| Vision du jeudi 24
  août 1944. 25>
   4.1 - Je revois la maison de Joachim et d’Anne. Rien n’a changé à l’intérieur, si ce n’est une multitude de
  branchages en fleurs disposés çà et là dans des amphores et qui proviennent
  certainement de la taille des arbres du jardin, tout en fleurs. C’est une
  nuée de bouquets dont la couleur varie du blanc neige au rouge de certains
  coraux. 
 Le travail d’Anne, lui aussi, est différent. Sur un métier plus petit que
  l’autre, elle tisse de belles toiles de lin et chante, en marquant de son
  pied le rythme du chant. Elle chante et sourit… À qui ? À elle-même, à
  quelque chose qu’elle voit à l’intérieur d’elle. Son cantique est lent et
  pourtant joyeux. Je l’ai écrit à part pour le suivre, car elle le répète
  plusieurs fois en y trouvant une sorte de béatitude. Elle le chante avec
  toujours plus de force et d’assurance, comme si elle en avait trouvé le
  rythme dans son cœur. Elle commence par le murmurer en sourdine puis, plus
  assurée, elle le chante sur un ton plus haut et plus rapidement. Je le
  retranscris parce qu’il est si doux dans sa simplicité…
 
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 26> «Gloire
  au Seigneur tout-puissant qui a aimé la descendance de David. Gloire au
  Seigneur !
 Du ciel, sa suprême grâce m’a visitée.
 Une nouvelle branche a jailli du vieil arbre, et j’en suis heureuse.
 Pour la fête des Lumières, l’espérance a jeté sa semence ;
 L’air embaumé du mois de Nisan la voit germer.
 Ma chair au printemps ressemble à l’amandier en fleurs.
 Au soir de sa vie, elle sent qu’elle porte son fruit.
 Cette branche porte une rose, un fruit des plus doux,
 Une étoile qui scintille, une jeune vie innocente.
 C’est la joie de la maison, de l’époux et de l’épouse.
 Louange à Dieu, à mon Seigneur, qui a eu pitié de moi.
 Sa lumière me l’a annoncé : "Une étoile viendra vers toi."
 Gloire, gloire ! C’est à toi qu’appartiendra le fruit de cette plante,
 Le premier et le dernier, saint et pur comme un don du Seigneur.
 C’est à toi qu’il appartiendra ; que la joie et la paix viennent sur terre
  par lui.
 Vole, ma navette. Ton fil tisse la toile de l’enfant.
 Il va naître ! C’est vers Dieu, qu’avec allégresse, s’élève le chant de mon
  cœur.»
 
 
 
  4.2 - Joachim entre au moment
  où elle va répéter son chant pour la quatrième fois. 
 «Tu es heureuse, Anne ? On dirait que tu es un oiseau qui annonce le
  printemps. Qu’est-ce donc que ce cantique ? Je ne l’ai jamais entendu de
  personne. D’où vient-il ?
 
 – De mon cœur, Joachim.»
 
 Anne s’est levée et se dirige vers son époux, tout sourire. Elle paraît plus
  jeune et plus belle.
 
 «Je ne te savais pas poète», dit son mari en la regardant avec une évidente
  admiration.
 
 On ne croirait pas deux vieux époux. On lit dans leur regard une tendresse de
  jeunes mariés.
 
 «Je viens du fond du jardin parce que je t’ai entendue chanter. Cela fait des
  années que je n’avais plus entendu ta voix de tourterelle amoureuse. Veux-tu
  me répéter ce cantique ?
 
 – Je te l’aurais répété même si tu ne me l’avais pas demandé. Les fils
  d’Israël ont toujours confié au chant les cris les plus vrais de leurs
  espérances, de leurs joies, de leurs peines. Moi, j’ai confié au chant le
  soin de me dire et de te dire une grande joie. Oui, de me la redire à moi aussi, car c’est une si grande
  chose que, bien que j’en sois désormais certaine, cela me paraît encore
  irréel…»
 
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 27> Elle
  reprend son cantique mais, arrivée à ce passage : “Cette branche porte une
  rose, un fruit des plus doux, une étoile…”, sa voix vibrante de contralto
  devient tremblante puis se brise. Avec un sanglot de joie, elle regarde
  Joachim et, levant les bras, elle s’écrie :
 
 «Je suis mère, mon bien-aimé !»
 
 Et elle se réfugie sur son cœur, entre les bras qu’il lui tend et qu’il
  resserre maintenant autour de son heureuse épouse. Ils s’embrassent de la
  façon la plus chaste et la plus heureuse que j’aie jamais vue depuis que je
  suis au monde. C’est une étreinte à la fois pudique et ardente dans sa
  chasteté.
 
 Puis vient ce doux reproche à travers les cheveux grisonnants d’Anne :
 
 «Et tu ne me le disais pas ?
 
 – C’est que je voulais en être sûre. À mon âge… me savoir mère… Je ne pouvais
  vraiment pas le croire… et je ne voulais pas te causer une déception plus
  amère que tout. C’est depuis la fin de décembre que je sens un renouveau à
  l’intérieur de moi et la poussée, comme je le dis, d’un nouveau rameau. Mais
  maintenant, c’est sûr, ce rameau porte un fruit… Tu vois ? Ce linge est
  déjà pour celui qui va arriver.
 
 – N’est-ce pas le lin que tu as acheté à Jérusalem en octobre ?
 
 – Si. Je l’ai filé dans l’attente et l’espoir.
 
 
  4.3 - J’espérais : le
  dernier jour, pendant que je priais au Temple, le plus près possible de la
  maison de Dieu qu’il soit permis à une femme, il se faisait tard… tu te
  souviens que j’ai dit : “Encore, encore un peu.” Je ne pouvais
  m’arracher à ce lieu sans avoir obtenu cette grâce ! Eh bien, dans
  l’ombre qui descendait déjà de l’intérieur du lieu sacré, vers lequel mon âme
  se sentais fortement attirée pour y arracher un “oui” du Dieu qui y est
  présent, j’ai vu jaillir une lumière, une merveilleuse étincelle de lumière.
  Claire et douce comme la lumière de la lune, elle renfermait pourtant l’éclat
  de toutes les perles et joyaux de la terre. On aurait dit qu’une des étoiles
  précieuses du Voile, ces étoiles placées sous les pieds des chérubins, se détachait et prenait la splendeur d’une lumière
  surnaturelle… J’avais l’impression qu’un feu partait de derrière le Voile
  sacré, de la Gloire même, qu’il venait rapidement sur moi et que, en
  traversant l’air, il chantait d’une voix céleste : “Que t’arrive ce que tu as
  demandé !” 
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 28> C’est
  pour cela que je chante : “Une étoile viendra vers toi”. Quel enfant sera
  donc le nôtre, pour se manifester ainsi comme la lumière d’une étoile dans le Temple et dire : “Je suis” pendant la fête des Lumières ? Aurais-tu vu juste en voyant
  en moi une nouvelle Anne d’Elqana ?
 
 
  4.4 - Comment
  l’appellerons-nous, notre enfant que je sens doucement me parler en mon sein
  par les battements de son petit cœur, comme le murmure d’un ruisseau, comme
  une tourterelle que l’on tient au creux de la main ? 
 – Si c’est un garçon, nous l’appellerons Samuel. Si c’est une fille, Étoile. Notre étoile, le mot qui a terminé ton cantique pour me
  donner la joie de me savoir père, et la forme qu’elle a prise pour se
  manifester dans l’ombre sacré du Temple.
 
 – Étoile, notre étoile. Je ne sais pas, mais je pense, je pense que ce sera
  une fille. Il me semble que des caresses aussi douces ne peuvent venir que
  d’une très douce petite fille. Car je ne la porte pas, je n’en éprouve aucune
  souffrance. C’est elle qui me porte sur un sentier d’azur et de fleurs, comme
  si j’étais soutenue par les anges et que la terre était déjà loin… J’ai
  toujours entendu les femmes dire que concevoir et porter un enfant était
  douloureux. Mais moi, je ne souffre pas. Je me sens forte, jeune, fraîche
  plus que lorsque je t’ai donné ma virginité à l’époque lointaine de ma
  jeunesse. Fille de Dieu – car cet enfant éclos sur un tronc desséché
  appartient plus à Dieu qu’à nous –, elle ne cause aucune peine à sa maman.
  Elle ne lui apporte que paix et bénédiction, c’est-à-dire les fruits de Dieu,
  son véritable Père.
 
 – Alors nous l’appellerons Marie. Étoile de notre mer, perle, bonheur. C’est
  le nom de la première grande femme d’Israël. Mais celle-ci n’offensera jamais le Seigneur. C’est à lui seul qu’elle adressera son cantique, car elle lui
  est offerte comme une hostie avant même de naître.
 
 – Elle lui est offerte, oui. Garçon ou fille, lorsque notre enfant aura fait
  notre joie pendant trois ans, nous l’offrirons au Seigneur. Ainsi serons
  nous, nous aussi, des hosties avec elle, pour la gloire de Dieu.»
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