Le jeudi 11 octobre
1945.
32/33> 299.1 - Le lac
de Tibériade n'est qu'une nappe grise. Il semble du mercure embué, pesant
comme il est dans la bonace qui permet tout juste un semblant de flot fatigué
qui n'arrive pas à faire de l'écume et s'arrête et s'immobilise après avoir
marqué un léger mouvement, en prenant sur toute son étendue une teinte
uniforme sous un ciel sans splendeur.
Pierre et André sont autour de leur barque, Jacques et Jean près de la leur. Ils
préparent le départ sur la petite plage de Bethsaïde. Odeur d'herbes et de
terroir saturé d'eau, légères brumes sur les étendues herbeuses vers
Corozaïn, tristesse de novembre sur toutes choses.
299.2 - Jésus
sort de la maison de Pierre, tenant par la main les petits Matthias et Marie que la main de Porphyrée a revêtus avec un soin maternel en remplaçant le petit
vêtement de Marie par un de Marziam. Mais Matthias est trop petit pour profiter de la même
faveur et il tremble encore dans sa tunique déteinte de coton, si bien que
Porphyrée, prise de pitié, revient à la maison et en sort avec un morceau de
couverture dont elle enveloppe le petit comme si la couverture était un
manteau. Jésus la remercie pendant qu'elle s'agenouille en prenant congé et
se retire après un dernier baiser aux deux orphelins.
"Pour avoir des enfants, elle aurait bien encore pris
ceux-ci" commente Pierre qui avait observé la scène et à son tour il se penche
pour offrir aux deux petits un morceau de pain et miel, qu'il tenait en
réserve sous un banc de la barque. Cela fait rire André qui lui dit :
"Et toi non, hein ? Tu as même volé le miel à ta femme pour donner
un peu de joie à ces deux enfants."
"Volé ! Volé ! Le miel est à moi !"
"Oui, mais ma belle-sœur en est jalouse parce que c'est celui de
Marziam. Et toi, qui le sais, tu as pénétré, cette nuit, déchaussé comme un
voleur, dans la cuisine pour en prendre de quoi garnir ce pain. Je t'ai vu,
frère, et j'ai ri, parce que tu regardais tout autour comme un enfant qui
craint les claques maternelles."
"Espion de malheur" dit en riant Pierre qui embrasse son frère qui,
à son tour, l'embrasse en disant : "Mon frère chéri."
Jésus observe et sourit ouvertement se trouvant entre les deux enfants qui
dévorent leur pain.
299.3 - De
l'intérieur de Bethsaïde arrivent les huit autres apôtres. Peut-être
étaient-ils les hôtes de Philippe et de Barthélemy.
"Vite !" crie Pierre et il prend en une seule brassée les deux
petits pour les porter dans la barque sans qu'ils trempent leurs pieds nus.
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34> "Vous n'avez pas peur, n'est-ce pas ?"
demande-t-il pendant qu'il patauge dans l'eau avec ses jambes courtes et
robustes, nu jusqu'à une bonne palme au-dessus du genou.
"Non, seigneur" dit la petite en se serrant convulsivement au cou
de Pierre et en fermant les yeux quand il la met dans la barque qui se
balance sous le poids de Jésus, qui y monte à son tour. Le petit plus
courageux ou plus ébahi, ne parle même pas. Jésus s'assoit en attirant à Lui
les deux petits et en les couvrant de son manteau qui semble une aile étendue
pour protéger deux poussins.
Six dans une barque, six dans l'autre, tout le monde est embarqué. Pierre
enlève la planche qui sert pour embarquer. D'un vigoureux coup de pied il
pousse la barque loin du bord et y saute en enjambant le bord. Jacques
l'imite pour sa barque. La poussée donnée par Pierre a fait balancer la
barque, et la petite gémit en disant : "Maman !" et en
cachant son visage sur la poitrine de Jésus elle saisit ses genoux. Mais
désormais la marche est douce bien que fatigante pour Pierre, André et le
garçon qui doivent ramer avec Philippe qui fait le quatrième rameur. La voile
pend flasque dans la bonace lourde et humide et ne sert à rien. Il leur faut
avancer à force de rames.
"Une belle promenade !" crie Pierre à ceux de la barque
jumelle où l'Iscariote fait le quatrième rameur avec un coup de rame parfait
dont Pierre le félicite.
"Force, Simon !" répond Jacques. "Force ou nous te
dépassons. Judas est fort comme un galérien. Bravo, Judas !"
"Oui, nous te ferons chef de chiourme" confirme Pierre qui rame pour deux. Et il rit en
disant :
"Pourtant à Simon de Jonas on ne lui enlève pas la première place. À
vingt ans, j'étais déjà chef de rameurs dans les compétitions entre
différents pays."
Et allègrement il donne le rythme à sa chiourme :
"Oh !... hisse ! Oh !... hisse !"
Les voix se répandent dans le silence du lac, désert à cette heure matinale.
299.4 - Les
enfants prennent de la hardiesse. Toujours sous le manteau, ils sortent leurs
visages émaciés de chaque côté du Maître qui les tient embrassés et ils
esquissent un sourire. Ils s'intéressent au travail des rameurs, Ils
échangent des commentaires.
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35> "On dirait
qu'on avance sur un char sans roues" dit le petit.
"Non, sur un char au-dessus des nuages. Regarde ! On dirait que
l'on marche au-dessus du ciel. Voilà, voilà que nous montons sur un
nuage !" dit Marie en voyant la barque enfoncer sa pointe dans un
endroit qui reflète un nuage cotonneux. Et elle esquisse un sourire.
Mais le soleil dissipe la brume et, bien que ce soit un pâle soleil de
novembre, les nuages deviennent dorés et le lac en donne un reflet brillant.
"Oh ! c'est beau ! Maintenant nous marchons sur le feu.
Oh ! que c'est beau ! que c'est beau !"
Et l'enfant bat des mains. Mais la fillette se tait et puis éclate en
sanglots. Tout le monde lui demande pourquoi ces pleurs. Au milieu des
sanglots, elle explique :
"Maman disait une poésie, un psaume, je ne sais, pour nous garder bons
pour que nous puissions encore prier avec tant de chagrin... et elle disait
cette poésie d'un Paradis qui sera comme un lac de lumière, d'un doux feu où
il n'y aura que Dieu et la joie et où iront tous ceux qui sont bons... après que sera venu le Sauveur... Ce lac d'or m'en a
fait souvenir... Maman !"
Matthias pleure aussi et tous compatissent.
299.5 - Mais
voilà que s'élève, au-dessus du murmure de voix variées et au-dessus de la
lamentation des deux orphelins, la douce voix de Jésus.
"Ne pleurez pas, votre maman vous a conduits vers Moi et elle est ici
avec vous, pendant que je vous porte chez une mère qui n'a pas d'enfants.
Elle sera si contente d'avoir deux braves enfants à la place du sien qui se
trouve là où est votre maman. Car elle aussi a pleuré, vous savez ? Son
petit est mort comme votre maman est morte..."
"Oh ! Alors nous irons chez elle et son petit ira chez notre
maman !" dit Marie.
"C'est tout à fait cela et vous serez tous heureux."
"Comment est-elle cette femme ? Que fait-elle ? Est-elle
paysanne ? A-t-elle un bon maître ?"
Les petits montrent de l'intérêt.
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36> "Elle n'est pas paysanne, mais elle a un jardin
plein de roses et elle est bonne comme un ange. Elle a un bon mari. Lui aussi
vous aimera bien."
"Tu crois, Maître ?" demande Matthieu un peu incrédule.
"J'en suis certain, et vous vous en persuaderez. Il y a quelque temps Kouza voulait Marziam pour
en faire un chevalier."
"Ah ! pour cela, non !" crie Pierre.
"Marziam sera un chevalier du Christ. Seulement cela, Simon. Sois
tranquille."
Le lac redevient gris. Il s'élève un vent léger qui plisse le lac. La voile
se tend, la barque file en vibrant. Mais les enfants ne rêvent qu'à leur
nouvelle maman au point qu'ils n'éprouvent plus de peur.
299.6 - On passe
Magdala avec ses maisons blanches dans la verdure. On passe la campagne entre
Magdala et Tibériade. Voilà les premières maisons de Tibériade.
"Où, Maître ?"
"Au petit port de Kouza."
Pierre vire et donne des ordres au mousse. La voile est descendue pendant que
la barque accoste au petit port et puis y entre, en s'arrêtant au petit môle,
suivi de l'autre barque. Elles sont à côté l'une de l'autre comme deux
canetons fatigués. Tout le monde descend, et Jean court en avant pour avertir
les jardiniers.
Les petits se serrent timidement à Jésus, et Marie demande en soupirant et en
tirant le vêtement de Jésus :
"Mais sera-t-elle vraiment bonne ?"
Jean revient :
"Maître, un serviteur est en train d'ouvrir la grille. Jeanne est déjà
levée."
"C'est bien. Attendez tous ici. Je vais devant."
Et Jésus se met seul en marche. Les autres le regardent
aller en faisant des commentaires plus ou moins favorables au sujet de ce que
tente Jésus. Les doutes et les critiques ne manquent pas. Mais de l'endroit
où ils sont, ils ne voient que Kouza, qui est accouru et qui s'incline
jusqu'à terre sur le seuil de la grille et puis entre dans le jardin à la
gauche de Jésus. Après, ils ne voient plus rien.
299.7 - Mais
moi, je vois. Je vois Jésus qui avance lentement à côté de Kouza qui montre
toute sa joie de l'avoir comme hôte :
"Ma Jeanne en sera très heureuse. Moi aussi. Elle va toujours mieux.
Elle m'a parlé du voyage. Quel triomphe, mon Seigneur !"
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37> "Tu ne t'en es pas chagriné ?"
"Jeanne est heureuse, je suis heureux de l’avoir ainsi. Je pouvais ne
l'avoir plus depuis des mois, Seigneur."
"Tu pouvais... et Moi, je te l'ai rendue. Sache en être reconnaissant à
Dieu."
Kouza le regarde interdit... puis il murmure :
"Un reproche, Seigneur ?"
"Non, un conseil. Sois bon, Kouza."
"Maître, je suis serviteur d'Hérode..."
"Je le sais. Mais ton âme n'est servante de personne hors Dieu, si tu le
veux."
"C'est vrai, Seigneur, je me corrigerai. Parfois je suis pris par le
respect humain..."
"L'aurais-tu eu l'an dernier quand tu voulais sauver Jeanne ?"
"Oh ! non. Au risque de perdre tout honneur, je me serais adressé à
celui dont j'avais pensé qu'il pouvait la sauver."
"Fais autant polir ton âme. Elle est plus précieuse encore que Jeanne.
299.8 - La voilà
qui vient."
Ils hâtent le pas vers elle qui accourt à leur rencontre.
"Mon Maître ! Je n'espérais pas te revoir si tôt. Quelle bonté te
conduit chez ta disciple !"
"Un besoin, Jeanne."
"Un besoin ? Lequel ? Parle et si nous le pouvons, nous
t'aiderons" disent ensemble les deux époux.
"J'ai trouvé hier soir sur une route déserte deux pauvres enfants... un
garçonnet et une fillette... Nu-pieds, affamés, déchirés, seuls... et je les
ai vus chassés comme des loups, par un homme au cœur de loup. Ils mouraient
de faim... À cet homme j'ai donné le
bien-être, l'an dernier. Et lui a refusé un pain à deux orphelins. Car ce
sont des orphelins. Orphelins et sur les chemins du monde cruel. Cet homme
aura sa punition. Voulez-vous avoir ma bénédiction ? Je vous tends la
main, Mendiant d'amour, pour les orphelins sans maison, sans vêtements, sans
nourriture, sans amour. Voulez-vous m'aider ?"
"Mais, Maître, tu le demandes ? Dis ce que tu veux, tout ce que tu
veux, dis tout !..." dit
Kouza impétueusement.
Et Jeanne ne parle pas, mais les mains serrées sur le cœur, une larme sur ses
longs cils, un sourire de désir sur ses lèvres rouges, elle attend et parle
plus que si elle parlait.
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38> Jésus la regarde et sourit :
"Je voudrais que ces petits aient une mère, un père, une maison. Et que
la mère eût le nom de Jeanne..."
Il n'a pas le temps de finir que le cri de Jeanne est comme celui de
quelqu'un qui sort de prison, alors qu'elle se prosterne pour baiser les
pieds de son Seigneur.
"Et toi, Kouza, qu'en dis-tu ? Accueilles-tu en mon nom ces enfants
que j'aime, chers, oh ! beaucoup plus chers que des joyaux à mon
cœur ?"
"Maître, où sont-ils ? Conduis-moi vers eux et, sur mon honneur, je
te jure que du moment où je poserai ma main sur leur tête innocente, je les
aimerai en vrai père, en ton nom."
"Venez, alors. Je savais bien que je ne viendrais pas pour rien. Venez.
Ils sont grossiers, effrayés, mais bons. Fiez-vous à Moi qui y lis les cœurs
et l'avenir. Ils donneront paix et union à votre union, non pas tant
maintenant mais dans l'avenir. Dans leur amour, vous retrouverez votre amour.
Leurs innocents embrassements seront le meilleur ciment pour votre maison
d'époux. Et le Ciel sera sur vous bienveillant, miséricordieux toujours pour
votre charité. Ils sont à l'extérieur de la grille. Nous venons de
Bethsaïde..."
Jeanne n'écoute plus. Elle court en avant, prise du désir ardent de caresser
les enfants.
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