Le samedi 21 septembre 1946.
530> 498.1 – "Mais tu veux vraiment
aller par cette route ? Cela ne me paraît pas prudent pour plusieurs
raisons..." objecte l'Iscariote.
"Lesquelles ? Ne sont-ils pas peut-être venus à Moi, jusqu'à Capharnaüm, des hommes de ces
villages pour chercher le salut et la sagesse ? Ne sont-ils pas eux aussi des
créatures de Dieu ?"
"Oui... Mais... Il n'est pas prudent pour Toi d'aller trop près de
Machéronte...
C'est un endroit funeste aux ennemis d'Hérode."
"Machéronte est loin, et je n'ai pas le temps d'aller jusque-là. Je
voudrais aller jusqu'à Pétra, et au-delà... Mais je n'arriverai qu'à moitié
route et moins encore. De toute façon, allons..."
"Joseph t'a conseillé..."
"De rester sur des routes surveillées. Celle-ci est justement la route d'au-delà
du Jourdain sur laquelle les romains ont de fortes garnisons. Je ne suis pas
lâche, Judas, ni non plus imprudent."
"Moi, je ne m'y fierais pas. Moi, je ne m'éloignerais pas de Jérusalem.
Moi..."
"Mais laisse-le faire, le Maître. Lui est le Maître, et nous ses
disciples. Quand donc a-t-on vu que c'est au disciple de conseiller le maître
?" dit Jacques de Zébédée.
"Quand ? Il ne s'est pas passé des années que ton frère a dit au Maître
de ne pas aller à Acor, et Lui l'a écouté.
À présent, qu'il m'écoute."
"Tu es jaloux et autoritaire. Si mon frère a parlé et a été écouté,
c'est signe que sa remarque était juste et qu'il fallait l'écouter. Il
suffisait de regarder Jean
ce jour-là, pour comprendre qu'il était juste de l'écouter !"
"Oh ! avec toute sa sagesse, il n'a jamais su le défendre, et jamais il
ne saura le faire. C'est récent, au contraire, ce que j'ai fait moi en venant
à Jérusalem."
"Tu as fait ton devoir. Mon frère
aussi l'aurait fait à l'occasion, par d'autres moyens, car lui ne sait pas
mentir même pour des choses bonnes, et j'en suis heureux..."
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531> "Tu m'offenses. Tu me traites
de menteur..."
"Hé ! tu veux que je dise que tu es sincère alors que tu as menti si
habilement sans changer de couleur ?"
"Je le faisais..."
"Oui. Je le sais. Je le sais ! Pour sauver le Maître. Mais cela ne me va
pas et ne va à aucun de nous. Nous préférons la simple réponse du vieil homme.
Nous préférons nous taire et qu'on nous traite de sots, et même que l'on nous
malmène, plutôt que de mentir. On commence pour une chose bonne, et on finit
avec une chose qui ne l'est pas."
"Qui est mauvais ? Pas moi. Qui est sot ? Pas moi."
498.2 – "Cela suffit ! Tout en ayant
raison, vous finissez par avoir tort, un tort différent de celui que vous
vous reprochez, car c'est un tort contre la charité. Ce que je pense de la
sincérité, vous le savez tous, ce que j'exige pour la charité aussi. Allons.
Vos disputes me sont plus pénibles que les insultes de mes ennemis."
Et Jésus, visiblement fâché, se met à marcher rapidement, seul, par une route
qu'il n'est pas besoin d'être archéologue pour comprendre qu'elle a été
construite par les romains. Elle va vers le sud, presque toute droite à perte
de vue entre deux chaînes de montagnes assez remarquables. La route est
monotone, assombrie par les pentes boisées qui l'enserrent et empêchent de
découvrir l'horizon, mais en bon état. De temps à autre, quelque pont romain
jeté sur un torrent ou un ruisseau qui descend certainement vers le Jourdain
ou la Mer Morte. Je ne sais pas précisément car les monts m'empêchent de voir
du côté de l'occident où doivent se trouver les fleuves et la mer. Il passe
quelque caravane sur la route, caravane qui remonte peut-être de la Mer Rouge
et qui va je ne sais où, avec de nombreux chameaux et chameliers et des
marchands d'une race visiblement différente de l'hébraïque.
Jésus est toujours en avant, seul. Derrière, divisés en deux groupes, les
apôtres parlent entre eux. Les galiléens en avant, derrière les juifs avec,
en plus, André
et Jean
et les deux disciples qui se sont unis à eux. Le premier groupe essaie de
consoler Jacques,
déprimé par le sévère reproche du Maître; l'autre de persuader Judas de ne pas être toujours ainsi
obstiné et agressif.
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532> Les deux groupes sont d'accord pour
conseiller aux deux qui ont reçu des reproches d'aller trouver le Maître et
de faire la paix avec Lui.
"Moi ? Mais j'y vais tout de suite. Je sais que j'ai raison. Je connais
mes actions. Ce n'est pas moi qui ai fait des insinuations malveillantes, et
j'y vais" dit l'Iscariote.
Il est hardi, je dirais effronté. Il accélère le pas pour rejoindre Jésus. Je
me demande une fois de plus si pendant ces jours il était déjà disposé à
trahir et s'il conspirait déjà avec les ennemis du Christ...
Jacques, au contraire, qui au fond est le moins coupable, est si abattu
d'avoir peiné le Maître qu'il n'a pas le courage d'aller en avant. Il le
regarde, son Maître, qui maintenant parle avec Judas... Il le regarde, et le
désir de s'entendre pardonner se manifeste vivement sur son visage. Mais son
amour lui-même, sincère, constant, fort, lui fait paraître impardonnable son
méfait.
498.3 – Maintenant les deux groupes se
sont réunis, et même Simon le Zélote,
André, Thomas et Jacques
disent :
"Mais, allons ! Si tu ne le connaissais pas ! Il t'a déjà pardonné
!"
Et avec beaucoup de finesse de jugement, Barthélemy,
âgé et sage, dit à Jacques en lui mettant la main sur l'épaule :
"Moi, je te le dis : c'est pour ne pas susciter d'autres tempêtes qu'il
a fait impartialement des reproches à vous deux, mais son cœur s'adressait
seulement à Judas."
"C'est bien cela, Barthélemy ! Mon Frère s'épuise à supporter cet homme
dont il s'obstine à vouloir le repentir et il se fatigue à chercher à le
faire paraître... comme l'un de nous. Lui est le Maître, et moi... je suis
moi... Mais si j'étais Lui, oh ! l'homme de Kérioth ne serait pas avec nous
!" dit le Thaddée,
avec des éclairs dans ses yeux très beaux qui rappellent ceux du Christ.
"Tu crois ? Tu soupçonnes ? Quoi ?" disent plusieurs.
"Rien. Rien de précis. Mais cet homme ne me plaît pas."
"Il ne t'a jamais plu, frère. C'est une répulsion irraisonnée car elle
s'est produite à la première rencontre, tu me l'as avoué. C'est contraire à
l'amour. Tu devrais la vaincre ne serait-ce que pour faire plaisir à
Jésus" dit Jacques d'Alphée, calme et persuasif.
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533> 498.4 – "Tu as raison, mais... je
n'y arrive pas. Viens, Jacques, allons ensemble trouver mon Frère"
Et Jude d'Alphée prend résolument le bras de Jacques de Zébédée et l'entraîne
avec lui.
Judas les entend venir et il se retourne, et puis il dit quelque chose à
Jésus. Jésus s'arrête et les attend. Judas, l'œil malicieux, observe l'apôtre
mortifié.
"Excuse-moi. Écarte-toi un peu. J'ai besoin de parler à mon Frère"
dit le Thaddée. La phrase est polie, mais le ton en est très sec.
L'Iscariote a un petit rire, puis en haussant les épaules, il revient sur ses pas pour se réunir à ses compagnons.
"Jésus, nous sommes pécheurs..." dit Jude Thaddée.
"C'est moi qui suis pécheur, pas toi" murmure Jacques la tête
basse.
"Nous sommes pécheurs, Jacques, car ce que tu as fait, moi je l'ai
pensé, je l'ai approuvé, je l'ai dans le cœur. Je suis donc, moi aussi, dans
le péché. Car il sort de mon cœur le jugement envers Judas, pour contaminer
ma charité... Jésus, tu ne dis rien à tes disciples qui reconnaissent leur
péché ?"
"Que dois-je dire que vous ne sachiez déjà ? Allez-vous peut-être
changer à l'égard de votre compagnon à cause de mes paroles ?"
"Non. Pas plus que lui ne change pour celles que tu lui dis" Lui
répond franchement pour lui et pour les autres son cousin.
"Laisse faire, Jude, laisse faire ! C'est moi qui suis fautif. C'est de
moi qu'il est question, et je dois m'occuper de moi, pas des autres. Maître,
ne sois pas fâché avec moi..."
498.5 – "Jacques, je voudrais de
toi, de tous, une chose. J'ai tant de douleur pour tant d'incompréhensions
que je rencontre... pourtant de résistances obstinées. Vous le voyez... pour
un lieu qui me donne de la joie, il y en a trois qui me la refusent et me
chassent comme un malfaiteur. Mais cette compréhension, cette adhésion que
les autres ne me donnent pas, je voudrais l'avoir au moins de vous. Que le
monde ne m'aime pas, que je me sente étouffé par toute cette haine, cette
antipathie, cette inimitié, ces soupçons, qui m'entourent, par les vilenies
de toutes espèces, les égoïsmes, par tout ce que mon amour infini pour
l'homme me fait seul supporter, c'est pénible. Mais je le souffre encore et
le supporte. Je suis venu pour souffrir de cela de la part de ceux qui
haïssent le Salut.
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534> Mais vous ! Non, cela je ne le
supporte pas ! Cela, que vous n'êtes pas capables de vous aimer entre vous et
par conséquent de me comprendre. Cela, que vous n'adhériez pas à mon esprit
en vous efforçant de faire ce que Moi, je fais.
Croyez-vous, pouvez-vous croire, vous tous,
que je ne vois pas les erreurs de Judas, que j'ignore quelque chose de lui ?
Oh ! persuadez-vous qu'il n'en est pas ainsi. Mais si j'avais voulu des
hommes parfaits dans leur esprit, j'aurais fait incarner des anges et je m'en
serais entouré. J'aurais pu le faire. Cela aurait-il été un vrai bien ? Non.
De me part cela aurait été égoïsme et mépris. J'aurais évité la douleur qui
me vient de vos imperfections, et j'aurais méprisé les hommes créés par le
Père et qu'il a aimés au point de m'envoyer les sauver. Et de la part de
l'homme, cela aurait été nuisible pour l'avenir. Une
fois ma mission finie, quand je serais remonté au Ciel avec mes anges, que
serait-il resté qui puisse continuer ma mission, et qui ? Quel homme
aurait pu s'efforcer de faire ce que je dis, s'il n'y avait qu'un Dieu et des
anges pour donner l'exemple d'une vie nouvelle, réglée par l'esprit ? Il a
été nécessaire que je revête une chair
pour persuader l'homme qu'en le voulant, l'homme peut être chaste et saint à
tous points de vue. Et il a été nécessaire que je prenne des hommes, ainsi,
qui par leur esprit répondraient à l'appel de mon esprit, sans regarder s'ils
étaient riches ou pauvres, doctes ou ignorants, citadins ou paysans. Que je
les prenne comme je les trouvais, et que ma volonté et la leur, les
transforme lentement en maîtres des autres hommes.
L'homme peut croire à l'homme, à l'homme
qu'il voit. Il est difficile à l'homme, tombé si bas, de croire à un Dieu
qu'il ne voit pas. Les foudres sur le Sinaï n'étaient pas encore terminées
que déjà au pied de la montagne l'idolâtrie surgissait... Moïse n'était pas
encore mort, lui, dont on ne pouvait regarder le visage, que déjà on péchait
contre la Loi. Mais quand vous, transformés en
maîtres, serez comme un exemple, comme un témoignage, comme un levain parmi
les hommes, les hommes ne pourront plus dire : "Ce sont des dieux
descendus parmi les hommes, et nous ne pouvons pas les imiter". Ils
devront dire : "Ce sont des hommes comme nous. Certainement ils ont les
mêmes instincts et les mêmes penchants que nous, les mêmes réactions, et
cependant ils savent résister à leurs penchants et à leurs instincts, et
avoir des réactions bien différentes de nos réactions brutales". Et ils
se persuaderont que l'homme peut se diviniser, pourvu seulement qu'il veuille
entrer dans les voies de Dieu.
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534> Observez les gentils (=païens) et les
idolâtres. Tout leur Olympe, toutes leurs idoles les rendent-ils peut-être
meilleurs ? Non. Car s'ils sont incrédules, ils disent que c'est une
fable ; et s'ils sont croyants, ils pensent : "Ce sont des dieux,
et moi, je suis un homme" et ils ne s'efforcent pas de les imiter. Vous,
cherchez donc à devenir d'autres Moi-même, et n'ayez pas de hâte. L'homme
évolue lentement de l'état d'animal raisonnable à celui d'être spirituel.
Ayez de l'indulgence les uns pour les autres ! Personne, à part Dieu, n'est parfait.
498.6 – Et maintenant tout est passé,
n'est-ce pas ? Transformez-vous par une ferme volonté en imitant Simon de
Jonas qui, en moins d'un an, a fait des pas de géant. Et pourtant... qui
parmi vous était plus homme que Simon avec tous les défauts d'une humanité
très matérielle ?"
"C'est vrai, Jésus. Je ne cesse pas d'étudier cet homme. Il fait mon
admiration" avoue le Thaddée.
"Oui. Je suis avec lui depuis
l'enfance. Je le connais comme s'il était mon frère, mais j'ai en face de moi
un Simon nouveau. Je t'avoue que quand tu as dit qu'il était notre chef, moi, et je ne suis
pas le seul, je suis resté perplexe. Il me paraissait le moins indiqué de
tous. Simon par rapport à l'autre Simon et à Nathanaël ! Simon par rapport à
mon frère et à tes frères ! Surtout par rapport à ces cinq ! Cela me semblait
vraiment une erreur... A présent, je dis que tu avais raison."
"Et vous ne voyez que la surface de Simon ! Mais Moi, j'en vois le fond.
Pour être parfait il a encore beaucoup à faire et à souffrir. Mais je
voudrais en tous sa bonne volonté, sa simplicité, son humilité et son
amour..."
Jésus regarde devant Lui. Il semble voir je ne sais quoi. Il est absorbé dans
une de ses pensées et sourit à ce qu'il voit. Puis il abaisse les yeux sur
Jacques et il lui sourit.
"Alors... Je suis pardonné ?!"
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