Vision
du mardi 25 septembre 1945
423> Après une plaine fertile
qui s'étend sur un large espace au-delà du Jourdain, il est beau d'aller
pendant la saison sereine et douce qu'est celle d'une fin d'octobre, et après
un arrêt dans un petit village qui s'étend au pied des premières pentes d'une
chaîne montueuse au relief prononcé - et quelque cime peut prendre le vrai
nom de montagne - Jésus se met de nouveau en marche, en se joignant à une
longue caravane comptant de nombreux quadrupèdes et des hommes bien armés,
auxquels il a parlé pendant que ceux-ci faisaient boire leurs bêtes au bassin
de la place.
Ce sont des hommes la plupart de grande taille et très bruns, déjà d'aspect
asiatique. Sur un mulet très puissant, se trouve le chef de la caravane, armé
jusqu'aux dents et avec des armes accrochées à la selle. Cependant il a été
très respectueux avec Jésus.
Les apôtres demandent
à Jésus : "Qui est-ce ?"
"Un riche marchand d'au-delà de l'Euphrate. Je lui ai demandé où il allait
et il a été poli, Il passe par les villes où je compte aller. C'est une
providence sur ces montagnes, alors que nous avons des femmes avec
nous."
"Tu crains quelque chose ?"
"En fait de vols rien, puisque nous n'avons
rien. Mais il suffirait de la peur pour les femmes. Une poignée de voleurs
n'attaque jamais une caravane aussi forte, et cela pourra nous être utile
pour connaître les meilleurs passages et franchir les plus difficiles. Il m'a
demandé : "Es-tu le Messie ?" et en ayant eu confirmation,
il a dit : "J'étais dans la cour des Païens il y a quelques jours, et
je t'ai plutôt entendu que vu, parce que je suis petit. C'est bien, je te protégerai
et Toi, tu me protégeras. J'ai un chargement de grande valeur."
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424> "Il est prosélyte ?"
"Je ne crois pas, mais peut-être provient-il encore de notre
peuple."
La caravane avance lentement, comme si on ne voulait pas épuiser les forces
des quadrupèdes en les faisant trop marcher. Il est donc facile de la suivre
au pas, et même souvent il faut s'arrêter parce que les conducteurs font
passer les animaux chargés un par un, en les tenant par la bride dans les
passages difficiles.
Bien que ce soit la montagne proprement dite, la région est très fertile et
bien cultivée. Peut-être les monts de plus en plus hauts qui sont au nord-est
protègent-ils des courants froids du nord, nuisibles de l'est, et cela
favorise les cultures. La caravane côtoie un torrent qui va certainement se jeter dans le Jourdain, aux eaux
abondantes qui descendent de je ne sais quelle cime. La vue est belle,
toujours plus belle à mesure que l'on monte, se développant à l'ouest vers la
plaine du Jourdain. Au-delà ce sont les gracieux aspects des collines et des
montagnes de la Judée du nord, alors qu'à l'orient et au nord c'est un
continuel changement de panoramas, les uns s'ouvrant sur de vastes lointains,
les autres offrant aux regards un enchevêtrement de mamelons et de cimes
verdoyantes ou rocheuses qui semble fermer la route comme le mur inattendu
d'un labyrinthe.
Le soleil va descendre derrière les monts de la Judée, rougissant vivement le
ciel et les côtes, lorsque le riche marchand qui s'est arrêté en laissant
passer la caravane, interpelle Jésus : "Il faut arriver au pays
avant la nuit, mais beaucoup de ceux qui sont avec Toi paraissent fatigués.
C'est une dure étape. Fais-les monter sur les mulets de l'escorte. Ce sont
des animaux tranquilles. Ils auront toute la nuit pour se reposer et ce n'est
pas fatiguant de porter une femme."
Jésus accepte et l'homme commande la halte pour faire monter les femmes sur
les animaux. Jésus fait monter aussi Jean
d'Endor. Ceux qui vont à pied, y compris Jésus, prennent les rênes
pour rendre la marche plus sûre pour les femmes. Margziam veut faire... l'homme et, bien qu'il tombe de fatigue, il ne
veut absolument pas monter en selle avec personne, mais au contraire il prend
les rênes du mulet de Marie très Sainte qui se trouve ainsi entre Jésus et l'enfant, et ce
dernier chemine bravement.
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425> Le marchand est resté
près de Jésus et il dit à Marie : "Tu vois, Femme, ce pays ?
C'est Ramot. Nous nous y arrêterons. Je suis connu
de l'hôtelier parce que je fais cette route deux fois par an, alors que
pendant les deux autres je fais la côte pour vendre et acheter. C'est ma
vie : dure vie. Mais j'ai douze enfants et qui sont petits. Je me suis
marié tard. J'ai quitté le dernier qui avait neuf jours. Et maintenant, je le
retrouverai avec ses premières dents."
"Une belle famille... commente Marie, et elle termine : Que le Ciel
te la conserve !"
"Je ne me plains pas de son aide bien que je la mérite bien peu."
Jésus lui demande : "Tu es au moins prosélyte ?"
"Je devrais l'être… mes ancêtres étaient de vrais israélites. Puis...
nous nous sommes acclimatés là..."
"Il n'y a qu'un air dans lequel l'âme s'acclimate : celui du Ciel."
"Tu as raison. Mais tu sais... Le bisaïeul épousa une femme qui n'était
pas d'Israël. Les fils ont été moins fidèles… Les fils des fils se sont
mariés avec des femmes qui n'appartenaient pas à Israël, en donnant des
enfants qui étaient seulement respectueux du nom juif, car nous sommes juifs
d'origine. Maintenant moi, petit-fils des petits-fils... plus rien : Au
contact de tout le monde, j'ai emprunté à tout le monde, jusqu'à n'appartenir
plus à personne."
"Tu raisonnes mal et je vais te le prouver. Si en allant par cette route
que tu sais être la bonne tu trouvais cinq ou six personnes qui te
diraient : "Mais non, va de ce côté", "Reviens en
arrière", "Arrête-toi", "Va vers l'est",
"Tourne vers l'ouest", que dirais-tu ?"
"Je dirais : "Je sais que celle-ci est la plus courte et la
plus facile, et je ne la quitte pas"
"Ou encore : toi, devant traiter une affaire et sachant la manière
d'aboutir, écouterais-tu ceux qui par pure forfanterie ou par un calcul
astucieux te diraient d'agir autrement ?"
"Non. Je suivrais ce que mon expérience m'indique de meilleur."
"Très bien. Toi, originaire d'Israël, tu as derrière toi des millénaires
de foi. Tu n'es pas stupide ni inculte, pourquoi alors absorbes-tu les
contacts de tout le monde en matière de foi, alors que tu sais les repousser
en matière d'argent ou de sécurité des routes ? Cela ne te semble-t-il
pas une chose déshonorante même humainement parlant ? Faire passer Dieu
après l'argent et le chemin..."
"Je ne fais pas passer Dieu après, mais je l'ai perdu de vue..."
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426> "Car tu prends pour des dieux le commerce,
l'argent, la vie. Mais c'est encore Dieu qui te permet de les avoir, ces
choses... Pourquoi alors es-tu entré au Temple ?"
"Par curiosité. Sur le chemin, en sortant d'une maison où j'avais
négocié des marchandises, j'ai vu un groupe d'hommes qui te vénéraient et il
m'est revenu à la mémoire une conversation que j'avais entendue à Ascalon
chez une femme qui fabriquait des tapis. J'ai demandé qui tu étais parce que
j'avais soupçonné que tu étais celui dont la femme m'avait parlé. Et l'ayant
appris, je suis venu derrière Toi. J'avais fini mes affaires pour ce
jour-là... Puis je t'ai perdu de vue. À Jéricho, je t'ai revu mais seulement
un moment. Aujourd'hui, je t'ai retrouvé... Voilà..."
"Voici donc que Dieu unit et entrecroise nos routes. Moi, je n'ai pas de
dons à t'offrir pour te remercier de ta bonté. Mais avant de te quitter,
j'espère te faire un don, à moins que tu ne m'abandonnes auparavant."
"Non, je ne le ferai pas ! Alexandre
Misace ne se
retire pas quand il s'est offert ! Voici : derrière ce tournant
commence le pays. Je vais en avant. Nous nous reverrons à l'hôtellerie"
et il éperonne sa monture et part presque au galop sur le bord de la route.
"C'est un homme honnête et malheureux, mon Fils" dit Marie.
"Et tu le voudrais heureux selon la Sagesse, n'est-ce pas ?"
Ils Se sourient doucement dans les premières ombres du soir.
...Dans la longue soirée d'octobre, réunis tous dans une vaste pièce de
l'hôtellerie, les voyageurs attendent l'heure du coucher. Dans un coin, tout
seul, le marchand est occupé à ses comptes. Dans le coin en face, Jésus avec
tous les siens. Il n'y a pas d'autres hôtes. Des écuries arrivent des
braiments, des hennissements et des bêlements. Cela laisse supposer qu'il y a
à l'hôtellerie d'autres personnes, mais peut-être sont-elles déjà au lit.
Margziam s'est endormi dans les bras de la Madone, oubliant du coup qu'il est
"un homme". Pierre sommeille et il n'est pas le seul. Même les
bavardes femmes âgées sont à moitié endormies et se taisent. Sont bien
éveillés Jésus, Marie, les sœurs
de Lazare, Sintica, Simon le Zélote, Jean et Jude.
Sintica est en train de fouiller dans le sac de Jean d'Endor comme pour y
chercher quelque chose. Mais ensuite elle préfère venir près des autres et
écouter Jude d'Alphée qui parle des conséquences de l'exil de Babylone et dit
en finissant : "...peut-être cet homme en est-il encore une
conséquence. Tout exil est une ruine..."
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427> Sintica fait un
signe involontaire de la tête, mais elle ne dit rien et Jude d'Alphée
termine : "Pourtant il est étrange que quelqu'un puisse se
dépouiller de ce qui est le trésor de siècles entiers pour devenir
entièrement nouveau, surtout en ces choses de religion, et d'une religion
telle que la nôtre..."
Jésus répond : "Tu ne dois pas t'étonner en voyant Samarie au sein
d'Israël"
Un silence... Les yeux sombres de Sintica regardent fixement le profil serein
de Jésus. Elle le regarde avec intensité, mais elle ne parle pas. Jésus sent
ce regard et se tourne pour la regarder.
"Tu n'as rien trouvé à ton goût ?"
"Non, Seigneur. Je suis arrivée au point de ne savoir plus concilier le
passé avec le présent, les idées d'auparavant avec celles de maintenant. Et
il me semble que c'est pour ainsi dire une trahison, car mes anciennes idées
m'ont vraiment aidée à avoir celles de maintenant. Ton apôtre parlait bien...
Cependant ma ruine est une heureuse ruine."
"Qu'est-ce qui est en ruines pour toi ?"
"Toute la foi dans l'Olympe païen, Seigneur. Et pourtant je suis un peu
troublée, parce qu'en lisant votre Écriture - Jean me l'a donnée et je la lis
parce que sans connaissance il n'y a pas de possession - j'ai trouvé qu'il y
a même dans votre histoire... des commencements, dirai-je, il y a des faits
qui ne sont pas très différents des nôtres. Maintenant, je voudrais
savoir..."
"Je t'ai dit : demande et je répondrai."
"Est-ce que tout est erreur dans la religion des dieux ?"
"Oui, femme. Il n'y a qu’un Dieu qui ne provient pas d'autres dieux, qui
n'est pas soumis aux passions ni aux besoins humains, un Dieu Unique,
Éternel, Parfait, Créateur."
"Moi, je le crois. Mais je veux pouvoir
répondre non pas sous une forme qui n'admet pas la discussion, mais sous une
forme qui discute pour convaincre, pour répondre aux questions que d'autres
païens pourraient me poser. Moi, par moi-même et grâce à ce Dieu bienfaisant
et paternel, je me suis donnée des réponses informes mais suffisantes pour
donner la paix à mon esprit. Mais j'avais la volonté d'arriver à la Vérité.
D'autres la chercheront avec moins d'angoisse que moi, et pourtant tous
devraient désirer cette recherche. Je n'ai pas l'intention de rester inerte
auprès des âmes. Ce que j'ai eu, je voudrais le donner. Pour donner, je dois
savoir. Permets-moi de savoir et je te servirai au nom de l'amour.
Aujourd'hui, en route, pendant que je contemplais les montagnes, et certains
aspects me ramenaient vivantes à la mémoire les chaînes de l'Hellade et
l'histoire de la Patrie, par association d'idées se présentaient à moi le
mythe de Prométhée,
celui de Deucalion...
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428> Vous avez vous
aussi quelque chose de semblable dans le foudroiement de Lucifer, dans l'infusion
de la vie dans l'argile et dans le déluge de Noé. Légères concomitances, mais
qui sont pourtant un souvenir... Maintenant, dis-moi : comment
avons-nous pu les connaître s'il n'y a pas eu de contacts entre nous et vous,
si vous les avez eues certainement avant nous, et nous aussi les avons eues,
et s'il n'y a pas moyen de remonter à leur origine ? Nous sommes dans
l'ignorance maintenant, pour tant de choses. Comment alors, il y a des
millénaires, avons-nous eu des légendes qui rappellent vos vérités ?"
"Femme, moins que d'autres tu devrais me le demander. Tu as lu en effet
des œuvres qui pourraient par elles seules répondre à ta question. Toi,
aujourd'hui, par associations d'idées, tu es passée du souvenir de tes
montagnes natales au souvenir des mythes natals et à leur comparaison.
N'est-ce pas ? Pourquoi cela ?"
"Parce que ma pensée en se réveillant, s'est souvenue."
"Très bien. Même les âmes des plus anciens qui ont donné une religion à
ta terre se sont souvenues. Confusément comme peut le faire quelqu'un qui
est, imparfait, séparé de la religion révélée. Mais elles se sont toujours
souvenues. Dans le monde il y a beaucoup de religions. Eh bien, si nous
avions ici, en un tableau net, toutes leurs particularités, nous verrions
qu'il y a comme un fil d'or perdu dans l'abondante boue, un fil qui a des
nœuds où sont renfermées des parcelles de la Vérité vraie."
"Mais ne venons-nous pas tous d'un même cep ? Tu le dis. Alors,
pourquoi les anciens des anciens venant du cep originel n'ont-ils pas su
apporter avec eux la Vérité ? N'est-ce pas une injustice de les en avoir
privés ?"
"Tu as lu la Genèse, n'est-ce
pas ? Qu'as-tu trouvé ? Au début un péché complexe embrassant les
trois états de l'homme : matière, pensée et esprit.
Ensuite un fratricide, puis
un double homicide pour contrebalancer l’œuvre d'Hénoch de garder la lumière
dans les cœurs, puis
la corruption par union sensuelle des fils de Dieu avec les filles du sang. Et
malgré la purification du déluge et la
réfection de la race à partir d'une semence bonne, non pas à partir de
pierres comme le disent vos mythes, ni à partir du vol du feu vital par une
œuvre humaine, mais
par infusion du Feu vital par l’œuvre de Dieu, s'était animée la première
argile modelée par Dieu à son image et à forme humaine,
voilà de nouveau le ferment de l'orgueil, l'outrage à Dieu : "Nous
atteignons le ciel"
et la malédiction divine : "Qu'ils soient dispersés et ne se
comprennent plus"...
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429> Et le cep unique,
comme l'eau qui en heurtant un rocher se divise en ruisseaux qui ne se
réunissent plus, voilà qu'il se divisa, la race devint des races. L'Humanité,
mise en fuite par son péché et par punition divine, voilà qu'elle se disperse
et ne se réunit plus, emportant avec elle la confusion que l'orgueil avait
créée. Mais les âmes se souviennent : Quelque chose reste en elles
toujours, et les plus vertueuses et les plus sages entrevoient une lumière
bien que faible dans les ténèbres des mythes : la lumière de la Vérité.
C'est ce souvenir de la Lumière vue avant la vie qui remue en elles des
vérités où se trouvent les bribes de la Vérité révélée. M'as-tu
compris ?"
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