus émane de Lui et
s'écoule en moi, je vous assure que je deviendrais enragée. Mais Lui est
tellement patient ! Il s'arrête, reprend, calme, souriant. Moi, je ne
réussis pas à m'impatienter pour les interruptions gênantes qui m'obligent à
fermer mon cahier et à laisser de côté ma plume pendant quelques minutes,
pour voiler le mystère qui s'accomplit si doucement et si secrètement, et le
dérober aux curiosités inutiles. Et c'est un grand miracle d'avoir fait de
moi une personne patiente... Certainement que je le suis, parce que je sais
que c'est Lui qui dicte et qui ne perd pas le fil. Car, lorsque comme
ce matin c'est moi qui écris une lettre ou autre chose, alors je perds tout
de suite le fil et la patience, même si j'entends parler auprès de moi, Et
Marthe sait
combien de fois je crie : "Silence ! Ferme, la
porte !" quand c'est pour
mon compte que j'écris...
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